1974-2005 : l’AMIANTE à mort – 1ère partie
1974-2005 : l’AMIANTE à mort – 1ère partie
Au coeur d’une alerte sanitaire de 30 ans
(dans un établissement public recevant un public nombreux)
par Alain-Claude Galtié
.
- Non respect du contrat d’embauche,
- Refus de l’information,
- Déni de compétence,
- Désinformation et mensonges,
- Manoeuvres de déstabilisation,
- Intimidations,
- Relégation,
- Blocages de carrières,
- Pressions psychologiques,
- Calomnies,
- Menaces,
- Procès et plaidoiries diffamatoires…
Les joies du travail consciencieux, en somme !
sommaire
- L’alerte, révélateur de tous les dysfonctionnements
- La minimisation des compétences du « petit personnel » est une nouvelle nuisance
- Sitôt l’épée du lanceur d’alerte au fourreau, les actes irresponsables reprennent de plus belle
- La mauvaise foi érigée en méthode de « management«
- Vingt ans après… et quelques années
- De l’origine des dysfonctionnements, des pollutions, des accidents… et du blocage de l’information
- Infos complémentaires
Quelques-unes des perles collectées au cours de cette alerte amiante :
Le secrétaire du Comité d’Entreprise s’attribue le mérite des analyses et des travaux. Il affirme : « il n’y a toujours aucun danger d’aucune sorte dans notre bâtiment relatif aux revêtements d’amiante« .
1 mois plus tard, les analyses prouvent une « contamination anormalement élevée (…) dans l’air du premier grenier technique et à moindre niveau dans le second« . Comme le disaient les techniciens de l’entreprise que nul ne voulait croire.
Des consignes ont été données pour m’exclure du CHSCT. En 25 ans, je n’en serai plus jamais membre. Je dois donc détenir le record de la plus brève participation : 1 réunion.
L’adjointe de la direction pour le bâtiment et les équipements conclut l’échange par « Il faut bien mourir de quelque chose ». 6 ans plus tard, elle décédera d’un cancer.
Mis en présence des plaquettes d’amiante, pour toute réaction, le responsable du bâtiment et de la sécurité casse une plaquette d’amiante, la porte à ses narines, renifle et déclare : « C’est pas de l’amiante ».
Le chef de notre service technique plaide le déblocage de nos carrières (donc de la mienne) auprès de la directrice générale, une énarque de haut vol promise à de plus hautes responsabilités encore, toujours dans « la Culture » (!). Elle explose : « Quoi ? Galtié, ce chien !« .
Nous proposons de participer à la conservation des œuvres d’art nombreuses dans l’établissement, mais délaissées voire exposées dans de très mauvaises conditions. (…) le directeur, un pur haut fonctionnaire sorti provisoirement de la Cour des Comptes, ne relève pas, reste quelque temps les yeux dans le vague, puis nous propose de devenir « régisseurs » chargés de superviser la « gestion » des poubelles (…).
etc.
« Un dossier surdocumenté sur la conscience du danger« ,
Maître Sylvie Topaloff, avocate spécialisée dans les affaires de l’amiante, devant la Cour d’Appel de Nanterre. « Durant toute ma carrière, je n’avais encore jamais vu une information aussi claire des responsables et un dossier aussi complet, cela sur 30 ans !« .
.
C’était en 1974 dans un escalier du siège de la société Saint-Gobain. Je parlais d’amiante avec un collègue et lui disais combien c’est dangereux. Un inconnu intervint : « Faut pas parler comme ça ! C’est faux. Ce sont des racontars de journalistes. Je suis ingénieur chez ISOVER et je peux vous dire que l’amiante est sans danger.«
Lui montant en costard-cravate, nous descendant en bleus de travail. Il avait vraiment l’air d’y croire.
J’évoquais rapidement le cas de Jussieu et des industries de l’amiante, les informations concordantes qui parlaient de fibroses et de cancers… Il s’accrochait à sa propagande. En guise d’au-revoir, je lançais : « Vous n’allez pas tarder à avoir d’autres informations et, malheureusement, ça va faire des victimes !« .
29 juin 1977
« L’utilisation de l’amiante ou de produits contenant de l’amiante est interdite pour la réalisation de revêtements, par flocage, sur toutes les parois, éléments et accessoires des bâtiments d’habitation.
Au sens du présent arrêté, le flocage est défini comme une application, sur un support quelconque, de fibres, éventuellement accompagnées d’un liant, pour constituer un revêtement qui présente un aspect superficiel fibreux, velouté ou duveteux.«
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000855359
L’interdiction des flocages ne concerne que leur réalisation, l’activité la plus polluante qui soit avec ce matériau. Très puissant, infiltré dans l’appareil d’Etat, la plupart des syndicats et des partis, l’université, les médias aussi, le lobby a empêché l’interdiction totale qui n’interviendra que 20 ans plus tard, après d’innombrables nouvelles contaminations avec les flocages existants en délitement constant, les fibrociments, les textiles, les peintures, etc.
Plusieurs de mes collègues mourront d’avoir été contaminés pendant cette période (dans un établissement qui n’appartenait pas, et de loin, à l’industrie de l’amiante).
Le temps de cette alerte amiante, si j’ose l’augmenter de l’action éclairante d’Henri Pézerat depuis 1973 (et j’ose), correspond largement à une autre alerte, surtout dans sa phase descendante. Les deux alertes sont complémentaires : il s’agit de bien commun et de survie. Elles appartiennent au même mouvement et, parfois, elles mettent en scène les mêmes personnages. C’est l’alerte écologiste. Elles se ressemblent aussi dans le résultat de leur action : toutes deux ont été vaincues par l’inconscience et les regroupements d’intérêts nuisibles.
L’alerte, révélateur de tous les dysfonctionnements
A chaque fois que le boudin du bas d’un grand rideau pare-feu s’écrasait au sol, il crachait une curieuse poussière blanche. Surtout d’un côté, cela faisait comme de la neige. Il y avait aussi ces toiles épaisses couvrant les lumières trop proches des tentures inflammables. Et les flocages mous, tout là-haut, dans les greniers techniques occupés par une partie des équipements du conditionnement d’air. A coup sûr, de l’amiante, de l’amiante et encore de l’amiante !
J’en parlai aux collègues. L’amiante, ah oui, les toiles, oui elles sont bien en amiante. Pourquoi ?
J’en parlai en réunion technique. De l’amiante ? Ah.
J’en parlai aux délégués au Comité d’Entreprise. « Rassure-toi« , me dit-on, « il n’y a aucun problème, toutes les mesures de sécurité sont prises« . Réponse automatique quel que soit le problème exposé : ils ne connaissaient strictement rien à l’amiante.
J’en parlai au représentant du syndicat. « De l’amiante ? Tu as bien fait de m’en parler. Je vais m’en occuper. Fais-moi confiance« .
J’avais appris l’amiante en formation professionnelle. C’était un volet de la formation à la sécurité des métiers du froid et du conditionnement d’air car nous rencontrions souvent l’amiante sur nos lieux de travail. Je l’avais rencontré aussi à la Faculté de Jussieu en voulant me préparer au développement de l’énergie solaire à l’époque où celle-ci semblait en plein essor (1). Là, l’alerte avait été lancée en 1973, sinon avant. Entre autres, Henri Pézerat et Jean Grisel avaient fait un énorme travail, et l’information était passée dans les médias, grands et petits (2).
Dès 1977, je suis donc parti en quête de documentation. L’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) m’en donna assez pour convaincre n’importe qui – croyais-je. Je fis des stages dans sa bibliothèque et l’on me fit des photocopies. Puis je communiquai les documents aux collègues, délégués syndicaux, commission hygiène et sécurité du CE, service médical, directeur du bâtiment à la direction, etc.
Par exemple :
- « Pouvoir cancérogène des amiantes et des matériaux fibreux », note INRS n° 1036-85-76).
- « Amiante et environnement : risque possible de cancer pour la population générale ? », La Revue du Praticien du 11 juin 1976.
- Les pages 23 à 25 du rapport annuel du Conseil supérieur de l’hygiène publique de France 1976 : « Le problème de la pollution par l’amiante ».
- « Risques liés à l’inhalation de fibres minérales synthétiques » (Note INRS du 1er trimestre 1977, n° 1045-86-77).
- « Les potentialités cancérogènes des matériaux minéraux fibreux : synthèse des données actuellement disponibles », étude INRS n° 324/RE d’octobre 1977 (92 pages).
- « La pollution par l’amiante », article paru dans la revue La Recherche n° 89 de mai 1978.
Mais, hors mes collègues familiers des questions de qualité de l’air, la plupart resteront sans réaction.
Ce travail de recherche et d’information correspondait entièrement à mon métier, à mon expérience professionnelle et à la définition de ma fonction la plus importante (assurer le confort et la santé), mais l’établissement refusera toujours de reconnaître le caractère professionnel de l’action contre l’amiante. Bien au contraire, cette seule action d’information de mes premiers mois dans l’entreprise me rendra suspect aux yeux de la direction, des délégués du personnel, des syndicats…
.
.
1978
J’avais été engagé pour piloter une importante installation de conditionnement d’air de la toute dernière génération. Alors, elle était seule de sa conception et elle allait inspirer toutes celles qui allaient suivre. Avec deux autres, embauchés en même temps pour la même fonction*, nous formions une équipe tout à fait nouvelle dans l’établissement.
* mais pas sur les mêmes critères ni avec les mêmes compétences (ce qui posera maints problèmes, mais l’origine m’en sera toujours dissimulée)
Une année était écoulée depuis mon engagement. Ma période d’essai aussi. Une période d’essai de 1 an. Je fus titularisé… mais maintenu au niveau de la période d’essai, tout un groupe d’emplois au-dessous de l’échelon de base de mon emploi ! Question de budget me dit-on. Il faudra attendre le prochain budget, dans 1 an. « Mais, je te garantis que tu n’y perdras rien » (mon chef de service). Cependant, malgré le handicap de ce « budget épuisé« , des collègues vont progresser en cours d’année. L’un d’eux franchira même tout un groupe !
Rapport du Comité d’Entreprise où l’alerte portée par les techniciens du conditionnement d’air est commentée en attribuant son inspiration à… des articles de presse ou des émissions de télévision ! Pas à la compétence du métier, bien sûr. Le reste est à l’avenant.
Ce témoignage involontaire rappelle qu’à l’époque il y avait encore des articles et des émissions sur la nocivité de l’amiante. Il n’y en aura bientôt plus. Plus du tout !
D’une manière générale, nos compétences – nouvelles dans ce milieu – suscitent plus que de la méfiance. Maintes fois, des années durant, nous sera signifiée notre non-appartenance à la tribu : « Vous, vous n’êtes pas d’la maison !« .
.
.
1979
Deux ans après l’engagement, je suis enfin mis au niveau conventionnel de mon emploi, mais avec, déjà, un retard d’un échelon. L’empêchement budgétaire n’est plus invoqué comme une explication et aucune compensation n’a été envisagée pour les différences salariales sur toute une année.
Et l’amiante ? Aucun progrès. Plus d’une année de bla-bla-bla sans l’ombre d’une évolution. Nul ne voulait bouger. La plupart n’en percevaient pas la nécessité. Beaucoup pensaient que j’exagérais et que je voulais me distinguer.
Alors, je suis retourné à Jussieu.
J’avais fait des prélèvements dans les différents endroits suspects. Quelques pincées dans des flacons que j’apportai à l’intersyndicale de la faculté de Jussieu qui menait la lutte contre l’amiante depuis le début de ces années 70. Ils m’orientèrent vers Henri Pézerat, le responsable du Laboratoire de Chimie des Solides. Celui-ci me reçut en compagnie de Joëlle Guignard. Je ne pouvais pas rencontrer plus compétents (note 2).
Les résultats d’analyse confirmèrent mes craintes. Je les communiquai à la commission Hygiène et Sécurité du CE en précisant qu’ils pourraient s’adresser au LEPI (Laboratoire des Particules Inhalées de la Mairie de Paris) pour confirmation. Et tout devint très compliqué.
La direction fit faire une autre analyse, mais par le Laboratoire de la Chambre Syndicale des Professionnels de l’Amiante (LHCF) ! Pour comble, celui-ci ne disposait pas de la microscopie électronique indispensable. Et – comme c’est bizarre – plusieurs des espaces les plus pollués était oubliés.
Les résultats d’analyse confirmèrent la présence des amiantes amosite et chrysotile dans les parties techniques. Aussitôt, les élus du CE s’empressèrent de minimiser le risque et d’affirmer : « les autres lieux ne présentent aucun danger…« , bien sûr en taisant l’oubli des plus grands volumes du bâtiment, des lieux spectaculaires où se rencontrent les gens de la maison et les très nombreux visiteurs.
22 mars : J’écris à la commission Hygiène et Sécurité du CE pour contester la technique de microscopie optique employée par le laboratoire. Information sur la véritable qualité de ce laboratoire et mise en garde contre d’éventuels travaux bâclés.
Heureusement, le contrôleur de sécurité de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie de l’Ile de France (Nouailhas), qui allait superviser l’affaire durant plusieurs années, obligera la direction à changer les bourrelets dégradés du rideau de fer et de la porte du magasin.
27 mars : Devis présenté par une société de désamiantage pour une intervention dans les locaux du conditionnement d’air : fixation du flocage mou et enduit au plâtre sur le flocage des poutrelles dans les greniers techniques. A propos de l’un des lieux les plus contaminés (flocage instable exposé aux vibrations et aux courants d’air de la climatisation), il est précisé que l’enduit ne sera appliqué qu’aux « endroits où le revêtement existant est dégradé« . Déjà du bricolage grossier pour donner le change !
Ni le CE ni la Direction ne réagissent.
A l’occasion d’une fermeture de trois jours, l’entreprise de désamiantage intervient sur une partie des flocages mous des locaux du conditionnement d’air (1/3 du total). Uniquement dans les lieux de passage. Tout le reste est laissé en l’état, c’est à dire pulvérulent. Le niveau de pollution n’en sera guère changé ! Pire encore, le chantier a été réalisé sans confinement. Aucune mesure de protection n’a été respectée ; cela avec des projections sous pression sur un flocage mou ! Il y a donc eu production d’un important pic de pollution avec migration dans les locaux voisins. Et bien au-delà. Tout le monde en a profité.
En août 1979, la société T. intervient pour « réparation du bourrelet du rideau de fer » et la société S.F.H. (Sté Française d’Hygiène) restaure l’enduit amianté de protection d’un autre équipement tout aussi important.
.
1980
Les bourrelets d’amiante seront changés en avril 1980.
12 septembre : Devis détaillé de la société T. pour la fourniture et la pose du « boudin d’amiante sous rideau de fer« , également du « boudin d’amiante sous porte du magasin« .
La « réparation » programmée en août avait dû se révéler insuffisante vu la dégradation des matériels.
16 octobre : Nouveau devis de la société T. Celui-ci corrige le précédent au sujet du travail nécessaire sur la porte coupe-feu du magasin.
J’apprendrai beaucoup plus tard qu’à cette période, dans les ateliers de construction, des plaques d’amiante étaient encore découpées à la scie mécanique, sans même une aspiration et une filtration des poussières. Ces plaques auraient été utilisées plusieurs fois. D’autres plaques ont été installées dans une salle sous un praticable. Le menuisier G M qui avait effectué ce travail mourra durant l’été 2005 d’un mésothéliome.
.
.
1981
Le changement de majorité politique fait espérer une évolution favorable dans beaucoup de domaines, dont l’amiante et quelques autres polluants majeurs imposés par les lobbies…
.
.
1982
Un proche de la direction, également syndicaliste de l’encadrement, vient spécialement me trouver pour me mettre en garde « Ils ont peur de toi ! Tu dois faire attention« .
Peur ?! Peur de quoi ?
‘Ils croient que tu veux prendre leurs places. Quand tu parles de l’amiante, ils pensent que tu veux te faire valoir« .
Je ne veux prendre aucune place. Je fais ce qui doit être fait dans l’intérêt de tous !
« Oui, mais eux, ils ne comprennent pas ça et ils vont te faire tout ce qu’ils peuvent pour te mettre des bâtons dans les roues ! »
Décembre 1982
Novembre/décembre : Dans le cadre de la section syndicale CFDT, nouvelle information sur les pollutions par l’amiante, leurs conséquences et les risques. Réalisation et distribution aux délégués de tous les services d’un document d’information de 6 pages : (« Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’amiante« ). Il est accompagné d’une lettre demandant à la Direction et au Comité d’Entreprise que cesse l’utilisation de produits à base d’amiante et que tous les flocages soient protégés.
Aussitôt, le secrétaire du CE, s’attribue le mérite des analyses et des travaux. Il affirme : « il n’y a toujours aucun danger d’aucune sorte dans notre bâtiment relatif aux revêtements d’amiante« .
Éberlué, je découvre que la compétence professionnelle pour laquelle j’ai été sélectionné semble n’avoir plus d’importance.
o
la réaction du Comité d’Entreprise par une « note d’information » du 23 décembre 1982
.
.
1983
Un affichage au tableau syndical
En janvier 1983, la direction commande des analyses d’air et de matériaux au LEPI, le laboratoire recommandé par Henri Pézerat 3 ans auparavant.
24 janvier : Les analyses prouvent une « contamination anormalement élevée (…) dans l’air du premier grenier technique et à moindre niveau dans le second« . Comme le disaient les techniciens.
Les travaux n’interviendront que 21 mois plus tard… 21 mois de contamination sans aucune mesure de protection.
De nouveaux travaux de protection sont annoncés dans les locaux du conditionnement d’air. Les toiles d’amiante seront remplacées, etc.
Sur le conseil d’Henri Pézerat, les toiles d’amiante sont changées contre un textile de fibres de silice amorphe.
Dans la foulée des lois Auroux, avec ma section syndicale (j’étais secrétaire), je demande la création d’un CHSCT : Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail.
Le 7 octobre 1983, sans aucune information préalable, le Comité d’Entreprise désigne les membres du CHSCT (Comité d’Hygiène, de sécurité et des Conditions de Travail). Surprise : je fais partie du nombre sans même avoir été consulté.
Le 17 novembre se tient la première réunion du premier CHSCT. J’y viens avec l’envie de faire progresser les dossiers en sommeil, en particulier la protection contre les pollutions d’amiante et la prévention. Tout est repoussé à plus tard avec une belle unanimité par les autres délégués, y compris les délégués syndicaux, et la direction.
Au sortir de la réunion, je surprends un petit échange entre deux délégués poids lourds de la CGT : « Avec lui, on va pas rigoler tous les jours !« . Ce sont des collègues qui, chaque jour, sont exposés à l’amiante depuis 10 ou 15 ans. Un de leurs collègues est déjà mort en quelques mois d’un cancer du poumon. Ils viennent de bénéficier de plusieurs chantiers réduisant beaucoup la pollution de leur espace de travail. Mais ils semblent n’avoir encore rien compris.
Le soir même, la direction annule la désignation du CHSCT. Les syndicats ne protestent pas (et pour cause !). Ni les délégués du personnel.
17 jours après, les délégués au CE, les délégués du personnel et leurs suppléants sont convoqués par la direction et les syndicats pour désigner un nouveau CHSCT. Je me présente sans illusion sur le but de la manoeuvre et son résultat : il n’y a aucune volonté d’amélioration parce que, malgré la diffusion de l’information et même l’intervention des professionnels de l’amiante, la conscience des risques n’a pas progressé. En effet, les résultats du vote sont limpides : les autres sont reconduits et je suis exclu. Des consignes ont été données et fidèlement suivies par la majeure partie des délégués. La direction n’en était pas la seule instigatrice. Le délégué syndical CGT qui, six ans auparavant m’avait assuré de son soutien : « De l’amiante ? Tu as bien fait de m’en parler. Je vais m’en occuper. Fais-moi confiance« , y a joué le rôle principal en faisant le tour des délégués. Des délégués incapables de reconnaître leur intérêt, car la soumission à l’autorité, car la peur de l’autre, peur du gugusse qui perturbe le ronronnement insouciant, peur qui surpasse de très loin celle d’une menace sanitaire lointaine et brumeuse. Les autres ? Les collègues, mes collègues ? Je suis le seul à réagir. Devant mon indignation, il n’y a que des yeux arrondis par l’incompréhension.
En 25 ans, je ne serai plus jamais membre du CHSCT. Je dois donc détenir le record de la plus brève participation : 1 réunion.
Pour comble, une future victime de l’amiante, à laquelle j’apporterai mon aide pour obtenir la reconnaissance et un dédommagement (!) par le FIVA, est poussée à se présenter et est élue. Au CHSCT, elle se contentera de faire de la figuration. Comme la plupart des autres. Atteinte à son tour, elle n’aura aucun souvenir des avertissements et de l’action.
La minimisation des compétences du « petit personnel » est une nouvelle nuisance
La secrétaire médicale gicle de l’ascenseur comme un commando. Elle fulmine : « Ces petits personnels, ça se croit tout permis !« . « Petits personnels« … L’appellation est commune dans cet endroit. Elle rassemble dans la même masse indistincte la majeure partie des personnes qui font tourner l’entreprise. La secrétaire médicale a été contaminée par le discours de la direction et de quelques autres privilégiés de l’établissement. Elle se l’est appropriée sans conscience de faire partie de ces « petits personnels« .
L’adjointe de la direction pour le bâtiment et les équipements qui avait suivi les travaux au cours desquels l’amiante était rentré en force dans l’établissement m’invite à un premier entretien – après cinq ans d’information diffusée et de demandes de travaux. Elle demande pourquoi j’insiste pour réduire les pollutions d’amiante… « Je ne vous comprends pas. Vous avez peur de mourir ? » Elle conclut l’échange par « Il faut bien mourir de quelque chose ». En effet, elle allait mourir cinq ans plus tard d’un « cancer généralisé » foudroyant (selon la version officielle, mais peut-être était-ce un cancer de l’amiante…).
.
.
1984
Le 23 avril 1984, : une année après l’annonce de travaux de protection, rien n’est encore entrepris. Les techniciens du conditionnement d’air, quotidiennement exposés à la pollution des locaux techniques, écrivent à la Direction et au CE pour annoncer le recours au droit de retrait de la situation dangereuse, cela jusqu’à réalisation des travaux nécessaires (Code du Travail, loi n° 82-1097, article L.231-8 ; article L.231-8-1).
lettre annonçant que les techniciens exercent leur droit de retrait de la situation dangereuse
avril 1984
Suite au rappel des techniciens, en mai, se tient une réunion extraordinaire du CHSCT (ce CHSCT dont je viens d’être exclu). Bien entendu, mes collègues et moi en sommes encore écartés : nous ne sommes ni élus ni cadres et, bien que nous soyons les premiers concernés et les mieux informés de la situation, ni les uns ni les autres n’entendent nous donner la parole. Heureusement, le représentant de la CRAMIF*, Monsieur Nouailhas, souligne la nécessité de travaux importants et fait des recommandations relatives à leur conduite, aux résultats et aux mesures de prévention applicables aux techniciens du conditionnement d’air : « contrôle médical spécial (application du décret du 17 août 1977)« .
* Nous apprendrons beaucoup plus tard que, comme plusieurs autres intervenants, il était aussi membre du Comité Permanent Amiante (CPA) qui a maintenu une censure de quinze ans tout en faisant la propagande d’un prétendu « usage contrôlé » qui réduirait les risques à presque rien (3). Les uns et les autres suivaient attentivement ce que nous faisions et disions depuis 5 ou 6 ans. C’est donc grâce aux interventions de membres du lobby de l’amiante que l’alerte avait été suivie d’effet. Dès le départ, ils avaient dit à une direction incrédule que je ne racontais pas n’importe quoi (« Il a raison« ) et appuyé la demande de travaux. C’est dire si la pollution était importante ! Sans ces interventions, ni la direction, ni le personnel et pas davantage les délégués syndicaux n’auraient bougé. Ils auraient continué à nous accuser de fantasmer et d’intriguer. Cette situation paradoxale n’est pas exceptionnelle : assez souvent, c’est parmi les spécialistes de la partie adverse que le lanceur d’alerte trouve un peu de compréhension, rarement chez ceux qui auraient tout intérêt à se mobiliser !
La recommandation de suivi médical ne sera observée qu’une seule fois, en 1984. En dépit des réclamations, les techniciens exposés au polluant ne bénéficieront de cet examen qu’en 2005, après la mort de leur plus jeune collègue.
Le lundi 28 octobre 1984, une entreprise spécialiste de l’amiante débute les travaux. Il s’agit d’imprégner et de fixer les flocages mous en pulvérisant un fixateur sur l’amiante et dans la totalité du volume pollué (encapsulage). Or, l’entreprise ne réalise aucune des mesures de sécurité indispensables : confinement et mise en dépression de l’espace du chantier, sas d’accès, décontamination, etc. Exactement comme la même société avait procédé en 1980 !
Le jeudi 31 octobre, j’informe le Chef Electricien et particulièrement un cadre membre du CHSCT des conditions anormales du chantier. Sans aucun effet.
Le vendredi 1er novembre : Je préviens les responsables techniques que je me retirerais des locaux si les travaux ne sont pas exécutés correctement (isolation complète et sas d’accès).
Le lundi 4 novembre : Nouvelle mise en garde aux responsables techniques.
Mardi 5 novembre : le responsable du conditionnement d’air contacte la responsable du Bâtiment et des Equipements, adjointe de la Direction. Celle-ci dit avoir informé le chef de chantier de désamiantage qui réagit à peine.
Le mercredi 6 novembre 1984, les mesures prises par la société de désamiantage sont toujours extrêmement insuffisantes. Sans aucun rapport avec les obligations du métier. Dûment informés par les techniciens du conditionnement d’air, les responsables de l’entreprise de désamiantage comme les responsables de l’établissement négligent de prendre en considération la mise en surpression de la zone de désamiantage lors du fonctionnement des centrales de ventilation ! Alors, mes collègues et moi arrêtons le travail pour danger particulier (Code du Travail, loi n° 82-1097, article L.231-8 ; article L.231-8-1). Il s’agit du 2ème exercice du droit de retrait en deux ans.
Alors que nos appels et nos avertissements restaient lettre morte et que personne ne nous prenait au sérieux depuis plus d’une semaine, tout à coup, c’est le branle-bas de combat dans toute la direction. En un clin d’oeil, une réunion est improvisée avec la direction au grand complet. J’accepte d’assurer la continuité du service, mais à la condition que la CRAMIF intervienne dès le lendemain matin. Cependant, je refuse de mettre en service les soufflages du conditionnement d’air qui mettraient en surpression le chantier non protégé.
Le lendemain, le jeudi 7 novembre, après avoir constaté l’absence des mesures de protection nécessaires à la conduite d’un tel chantier, le représentant de la CRAMIF (toujours Nouailhas, lui-même membre du CPA, le Comité Permanent Amiante) réprimande les responsables de la société de désamiantage (que, d’après ses propos et leur attitude, il connaît parfaitement). Il impose « des méthodes de travail rigoureuses » et exige que le chantier soit mené à son terme. Mais n’est-ce pas une scénette jouée spécialement pour mes collègues et moi ? En tout cas, le confinement du chantier est enfin réalisé avec mise en dépression et sas de décontamination.
Mais quelle pics de pollution avions-nous atteints entre-temps ?
Nous venions à nouveau d’avoir une illustration du sérieux de « l’usage contrôlé » chanté sur tous les tons par le CPA et les représentants de l’État.
Exactement 10 ans plus tard, en 1994, à l’occasion d’une expertise préalable à un nouveau chantier de désamiantage, Messieurs Nouailhas et Guy Dufour (ex-directeur du LEPI) reviendrons nous voir. Ils nous confieront qu’en 1984 l’entreprise chargée des travaux n’était pas entièrement responsable de la mise en œuvre du chantier en dépit du bon sens. Seul un travail très superficiel lui avait été commandé par l’établissement et le ministère de tutelle. C’est pour cela que tous ces gens de la direction avaient négligé de nous écouter pendant plus d’une semaine, mettant délibérément en danger tout le personnel ! Incroyablement, comme en 1979, ils croyaient pouvoir nous donner le change, alors que nous étions mobilisés sur le sujet depuis plus de 6 ans. En dépit des démonstrations, ils prenaient toujours leurs propres techniciens pour des neuneus. Aveuglement de la mentalité hiérarchique… Ces gens-là ne savent pas. Rien d’anormal : ils ne peuvent tout connaître. Mais ils ne font pas confiance – ou pire – aux personnels sélectionnés pour leur compétence par le cabinet d’ingénierie qui supervise toutes les installations techniques ! Par contre, ils font automatiquement confiance aux hiérarchies de l’extérieur, même à celles qui ont quelque chose à vendre. Mieux encore, les personnels de direction ne discutent pas en interne et prennent leurs décisions catastrophiques en secret. De la sorte, l’intérêt de l’entreprise et le bien commun en sont fragilisés. Nous aurons maintes fois l’occasion de le vérifier.
Lors de la rencontre de 1994, Nouailhas et Dufour préciseront que c’est seulement grâce à l’arrêt de travail des techniciens du conditionnement d’air, lequel a entraîné l’intervention de la CRAMIF (et du CPA, lequel sera dissout l’année suivante), que le cours du chantier a été fondamentalement changé. Venant de membres du CPA évoquant le rôle premier du ministère, c’est en quelque sorte une confirmation officielle que le changement politique du début des années 1980 n’avait vraiment rien fait évoluer sur cette question majeure de santé publique.
La dernière personne de la direction qui avait supervisé les grands travaux et l’installation de l’amiante est, à son tour, atteinte par un cancer du poumon à la veille de prendre sa retraite (un rapport avec l’amiante ?). Sa disparition ne facilitera en rien l’alerte et la prévention. Au contraire, les techniciens engagés pour conduire les nouveaux équipements seront de plus en plus déconsidérés par les technocrates qui suivront. Remarquable : tous auront en commun une absence des compétences adaptées à l’entreprise, à ses techniques et à sa production, et une parfaite incompréhension de l’amiante associée à une indifférence totale. Ceci complété par un refus croissant d’écouter ceux qui savent, Ingénieur Conseil et personnels, donnera des résultats étonnants.
Après toutes ces péripéties et les consignes données par la CRAMIF, l’attitude de la direction, qui cependant changeait souvent de personnel, n’évoluera pas. Même des collègues négligeront complètement les précautions élémentaires vis à vis de l’amiante et n’hésiteront pas à nuire aux techniciens du conditionnement d’air.
Les soucis de l’amiante ne sont pas les seuls de cette période. D’autres contrariétés professionnelles entretiennent un climat pénible. Inquiétudes, tension, exaspérations, insomnies, fatigue… Difficile de ne pas craquer ! Je suis à la limite. A bloc. Sport, kinésithérapie, respirations diaphragmatiques, musique, djembé et congas, caisson d’isolation sensorielle (tanking)… et lithium, tout est bon pour éviter la crise aiguë.
1985
Le chef de service nous informe que le directeur général envisage la progression des techniciens du conditionnement d’air dans le collège des cadres, conformément aux contrat d’embauche. La budgétisation est demandée à la tutelle.
1986
Juillet, changement complet de direction.
La budgétisation demandée pour les techniciens, par la direction précédente, est attribuée ; bien entendu sans que les principaux intéressés le sachent. Détail : la budgétisation des postes n’est pas nominative.
1987
1er janvier 1987, la budgétisation est détournée pour être attribuée à une autre équipe de 4 techniciens du même service. Ni vu ni connu entre vieux copains : les uns passés dans l’encadrement et disant la messe auprès d’une nouvelle direction ignorante, les autres trop heureux de spolier les nouveaux techniciens engagés.
A aucun moment depuis le changement de direction, en dépit de maintes demandes, les techniciens du conditionnement d’air ne réussiront à rencontrer un représentant de la nouvelle direction. L’encadrement faisait obstacle en prétendant qu’il faisait tout son possible pour représenter notre intérêt. Direction, encadrement, syndicats, délégués du personnel, tout le monde se détournait. Commence une période d’abandon complet. La récompense, au moins en France, des efforts au service du bien commun. Car… ces collègues qui ont profité de la budgétisation qui nous était destinée avaient déjà bénéficié de notre action contre la pollution. Et cela n’était que le début de l’histoire.
Bien entendu, cela n’est que beaucoup plus tard, en collectant les informations pour faire reconnaître le blocage de carrière que des confidences imprudentes nous permettront de découvrir l’étrange concordance entre la disparition de la budgétisation attendue, pour nous, et l’apparition miraculeuse d’une budgétisation non demandée, pour nos chers collègues.
Dès le début, cet épisode nous renseigne sur le niveau de désolidarisation (et de duplicité !) des autres personnels à notre endroit, y compris dans notre propre service : « Vous, vous n’êtes pas d’la maison !« . En définitive, cela sert à la non-application des quelques mesures de sécurité et de prévention prescrites par la réglementation et rappelées par la CRAMIF, donc au maintien de la pollution.
Sitôt l’épée du lanceur d’alerte au fourreau, les actes irresponsables reprennent de plus belle
Entre 1985 et 1990, plusieurs travaux sont réalisés discrètement dans les locaux techniques du conditionnement d’air. Immanquablement, les chantiers ont libéré une forte pollution. Cela a été fait en toute connaissance de cause, en dépit des informations diffusées, en dépit de l’affichage des consignes sur place, en contradiction avec les recommandations de la CRAMIF : « les interventions, dans les locaux où il y a présence d’amiante (travaux effectués par les employés des services techniques ou par des employés de sociétés extérieures), soient soumises à une autorisation préalable et fassent l’objet d’une très stricte procédure« .
Le constat est désespérant : ce sont des collègues techniciens qui ont fait en catimini ces travaux déplorables ! Ils se sont délibérément mis en grand danger, ainsi que leurs collègues du local technique voisin. Désormais, par les ouvertures qu’ils ont créées, tous sont pollués à chaque mise en service des souffleries du conditionnement d’air. Mes collègues et moi les mettons à nouveau en garde, mais cela ne les intéresse pas. Pas du tout ! Et la relation ne cessera de se dégrader, au point que plusieurs ne manqueront pas une occasion de nous nuire.
pendant ce temps-là… la production continue
.
.
1988
10 ans déjà ! Et toujours pas de travaux de protection à la hauteur du risque, ni la surveillance médicale pourtant recommandée par la CRAMIF. Aucune concertation. Pas de maintien de la vigilance. Rien. J’en suis presque à être gêné quand j’aborde le sujet. Je vois bien ce qu’ils pensent, toutes catégories confondues. Cela se lit sur leurs visages : « Il va nous emmerder encore longtemps avec ses obsessions ?« . Je le sais d’autant mieux que, mes collègues de la clim et moi – juste notre petite équipe – voyons défiler les ajustements et les promotions pour les autres, tandis que même les engagements du notre contrat d’embauche semblent oubliés. Maintenant nous savons que la création de notre spécialité et notre embauche n’ont jamais été acceptées par la plupart des anciens. Les quolibets à répétition nous disent assez que nous sommes encore des étrangers. Pour comble, au lieu de faciliter notre intégration du fait de la reconnaissance de son utilité, l’alerte amiante a été un facteur aggravant. Nous sommes littéralement ostracisés.
.
.
1989
En juillet, une nouvelle direction étudie les situations professionnelles de tous les salariés et découvre le blocage de carrière des techniciens du conditionnement d’air. La directrice générale s’engage personnellement à corriger cette anomalie dès janvier 1990. Elle déclare même vouloir nous attribuer une prime compensatoire en attendant.
.
.
1990
Pas de correction. Pas plus de « prime compensatoire« . Pas d’explication.
Au printemps, le directeur des ressources humaines entame une « mise à plat de la grille des emplois et des salaires« . Le blocage de la carrière des techniciens est à nouveau reconnu. Nouvelle promesse de la directrice : « vous êtes prioritaires pour les rattrapages« .
Cependant, en décembre, un premier projet de nouveau classement des emplois positionne les techniciens du conditionnement d’air 2 groupes au-dessous des autres techniciens ayant commencé leur carrière 2 catégories au-dessous du niveau de leur engagement (dans le même emploi !)… Les uns et les autres ayant connu des évolutions équivalentes de leurs postes, c’est un recul de 4 groupes d’un coup pour ceux qui se sont engagés contre l’amiante !
Le DRH a changé depuis le printemps mais, quand même, les dossiers ne peuvent avoir été perdus !
Nous protestons par lettre en faisant la démonstration d’autres anomalies comparables mettant en lumière la valeur du déclassement induit par le projet. Ainsi, un minimum de 3 groupes (environ 9 échelons, plus qu’une carrière pour la plupart), par rapport au positionnement de son ancien poste, pour un collègue parachuté dans notre équipe, ce qui lui avait pourtant valu une progression appréciable durant les années 1980 ! La direction corrige aussitôt le projet pour celui-ci et se confond en excuses, mais oppose une fin de non-recevoir aux techniciens lanceurs d’alerte. En un an et un changement de DRH, la direction a fait une volte-face complète. Les yeux dans les yeux, la directrice qui était attentive et souriante en juillet 89 va même jusqu‘à nier avec humeur avoir reconnu notre blocage de carrière et s’être engagée à le corriger ! Les témoins se taisent. En particulier celui qui vient de bénéficier de notre démonstration. Plus tard, devenu chef de service (!), il poussera l’art de la désolidarisation jusqu’à participer à une vague d’attaques en règle de la direction pour nous pousser vers une sortie précipitée.
Parallèlement, BM (le directeur du bâtiment) commence à sécher les réunions techniques. Bientôt, les techniciens se retrouvent seuls avec une secrétaire sans formation ni information pour traiter avec les représentants des entreprises et l’Ingénieur Conseil. Ceux-ci sont stupéfaits. Ils n’avaient jamais vu ça.
.
.
1991
A l’occasion de la fermeture de l’été 1991, des refroidisseurs d’air sont installés dans des ateliers, à proximité des locaux techniques toujours floqués. A mon retour, je m’aperçois que des tuyauteries ont été passées au travers du flocage. Plusieurs mètres carrés du flocage encapsulé en 1984 ont été détruits mais aucune mise en sécurité du personnel et de l’environnement n’a été observée. D’ailleurs, on voit encore au sol des débris et de la poussière du flocage arraché ! C’est consternant : les travaux ont été faits par deux entreprises qui connaissent parfaitement les lieux et l’histoire de l’amiante, sous la direction de l’architecte du lieu, de l’Ingénieur Conseil et de l’adjoint de la direction. Tous ces gens s’imaginaient-ils que ce travail scandaleux passerait inaperçu ?
Mes signalements restent lettre morte : manifestement, la prévention emmerde tout le monde.
Une prise de conscience semble impossible.
En 1991, les techniciens du conditionnement d’air écrivent plusieurs fois à la direction, provoquent une réunion avec les délégués et les représentants syndicaux. Notre chef de service plaide encore notre cause. Rien n’y fait.
A la fin de l’année, le ministère décide d’une analyse générale des emplois destinée à être « utilisée comme support de gestion« . La directrice générale nous invite à y participer et promet à nouveau : si vous êtes sages… Elle s’engage à tenir compte des résultats de l’analyse et à corriger notre situation. Mensonge encore. L’étude d’emploi ministérielle nous ayant été favorable, il n’en sera tenu aucun compte et la direction ne cessera d’en diminuer l’importance.
.
.
1992
C’est l’année du très triste Appel de Heidelberg publié à l’occasion de la Conférence de Rio sur la crise écologique planétaire. A propos de cet « appel » mémorable de « scientifiques » aveuglés ou abusés :
Loin des simagrées médiatisées, sur le terrain, rien n’évolue favorablement. L’été 1992 apporte, lui aussi, son lot de mauvais travaux et d’accroissement de la pollution par l’amiante. Dans le même local technique du conditionnement d’air, des ouvriers intérimaires (un défilé nous ont dit les gardiens), sans équipements de protection et, bien entendu, non informés du danger, arrachent les vieux détecteurs incendie inclus dans le flocage et dégagent celui-ci pour installer les nouveaux appareils. Nuages de fibrilles, bouffées inspirées… Même en une journée, même en quelques minutes, les intérimaires ont reçu une dose maximale, un pic de pollution ; plus qu’il n’en faut pour développer une maladie professionnelle, une fibrose ou l’un des jolis cancers de l’amiante – plus tard, quand plus personne ne pourra faire la relation avec ce chantier pourri. Après leur passage, des tas de flocage amianté jonchent le sol et la pollution pulvérulente, légère, a sans doute migré partout. En dépit des efforts, l’histoire se répète.
Le 11 décembre 1992, mes collègues et moi adressons une lettre à la direction, au Service Médical, au CHSCT et aux syndicats. Nous rappelons les recommandations de la CRAMIF et demandons l’intervention rapide d’une entreprise agréée pour restaurer la protection des flocages et nettoyer les locaux.
Parallèlement, arrive un nouvel équipement qui comprend des appareils d’éclairage comprenant des plaquettes d’amiante friables. Les appareils étant fréquemment manipulés, ces plaquettes se dégradent et se cassent rapidement. Les électriciens doivent donc démonter les plaquettes endommagées (ils les jettent dans les poubelles ordinaires), percer les neuves et les visser sur les appareils. Percer ! Et à sec… Même un petit percement libère une forte pollution. En dépit de l’information diffusée auprès des collègues depuis 1978, toutes ces opérations sont réalisées sans prendre la moindre précaution, pas même le port de masques P3 dont dispose le service. Un seul électricien refuse de travailler ainsi.
Enfin alertés, les techniciens du conditionnement d’air interviennent auprès des responsables du service. Sans résultat. Nous invitons le responsable du bâtiment et de la sécurité à constater par lui-même. Mis en présence des plaquettes d’amiante, pour toute réaction, il en casse une, la porte à ses narines, renifle et déclare : « C’est pas de l’amiante ».
.
.
1993
En février 1993, le contrôleur de sécurité de la CRAMIF visite les locaux pollués.
Dans son compte-rendu, il relèvera que les mesures de sécurité n’ont pas été respectées et demandera la réfection des flocages, voire leur enlèvement à l’occasion des grands travaux prévus en 1994. Il préconise des analyses d’air et l’observation des mesures préventives recommandées en 1984.
Mais, à la veille de la venue de l’inspecteur, l’adjoint de la direction au Bâtiment et à la Sécurité, celui qui prise l’amiante comme d’autres le tabac, mobilise une équipe de nettoyeurs africains sans information, sans protection, sans le matériel indispensable, pour « nettoyer » les traces les plus visibles des dégâts occasionnées au mois d’août. Il a donc été délibérément décidé de prendre le risque de disperser la pollution (usage d’aspirateurs ordinaires utilisés partout ailleurs dans le bâtiment, évacuation avec les ordures…) et d’exposer les personnels du ménage et ceux de la maison à une grave contamination. Découvrant par hasard les pauvres gens au travail, les techniciens du conditionnement d’air mettent immédiatement fin au scandale et informent à nouveau la direction et l’encadrement sur les dangers de telles pratiques.
Peu après, le chef notre service technique plaide le déblocage de nos carrières (donc de la mienne) auprès de la directrice générale, une énarque de haut vol, qui explose : « Quoi ? Galtié, ce chien !« . C’est la même délicieuse personne qui, en juillet 1989, avait reconnu toute l’anomalie de notre situation, s’était engagée à la corriger et, en attendant, à nous verser une « prime compensatoire« . Ce qu’elle niait depuis.
Le 17 mai 1993, les techniciens du conditionnement d’air écrivent à la direction, au service médical, au CHSCT, avec copies à la CRAMIF et à l’Inspection du Travail. Ils rappellent les antécédents et dénoncent le « nettoyage » des locaux techniques pollués et ses conséquences pour les personnels. Ils demandent des travaux de protection en attendant des mesures plus radicales. Réclament le « contrôle médical recommandé par l’ingénieur de la CRAM en 1984« .
Juin 1993 : après intervention du secrétaire du CHSCT, l’Inspection du Travail rappelle à la direction les règles de sécurité à respecter. L’Inspection appuie les recommandations de la CRAMIF, les demandes du CHSCT et des techniciens du conditionnement d’air.
Sur demande du CHSCT, les plaques friables manipulées par les électriciens du spectacle sont analysées par la CRAMIF. Il s’agit bien d’amiante (le sniffeur d’amiante mourra d’un cancer une dizaine d’années plus tard).
Juillet : les analyses effectuées par le LEPI (Laboratoire d’Etude des Particules Inhalées) sont positives. Les résultats excèdent le seuil des 5 fibres/litre (jusqu’à 21,8 pour l’amosite et 23 pour le chrysotile).
En octobre 1993, au cours d’une réunion du CHSCT, le médecin de l’établissement affirme qu’il « a fait le nécessaire concernant le suivi médical des personnels œuvrant dans ces locaux« .
Et le directeur général, et président du CHSCT, enchaîne : « pour les mesures de sécurité et de contrôle médical des personnes toutes les dispositions ont été prises pour limiter les risques d’exposition au maximum, et bien entendu tout ça sera maintenu« .
Et le médecin de renchérir : « Il faut relativiser les risques sans les minimiser, car le personnel n’est pas exposé continuellement à cette pollution« .
Tout est faux. Les techniciens réalisent chaque jour de nombreuses interventions dans ces locaux. Le médecin omet aussi que la pollution migre sous l’effet de la mise en surpression de ces locaux par la machinerie du conditionnement d’air. Quant au suivi médical, en 16 ans, en dépit du suivi régulier préconisé par la CRAMIF en 1984, les personnels exposés n’ont bénéficié que d’un seul examen pulmonaire attentif (justement en 1984).
Le 10 décembre 1993, j’écris à la direction, au CHSCT, aux syndicats… Rappel des faits et demandes :
- d’une solution définitive au problème des flocages,
- de la dépose et de l’évacuation des plaques friables en amiante montées sur les appareils du Malade Imaginaire,
- d’une information de tous les personnels,
- d’une politique de suivi et de prévention des risques cancérogènes.
.
.
1994
Dès le début de l’année, dans le cadre d’un grand chantier de rénovation prévu pour l’été, un appel d’offres est lancé par l’architecte en chef des Monuments Historiques. L’enlèvement complet de l’amiante est la solution retenue unanimement.
Le 10 février, messieurs Nouailhas et Guy Dufour (ex-contrôleur CRAMIF et ancien directeur du LEPI) me révèlent qu’en novembre 1984, sans l’arrêt de travail pour danger immédiat des techniciens du conditionnement d’air, nous n’aurions eu qu’un simulacre de travaux – comme en 1979 : « l’administration ne voulait faire que des travaux partiels pour vous donner le change« . Je passe sur des paroles plus explicites encore… Stupéfaction. Bien qu’ils nous aient fait sélectionner pour cela, l’encadrement et l’administration de tutelle n’avaient pas encore compris que nous étions parfaitement capables de distinguer un vrai travail d’un salopage ! Ce constat était corroboré par toutes les difficultés que nous rencontrions par ailleurs dans l’exercice de notre métier. Qu’il s’agisse d’amiante ou de gestion et de conduite des installations, ces gens n’arrivaient pas à faire la distinction. Pire, ils ne nous écoutaient pas et semblaient incapables d’apprendre. Avec tous les ingrédients d’une tragédie, ils nous jouaient la comédie depuis le début !
En fait, 10 années plus tard, nous en étions toujours au même point. Pire, peut-être
Les grands travaux sont préparés sans tenir compte des informations et suggestions, pas même de celles de l’ingénieur conseil. C’est au point que, jusqu’à une rencontre fortuite très tardive, le vendredi 5 mars 2004, le bureau d’études chargé des travaux restera dans l’ignorance complète du travail et des compétences des techniciens, et de l’existence même de l’ingénieur conseil de l’établissement.
Le temps passe sans que rien ne bouge. Curieusement, pas même en réunion technique, le chantier de désamiantage n’est abordé. Quand nous l’évoquons, les représentants de la direction disent que l’architecte a pris du retard. Puis, en mai, au secrétaire du CHSCT qui l’interroge, le directeur général répond benoîtement que le budget des travaux prévus à partir de juillet ne pourra être débloqué que l’année suivante. Trois mois auparavant, il avait spécialement écrit à la CRAMIF pour l’assurer de son engagement contre la pollution par l’amiante et dans les travaux qui seront réalisés cet été.
Le secrétaire du CHSCT écrit au directeur général le 22 mai. Mes collègues et moi écrivons le 25 à toute la direction, au service médical, au chef de service, au CE, au CHSCT. Nous communiquons la lettre à la CRAMIF et à l’Inspection du Travail. Nous avertissons : « il ne saurait être question de remettre en service la climatisation (en particulier le soufflage) avant l’enlèvement complet de l’amiante ou, à tout le moins, la mise place d’un dispositif de sécurité interdisant la migration de la pollution« . Nous distribuons une note d’information : « Le point sur la pollution par l’amiante » et nous interpellons l’Inspection du Travail.
Le 16 juin : le directeur général annonce au CHSCT et aux techniciens du conditionnement d’air que des travaux auront lieu durant la fermeture de l’été et qu’une procédure de consultation d’entreprises spécialisées est d’ores et déjà engagée. Seulement « engagée » ? Mais… ne nous avait-on pas dit que l’appel d’offres avait été lancé au début de l’année ? Il semble donc qu’en dépit des annonces précédentes cette procédure n’ait pas été menée à terme…
L’ingénieur conseil qui supervise toutes les installations depuis les années 1970 est tenu à l’écart (et même dans l’ignorance) de la préparation du grand chantier de rénovation dans lequel s’inscrit le désamiantage.
A l’occasion de la visite d’une entreprise désireuse de présenter sa candidature pour le désamiantage, j’apprends que le Cahier des Charges ne prévoit qu’une décontamination partielle des locaux pollués. Le CHSCT n’en est pas davantage informé. Ensemble, nous mettons en garde le directeur en lui démontrant la nécessité de l’opération. Nous le relançons quelques jours plus tard.
extraits d’un rapport d’activité sur l’année 1994
Nouveau grand changement à la direction durant l’été 1994. Aussitôt, BM, le nouveau directeur du bâtiment et de la sécurité crée de graves difficultés. Sans consulter quiconque, sans explication, il rompt avec la gestion en continu commencée en 1977. Vont s’ensuivre des décisions malheureuses prises unilatéralement, des études erronées confiées à de curieux cabinets, des travaux incroyablement mal exécutés… toujours en excluant systématiquement les personnels maison et l’ingénieur conseil.
Ayant été interroger le nouveau directeur du bâtiment sur d’étranges travaux inachevés dans une partie essentielle de nos installations, celui-ci dit que cela restera comme ça – avec une amputation d’un tiers de la puissance ! C’est le branle-bas de combat. Avec l’ingénieur conseil, mes collègues et moi sauvons de justesse la situation. Origine de la malheureuse décision initiale : une invraisemblable méprise de BM le nouveau directeur du bâtiment, du bureau d’études du chantier, de l’entreprise effectuant les travaux et de l’architecte en chef des Monuments Historiques sur la structure d’un double plancher (ils confondaient celui de dessous avec celui du dessus !). Bien entendu, ils n’avaient pas voulu consulter les personnels, et pas davantage les plans architecturaux.
Pour une autre grossière erreur de conception et des malfaçons, les techniciens refuseront la réception du nouveau système de régulation du conditionnement d’air (dont ils avaient demandé l’amélioration en communiquant tous les éléments nécessaires pour une transformation réussie).
Pourtant, le bureau d’études et l’entreprise seront payés sans être obligés d’effectuer les corrections nécessaires (il s’agit d’argent public).
Le 2 août, lors de la réunion d’ouverture du chantier de désamiantage, les représentants de la direction et du ministère, et l’architecte des Monuments Historiques entretiennent la confusion entre le niveau de pollution toléré en milieu industriel (600 fibres/litres), où les travailleurs disposent d’équipements de protection, et la réglementation qui s’applique aux autres lieux, là où il n’y a ni protection ni information (5 et 25 fibres/litres). La manip est grossière. J’interviens pour corriger mais ne suis pas écouté. Pour ces gens, il est clair que, au-dessous de leur niveau hiérarchique, la compétence ne peut exister – surtout quand celle-ci vient les contrarier !
Quelques jours plus tard, dans une lettre adressée à la direction, l’inspecteur de la CRAMIF confirme que, bien sûr, notre établissement entre dans la catégorie « environnement » et non pas « poste de travail industriel » et que la valeur à retenir est donc 5 fibres/litre. Il appuie la demande de dépoussiérage des locaux voisins et la justifie, lui aussi, par la longue diffusion de la pollution depuis la réalisation des flocages (en 1975).
Dans la foulée, le 18 août, BM, le directeur du bâtiment transmet à l’architecte en chef des Monuments Historiques la demande de dépoussiérage de tous les locaux pollués. Il en revendique même la paternité !
L’arrachage des flocages permet de découvrir d’autres flocages mous ignorés de tous depuis 20 ans, juste au-dessus des grands escaliers, dans les conduits de désenfumage. 2 m3 en seront retirés. Durant tout ce temps, ces flocages pulvérulents ont pollué des espaces très fréquentés, aussi bien par les personnels que par les publics.
Une partie du flocage initial laissé en place et seulement encapsulé (encore une insuffisance de la préparation du chantier) menace de tomber sous le poids de l’enduit de protection. Aucun effort supplémentaire ne sera décidé.
Au total, 3 tonnes de déchets amiantés sont retirées et enfouis en décharge contrôlée.
Dès le 7 octobre, une plaque de la partie de flocage laissé en place se décolle sous le poids de l’enduit de protection, laissant présager d’autres surprises à venir.
En réponse aux techniciens du conditionnement d’air, BM affiche une position exactement contraire à ce qu’il avait soutenu auprès de l’architecte en chef des Monuments Historiques, juste après la dernière intervention de la CRAMIF.
Ce même membre de la direction, qui a supervisé les chantiers, a exclu tous ceux qui connaissent les lieux et leurs problèmes, et a déjà multiplié les bourdes et les erreurs, se plaint auprès de notre chef de service que mes collègues et moi l’informions et l’interpellions sur les problèmes techniques qui relèvent de sa responsabilité.
Le 15 décembre, BM présente au CHSCT les résultats de l’analyse d’air de fin de chantier et affirme que tout est satisfaisant. Or, l’analyse a été réalisée avant la remise en service des machines du conditionnement d’air (à l’arrêt depuis plus de 2 mois), avant une nouvelle période de vibrations et de surpressions. Et avant la chute d’une partie du flocage encapsulé.
Le 17 décembre, j’écris à l’Inspection du Travail et à la CRAMIF pour les informer de l’oubli du dépoussiérage fin des locaux techniques.
Désormais, le directeur du bâtiment prétend ne pas comprendre l’utilité d’un dépoussiérage des locaux ouverts attenants aux locaux floqués. Il affirme n’en avoir jamais parlé et nie avoir écrit quoi que ce soit dans ce sens. Le secrétaire du CHSCT et moi lui montrons sa propre lettre adressée à l’architecte en chef des Monuments Historiques le 18 août. Il se réfugie dans le mutisme.
.
.
1995
C’est le début d’une série d’« études« et d’interrogations écrites sur la nature des emplois du conditionnement d’air.
L’année commence avec une « étude des emplois » en tous points révélatrice. Curieusement, c’est notre service qui est tout d’abord mis sur la sellette. Est-ce pour nous impressionner (?), la direction nous présente cérémonieusement les deux analystes capables de « rationaliser » nos emplois. En quelques questions sur leurs parcours professionnels, nous découvrons qu’ils viennent du bâtiment (de la construction), et qu’ils n’ont pas la moindre connaissance de nos métiers et des conditions très particulières de leur exercice. Mais, prétendent-ils, ils appliquent une méthode analytique qui permet d’étudier toutes les situations. Cependant, dès la première séance, ils veulent désagréger notre travail en tranches et en statistiques, quantifier l’imprévu, schématiser et chronométrer nos actions et nos réactions. Leur fameuse méthode vise banalement à nier la fonction de l’entreprise et les spécificités des métiers, et de leur exercice, pour imposer des contraintes préconçues. La corde est un peu grosse ! Cette « étude d’emplois » n’est qu’un prétexte pour tenter d’imposer une nouvelle déstructuration du travail. C’est le clash ! Tous les services exigent – et obtiennent – le départ immédiat des « analystes« .
Janvier – Le nouveau directeur général veut parler avec moi seul… Avant même de faire un tour d’horizon des questions techniques sur la base des rapports que nous lui adressons, il demande « Pourquoi écrivez-vous ?« . Je réponds en plaisantant sur l’ancienneté de la méthode et sa commodité pour mémoriser et développer les idées, ce qui permet d’être plus efficace dans le travail. Accessoirement, je précise que j’ai appris cela de mes anciens, y compris mes anciens dans le métier. Je ne lui en dit pas les autres raisons, mais il les devine sans peine : toujours écrire pour éclaircir la situation en établissant les responsabilités quand il se passe quelque chose d’anormal – ne serait-ce que pour « ne pas porter le chapeau« . Il sourit mais il est clair que c’est justement ce qui les gênent, lui et les autres responsables de la situation. Ils préféreraient sûrement que l’on ne mémorise pas et qu’il ne reste aucune trace des manquements et des absences de l’encadrement.
En rentrant du travail, Jacques Llerena, un technicien de notre équipe est tué par un chauffard ivre. Disponible, curieux, très compétent et inventif, Jacques s’était naturellement impliqué dans la lutte contre les pollutions d’amiante. C’est un ami et un soutien très professionnel qui disparaît. Le chauffard ne sera condamné qu’à 6 mois de prison avec sursis et à une simple suspension du permis de conduire.
Sans nous consulter, sans demander l’avis de l’ingénieur conseil, la direction remplace Jacques par Jean. Celui-ci est un homme sympathique et disponible, mais qui n’a aucune formation en génie climatique. C’est un électricien du spectacle ayant fait carrière entre théâtre et cinéma, et qui, bien entendu, n’est jamais intervenu sur la majeure partie des installations que nous conduisons ! Deux savoir-faire complètement différents… C’est un peu comme confier le manche d’un avion de ligne à un chauffeur routier. Cela nous confirme encore l’ignorance des nouveaux gestionnaires et leur mépris pour notre métier qu’ils ne comprennent pas. Et, accessoirement, pour nous. Sans oublier la complicité de nos propres collègues passés cadres, mais qui n’ont jamais réussi à intégrer les différents aspects de notre métier. Ensemble, tous ces braves gens concourent à dégrader une partie de l’entreprise et de ses services, et à décourager les personnels dans les autres activités aussi.
En dépit de plusieurs interventions des techniciens du conditionnement d’air et des délégués auprès de l’Inspection du Travail et de la direction, l’année 1995 s’écoule sans une seule avancée en matière d’amiante et de prévention.
Pourtant, cette année 1995 est remarquable : le gouvernement d’Alain Juppé dissout le CPA – Comité Permanent Amiante (le lobby), saisit l’INSERM, pour mener une expertise générale, et engage le processus qui aboutira à l’interdiction de l’amiante le 1er janvier 1997. La parole commence à se libérer… à l’extérieur de l’entreprise. Dans l’établissement et dans ses semblables administrés par le ministère, il n’y a aucune réaction. Le déni et les blocages restent entiers.
La mauvaise foi érigée en méthode de « management«
un nouvel épisode révélateur
03 et 04 10 1995 : Effondrement partiel d’une grosse gaine de ventilation dans un espace de travail particulièrement fréquenté et sensible.
26 10 1995 : Lors d’une réunion de gestion technique, le nouveau directeur général se livre à une brutale mise en accusation de tous les techniciens (mes collègues et moi, l’ingénieur conseil, l’entreprise de maintenance). Or, il vient tout juste d’arriver et ne connaît encore rien du travail réalisé.
Ayant déjà vu passer plusieurs équipes de direction (de plus en plus jeunes et inexpérimentées), nous constatons une nouvelle fois la dégradation continue des relations. A peine arrivés, les nouveaux « gestionnaires« affichent une morgue méprisante à l’égard des personnels de l’établissement et des entreprises habituées des lieux, pour les compétences spécifiques, pour les expériences, etc. Tout est balayé dédaigneusement et aucun dialogue n’est possible.
A l’évidence, cette attaque ne vise pas à rechercher les vraies causes de l’incident pour, éventuellement, améliorer la prévention. Elle doit avoir un rapport avec notre action contre l’amiante, avec les critiques de tous sur l’exécution des chantiers réalisés par des sociétés qui – nous le savons par les media – sont mêlées à plusieurs affaires retentissantes. Et peut-être plus…
Nous répondons par lettre en rappelant le délaissement du conditionnement d’air par la direction, nos rapports sur les insuffisances de l’entretien et les revendications restées lettre morte. Nous pointons aussi la cause vraisemblable de l’effondrement de la gaine. L‘ingénieur conseil et l’entreprise qui effectue la maintenance protestent aussi contre les accusations fantaisistes.
20 11 1995 : Le CHSCT pond un rapport sur les causes de l’accident de la gaine de ventilation en reprenant mot pour mot les accusations portées par la nouvelle direction, et les étaye de fausses informations. Le véritable auteur du rapport est un petit nouveau, désormais adjoint du directeur du bâtiment et de la sécurité, qui multiplie les démonstrations d’incompétence. Or, ce dernier (BM) est justement celui qui a abandonné les réunions de gestion technique à une secrétaire sans information. C’est aussi celui qui a supervisé les importants travaux réalisés 1 an auparavant dans le même endroit.
Une nouvelle fois, en dépit de notre engagement pour la santé de tous, des délégués du personnel nous tournent le dos et nous condamnent en suivant docilement les malhonnêtes. Vivre cela permet de bien comprendre combien est fragile ce qui sépare une bonne entente apparente d’une dynamique de harcèlement. Personne ne nous soutient dans l’entreprise. Seuls les professionnels comprennent parfaitement l’entourloupe, mais ils sont tous extérieurs à la maison (ingénieur conseil et entreprise de maintenance).
.
.
1996
30 01 1996 : Nous réussissons à prélever les supports de la gaine accidentée et à les faire expertiser par le CEBTP (Centre d’expertise du bâtiment et des travaux publics). Celui-ci infirme les accusations formulées par la direction et le CHSCT et confirme l’hypothèse que nous avions avancée dès le début : les supports des gaines ont été soumis à des tractions latérales qui ont cisaillé les caoutchoucs de liaison sertis entre les parties métalliques. En l’occurrence, c’est l’entreprise du chantier de l’année 1994 qui, plutôt que de démonter proprement et de remonter après travail*, les a malmenés en tirant latéralement les gaines de soufflage afin de travailler plus à l’aise sous les plafonds.
* possible que le surcoût ait été refusé par ceux-là mêmes qui nous accusaient, ou le ministère… Très possible car BM, le principal accusateur, était à mes côtés et avait anormalement sursauté quand, devant le spectacle de l’accident encore chaud, j’avais fait la relation avec le chantier précédent.
La mise en accusation des lampistes cesse comme par enchantement. Aucune excuse n’est faite. Les responsables du chantier fautif de 1994 ne sont pas inquiétés. Maintenant que la faute ne peut servir à nous fragiliser, tout retombe.
En janvier 1996, mes collègues du conditionnement d’air et moi distribuons à la direction un rapport sur les travaux en souffrance (entre autres : l’achèvement des travaux d’amiante commencés en août 94).
En avril : le LEPI effectue des prélèvements d’air dans les locaux techniques pendant une période d’activité. 1 échantillon dépasse les 5 fibres/litre (6,4 entre amosite et chrysotile). En d’autres endroits, les résultats dépassent largement les normes (amosite 42 fibres/litre et 223 fibres). Cependant, lors de la réunion CHSCT du 1er juillet, il ne sera décidé que de procéder à de nouveaux prélèvements en septembre pour vérification.
Une visite de suivi technique amiante est conduite par la direction sans que mes collègues et moi soyons prévenus. Résultat : les experts sont détournés des lieux sensibles. Pourtant, dans leur rapport, ils parlent d’un « décollement de la partie restant floquée« . Nous les ferons revenir et, en présence de la direction, leur montrerons les parties du vieux flocages oubliées durant le chantier de 94.
17 ans après, le 17 avril, le LHCF (Laboratoire de la Chambre Syndicale des Professionnels de l’Amiante) est de retour ! Ironiquement, son analyse confirme la présence d’amiante dans les locaux dont nous réclamons le dépoussièrage fin depuis 1 an 1/2.
Début juin, la direction se fend d’une note qui ignore les flocages toujours dégradés mais conteste la présence de chrysotile relevée par l’analyse du LHCF : « pas cohérent avec les mesures du LEPI à cet endroit« . La direction suggère que quelqu’un aurait pollué les prélèvements avec un amiante qui n’existe pas dans ce lieu (du chrysotile) et elle fait courir la rumeur. Or, la présence de chrysotile dans ce flocage est attestée depuis les premières analyses (LHCF 23 février 1979, Laboratoire de Chimie des Solides de l’Université Paris VI avril 1979, LEPI juillet 1993).
Dès lors, les constats gênants sont ignorés et l’omerta est renforcée. La direction et, c’est nouveau, même le CHSCT me maintiennent dans l’ignorance des analyses, des diagnostics techniques et des échanges sur le sujet. Pour parfaire le sabotage de la prévention, un nouveau contrôleur de la CRAMIF se range aux côtés de la direction. Je ne découvrirai vraiment cette politique du secret que 10 ans plus tard, durant l’été 2006 en cherchant dans les archives du CHSCT.
Cette politique du secret et du cloisonnement a autorisé l’erreur d’interprétation des résultats de l’analyse réalisée par le LHCF (avril 1996) ; une erreur fondée sur l’ignorance des membres du CHSCT, du représentant de la CRAMIF et de la direction quant à la présence d’amiante chrysotile, pourtant avérée depuis 1979. Personne n’a pensé à consulter les résultats des analyses antérieures ou n’a voulu demander mon avis. Cette erreur a conduit le CHSCT et la CRAMIF à ne tenir aucun compte de l’analyse alarmante réalisée par le LEPI. De ce fait, excepté le nettoyage d’un grenier effectivement pollué, les mesures de correction que les trois techniciens du conditionnement d’air demandaient ne seront pas réalisées.
extrait d’une lettre ouverte du délégué des techniciens (14 juillet 1996)
Au lendemain d’une émission de télévision consacrée à l’amiante, un collègue vient me trouver pour dire son étonnement : « T’avais raison ! C’est exactement ce que tu nous disais y a quinze ans. Mais, à l’époque, on te croyait pas. On croyait que tu exagérais« . Cette prise de conscience allait-elle changer quelque chose ? Mes collègues directs et moi, allions-nous être soutenus ? Guère.
Comme le laissait prévoir la fermeture de la direction, de la CRAMIF et même du CHSCT, les entraves seront plus fortes encore après la reconnaissance officielle de la nocivité de l’amiante, et l’évolution législative, qu’avant !
Jusqu’à l’intervention conjointe de la CRAMIF et de l’Inspection du Travail le 5 avril 2006 (après les premiers décès reconnus), 10 années seront perdues en empêchements, en mensonges et en dissimulations. Combien de victimes supplémentaires ?
En juillet et en août 1996, une entreprise spécialisée (CEP Systèmes) visite, prélève, analyse pour établir le diagnostic amiante qui vient de devenir obligatoire… Mais c’est la direction qui les conduit et les techniciens du conditionnement d’air sont soigneusement tenus dans l’ignorance de l’opération.
Ainsi, c’est alors que le lobby de l’amiante venait d’être défait, alors que la parole se libérait après une quinzaine d’années de censure, alors que l’évolution de la législation était lancée, alors que le Sénat allait bientôt publier un volumineux rapport sur le scandale de l’amiante (https://www.senat.fr/rap/r05-037-1/r05-037-1.html), que, dans l’administration d’État, l’omerta et le contrôle étaient renforcés afin d’isoler ceux qui avaient alerté.
En septembre 1996, de nouvelles analyses d’air réalisées par le LEPI* après les vacances et la fermeture de l’établissement ne détectent « Aucune pollution par les fibres d’amiante » là où le LHCF en avait trouvé en avril (mais en pleine période d’activité). Personne ne s’en étonne et je ne suis pas consulté.
* curieusement, le laboratoire de la ville ne s’est pas assuré que les prélèvements étaient faits dans les bonnes conditions.
10 1996 : Tentative de classement – par le chef du service lui-même électricien – d’un remplaçant dans notre équipe 4 groupes au-dessous du niveau du « groupe d’emploi« – le niveau minimum de notre emploi. Nous devons intervenir auprès de la DRH pour obtenir la correction du classement.
24 10 1996 : Un nouveau DRH produit un document qui dévalorise et rétrograde nos emplois. C’est une manie !
.
.
1997
Interdiction complète de l’amiante au 1er janvier, par le décret n° 96-1133 du 24 décembre 1996 (Code du Travail et Code de la Consommation). Enfin !
Dès le début de l’année, comme délégué du personnel, je dénonce dans des lettres et des circulaires la relation entre l’action contre les pollutions d’amiante et le blocage de carrière qui frappe les techniciens du conditionnement d’air.
31 01 1997 : Rencontre avec le nouveau directeur général qui dit vouloir parler de nos déjà vieilles revendications. Je suis accompagné par Fabrice, le plus jeune de l’équipe du conditionnement d’air. Il vient de nous rejoindre après être passé par une autre partie du service où il a, en particulier, été exposé à un fort pic de pollution en travaillant sur un équipement amianté que nous avions dénoncé en demandant, en vain, son remplacement.
Le nouveau directeur : « Vous réclamez une évolution de votre statut. J’ai étudié vos profils de carrière… Il se tourne vers moi et, les yeux dans les yeux : « Vous vous êtes mal vendus ! » …Je le regarde attentivement. Pas de second degré. Il ne rit pas. En bon délégué du personnel, je reviens au pluriel : « Nous ne savions pas que nous étions à vendre ! Nous avons été engagés sur la base de propositions précises, des garanties nous ont été données – sinon nous, en tout cas moi je serais allé voir ailleurs. Rien n’a été respecté. Toutes les paroles ont été trahies. Pourtant, nous avons fait plus que ce qui était attendu de nous en travaillant sur l’amiante. Nous avons rendu un fier service à la maison, et au-delà ! Nous demandons simplement l’application du contrat de travail. Rien de plus« . En parfait technocrate, le rappel de nos états de service et des anomalies de notre situation n’était pas de nature à le perturber : « Merci pour les services rendus, mais c’est du passé. Le passé c’est le passé ! On ne reviendra pas là-dessus. Pensons à l’avenir« . Hop, c’est plié ! Alors que la reconnaissance officielle de la dangerosité de l’amiante vient d’intervenir et que le matériau est, cette fois, totalement interdit depuis le 1er janvier, tout est gommé en une formule magique ! Un bel et bon foutage de gueule. D’emblée, la brutalité de la négation de nos droits vise à bien nous faire sentir que nous sommes désarmés et que nous sommes en son pouvoir. Certes, des collègues nous soutiennent en paroles, mais nous savons que la solidarité n’ira pas beaucoup plus loin dans le meilleurs des cas (les syndicats restent et resteront l’arme au pied). D’autant que le directeur et ses prédécesseurs ont bien fait comprendre que tout ce qui nous serait éventuellement octroyé serait pris sur le compte des promotions de l’ensemble du service. C’est en démontant ce chantage que nous – l’équipe de la climatisation – commencions à découvrir l’extraordinaire promotion de l’autre équipe : elle avait fait, tout à coup, un bond en avant de la valeur de la correction de carrière que nous demandions, juste après que la budgétisation correspondante ait été demandée pour nous. Mais, cela et notre vulnérabilité vis à vis de collègues et d’un encadrement ouvertement hostiles à la reconnaissance de notre compétence, aucun de ces gestionnaires issus l’ENA ne voudra en tenir compte.
Naturellement, ce directeur était rompu aux techniques de la manipulation comme elles étaient enseignées même dans les petits stages de « management » réservés aux cadres. Il croyait sans doute nous désarçonner (durant tout l’entretien, quitte à se contredire, il multipliera ces tentatives en passant du coq à l’âne)… Après avoir réglé d’un trait les anomalies de notre carrière et les remerciements pour services rendus, il enchaîne rapidement en demandant que nous valorisions notre emploi (!), emploi dont, d’ailleurs, il n’a qu’une idée très floue) en y ajoutant une fonction. Nous entrons dans son jeu et proposons de participer à la conservation des œuvres d’art nombreuses dans l’établissement, mais délaissées voire exposées dans de très mauvaises conditions. Notre compétence en conditionnement d’air nous permettait de l’apprécier depuis longtemps déjà. D’ailleurs, nous venions d’aider une stagiaire à mener une étude sur le sujet. C’est dans ce cadre que nous venions de découvrir la dégradation de la bibliothèque. Avant la stagiaire éberluée de ce qu’elle découvrait, personne ne nous avait parlé de l’humidité qui progressait et menaçait les collections depuis une malheureuse initiative prise également sans nous consulter (nous ou l’ingénieur conseil) ! Nous venions donc d’intervenir à la bibliothèque comme nous proposions de le faire dans les autres lieux sensibles. Mais, peu intéressé par les oeuvres d’art, en tout cas par celles de l’établissement, le directeur ne relève pas. Il reste quelque temps les yeux dans le vague en rappelant à haute voix, comme pour lui-même, que nous avions initié le recyclage du verre et du papier, puis nous propose de superviser la « gestion » des poubelles. « Régisseurs poubelles » en quelque sorte. Cela nous fait rire (il paraît étonné) et nous déclinons son offre généreuse.
Fabrice, mon jeune collègue, mourra 7 ans plus tard d’un cancer de l’amiante.
Le 8 février, chamboulés par la reconnaissance officielle du caractère mortifère de l’amiante, tous les techniciens du spectacle (sauf évidemment les cadres !) écrivent une lettre de soutien à leurs collègues du conditionnement d’air.
Libération du 21 février 1997
En mai 1997, à force de dénoncer le blocage de leur carrière et de réclamer les corrections plusieurs fois promises, les techniciens du conditionnement d’air réussisse enfin à capter l’attention d’un nouveau DRH. Dans son rapport, il reconnaît les inégalités de traitement et écrit : « C’est également dans le cadre de leur activité qu’ils abordent la question de l’amiante, soulevée par Monsieur Galtié qui en fait un engagement personnel avec toutes les difficultés et réticences que cela a dû supposer à l’époque, réticences tant de la Direction que de l’ensemble des instances représentatives du personnel« .
En août 1997, enfin, est réalisé le dépoussiérage fin du local technique oublié en 1994.
Libération du mardi 20 octobre 1997
En décembre : alors que je suis délégué du personnel, le chef électricien me confie qu’en effet « l’action contre les pollutions d’amiante est, au moins en partie, à l’origine du blocage de la carrière des techniciens de la Climatisation« . Il tiendra des propos équivalents lors de la réunion de la DRH avec les délégués syndicaux, le 9 juin 1997 : « la sensibilisation au problème de l’amiante, née du travail de l’atelier électrique, a pu jouer en défaveur des salariés de cette équipe« .
L’interdiction de l’amiante et la libération de l’information n’ont strictement rien changé sur le terrain, même dans l’administration d’État. Au contraire.
.
.
Vingt ans après
1998
20 ans ! 20 ans d’alerte. C’est long. Cela pèse. Surtout après les espoirs déçus des dernières années.
Sous prétexte que sa proposition était moins intéressante qu’une offre concurrente (faux même au seul plan budgétaire), le cabinet d’ingénierie conseil qui supervisait les installations techniques depuis les années 1970, est éliminé. Le nouveau cabinet conseil est à 600 km. Impossible qu’il soit aussi disponible que le précédent qui venait en voisin. Non seulement il ne sera guère disponible mais, dès le premier contact, ce conseil se montre sous un jour des plus curieux. Celui qui semble être l’unique technicien de ce cabinet insiste pour faire la réunion de présentation dans le bureau exigu de notre atelier. Sitôt entré, il furète partout et, la réunion à peine commencée, il s’empare de mon porte-documents et le fouille devant l’assemblée stupéfaite ! Nous nous demanderons longuement ce qui lui avait été dit pour inspirer un tel comportement. Que cherchait-il ? Avait-il été choisi plus pour nous espionner que pour ses compétences techniques ? Voilà qui nous en disait plus sur l’esprit de la direction.
Cependant, comme mes collègues et moi, comme l’ingénieur conseil remercié, le nouveau conseil analysera de façon tout aussi critique un chantier aussi important que catastrophique conduit par un bureau d’études introduit par la direction et la tutelle. L’année suivante, le contrat du nouveau conseil ne sera pas renouvelé et il n’y aura plus jamais de conseil technique de l’établissement !
Fragilisation continue des techniciens de l’établissement, marginalisation et suppression de l’ingénieur conseil… Toutes les expertises dérangeantes pour la direction (et les entreprises que, maintenant, elle choisit seule) sont éliminées ou réduites à l’impuissance
Nous restons sans aucun soutien technique face à une direction qui n’a aucune compétence pour apprécier…
Les réunions de gestion technique sont supprimées. Il n’y a donc plus d’échanges réguliers entre les techniciens qui ont la mémoire des installations et des fonctionnements propres à l’établissement, et les nouveaux venus à la direction.
.
.
1999
En juin, je demande à rencontrer la nouvelle directrice du bâtiment pour lui présenter l’historique de la situation des pollutions d’amiante et les travaux qui restent à faire. Elle dit bien connaître le problème et elle me confie qu’elle avait participé à la vente des matériels amiantés qui ont pollué le coeur du bâtiment dès les années 1970. L’entreprise responsable de l’état de ces matériels était celle de son père !
Incroyable ! Ayant maintenant autorité sur les affaires du bâtiment, donc sur la gestion de l’amiante, elle se retrouve juge et partie, une parfaite situation de conflit d’intérêt. Il n’est que trop évident que cette personne ne va pas nous faciliter la tâche et permettre de développer la prévention.
En août, un nouvel inspecteur de la CRAMIF vient à la demande des électriciens du spectacle. Il visite les lieux où subsistent de l’amiante en compagnie de la nouvelle directrice du bâtiment, du délégué du personnel, de mon jeune collègue Fabrice et moi pour le conditionnement d’air. Il constate la dégradation du revêtement de protection et du flocage d’amiante au plafond (fissures du flocage et nombreux flocons grisâtres tombés*. Je rédige le compte-rendu avec le délégué et mon collègue, puis nous le distribuons à la direction et au service médical.
* Mystérieusement, tout disparaîtra ultérieurement.
L’inspecteur de la CRAMIF ne communiquera pas son compte-rendu de la visite des locaux pollués. Il ne répondra pas aux relances.
Depuis 1994, les différentes parties feignent d’ignorer plusieurs mètres carrés de l’ancien flocage d’amiante oubliés dans un recoin lors des travaux d’enlèvement partiel et de protection. Le flocage amianté au plafond du même local technique du conditionnement d’air général se décollait déjà en 1994. Lors du désamiantage partiel, le chef de chantier me l’avait fait constater in situ. Mais la direction ne veut rien entendre. Son principal souci semble être de remettre aux calendes grecques les travaux nécessaires et la prévention. Ces gens vivent dans l’immédiateté, le nez sur le prochain budget. « Gestionnaires« . La vie et la santé les laissent indifférents. La perspective de nouvelles contaminations leur est étrangère.
Libération du mardi 21 décembre 1999
L’article est inspiré par « Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque« , un livre de Francis Chateauraynaud et Didier Torny qui vient de sortir. L’article et le livre sont typiques de l’esprit de hiérarchie à la française. Disparus les soutiers de l’alerte, ceux qui en sont souvent à l’origine, qui sur le terrain la maintiennent et prennent tous les risques et les coups. Chateauraynaud et Torny ne prennent en compte que les actions des professionnels déjà insérés et reconnus dans telle ou telle institution, ceux qui ont été médiatisés, sans doute ceux auxquels ils s’identifient de façon valorisante. Ostracisme et réductionnisme. La portée de l’étude en est de beaucoup limitée. Les autres, les attentionnés et les sensibles qui n’ont pas besoin de mesures et de chiffres pour savoir et lancer les alertes, ceux qui prennent tous les risques en s’exposant aux foudres des hiérarchies et des lobbies, voire à celles de leurs collègues, de leurs syndicats, de leurs voisins, ceux-là sont gommés, et dans l’article et dans le livre, et sont une nouvelle fois abandonnés – donc, même par ceux qui font leur miel de leur action.
On repère le même phénomène d’exclusion dans tous les domaines. Ainsi est réécrite l’histoire au moment même où elle se joue. Ne serait-ce pas parce que celles et ceux qui osent sortir de la masse indistincte du peuple – normalement soumis et résigné, voire éteint – pour poser les questions gênantes puis gueuler haut et fort sont ceux qui menacent vraiment les hiérarchies édifiées par la capitalisation des incompétences, des malfaisances et des corruptions ? Car, subtilement, les récits sur les lanceurs d’alerte que des auteurs apparentent de gré ou de force à « l’élite » qui occupe leur esprit, confortent l’idée d’une prouesse inaccessible au commun des mortels, et de l’immuabilité des castes.
Après lecture attentive de leur livre, j’ai écrit à Francis Chateauraynaud et Didier Torny pour leur dire mes objections et leur communiquer une expérience différente… J’attends encore une réponse.
Témoignage Chrétien n° 3242 du 1er mars 2007
extrait de cet article de Patrick Herman :
(…)
L’absence de réaction de nombreux salariés de l’établissement et du Comité d’entreprise*, alerté dès 1979, est plus difficile à expliquer. Rivalités syndicales ? Règne de l’ »esprit maison » lié à des conditions salariales avantageuses et au sentiment d’appartenir à un établissement prestigieux ?
* quelques-uns tomberont malades et mourront sans s’être un seul instant intéressés à la lutte contre leur bourreau.
Henri Pézerat, directeur de recherche du CNRS, livre son analyse : « C’est l’exemple parfait d’une quantité de situations où il y a une exposition masquée, complètement ignorée des gens qui la subissent. Et c’est l’exemple de cette invisibilité tout à coup révélée. Cela permet de remettre en question une affirmation qui traîne chez bon nombre de médecins selon laquelle, les cancers, on n’en connaît pas vraiment l’origine. On met en avant des dysfonctionnements de l’organisme. Quant à parler de l’exposition à un agent cancérogène… D’où cette idée que l’on retrouve ici ou là, dans des publications scientifiques, sur les mésothéliomes dits « spontanés » apparaissant dans la population. Cela évite de les attribuer à l’amiante, faute d’avoir mené une enquête suffisante pour en déterminer l’origine.«
La mémoire ou l’oubli ? La responsabilité ou le « hasard » ? La santé ou l’argent ? Le courage ou l’inertie ? Comme on l’a compris depuis un certain temps, l’affaire de l’amiante nous en dit beaucoup sur la société française. Encore faut-il vouloir jeter un œil dans le miroir. (…)
.
.
2000
Depuis plus d’un an, les techniciens du conditionnement d’air tentent d’attirer l’attention du CHSCT, du service médical et de la direction sur les risques de légionellose en plusieurs points des installations. Sans l’ombre d’un résultat. L’entreprise de maintenance est aussi d’avis que la situation est risquée. Elle fait une analyse : « concentration élevée » de legionella pneumophila dans l’eau chaude sanitaire. Pendant plusieurs jours, l’information ne m’est pas communiquée.
Apprenant enfin les résultats de l’analyse, je consulte l’annuaire (papier) et contacte aussitôt le responsable de la Direction des Affaires Sanitaires et Sociales qui fait autorité en la matière (Benoît Van Gastel). En fonction du résultat d’analyse, il me confirme la gravité de la situation, le répète au directeur affolé, et m’envoie par fax toute la documentation nécessaire. Seul à bord pendant la permanence de soirée, j’affiche un avis sibyllin déconseillant d’utiliser les douches, mais sans en dire la cause pour ne pas alarmer. Colère noire de la direction prise en défaut. Qui plus est, elle ne comprend pas que j’ai pu si facilement entrer en contact avec un responsable ministériel (leur formatage hiérarchique en est tout chamboulé). Il est vrai que Benoît Van Gastel avait été plus facile à joindre et était plus agréable et ouvert que ceux que je croisais chaque jour dans les couloirs. La nouvelle directrice du bâtiment se distingue… Elle ignore tout de la légionellose et des responsabilités des techniciens.
Le 10 juillet 2000, dans l’impossibilité de négocier avec l’administration de l’établissement, j’intente un procès devant les Prud’hommes pour obtenir la reconstitution de ma carrière.
Pendant la fermeture d’août, le LEPI visite et effectue des prélèvements. Les installations de conditionnement d’air sont à l’arrêt depuis 3 semaines et aucun travail n’est réalisé dans ces locaux normalement soumis aux vibrations des ventilateurs et à une surpression d’air. En dépit de la dégradation marquée des flocages observée par l’inspecteur de la CRAMIF et ceux qui l’accompagnaient 1 an auparavant, le LEPI ne constate ne dégradation ni pollution notable.
Le 21 septembre, à la réunion de conciliation aux Prud’hommes, le représentant de l’établissement oppose un refus méprisant de négocier.
.
.
2001
Transmission d’information, rapports techniques, initiative de réunions… Toutes les tentatives des techniciens du conditionnement d’air pour travailler de concert avec la direction du bâtiment (qui prétend vouloir nous diriger) restent vains. Les travaux sont toujours élaborés sans tenir compte des informations et suggestions.
Libération du 22 juin 2001
Entre 50 et 100 000 morts dans les 20 prochaines années
.
.
2003
27 avril : Christian Debus, ancien technicien retraité depuis 1995, meurt d’une fibrose pulmonaire après de longues et grandes souffrances. Il était reconnu malade depuis 1997. Il avait fait toute sa carrière dans l’établissement. Selon toute vraisemblance, sa maladie est liée à la forte pollution d’amiante à laquelle il avait été exposé journellement (surtout durant la décennie 1970). Sans compter les autres apports.
Très sympathique, Christian était connu de tous. Cependant, nous n’apprendrons – par hasard – sa maladie et son décès qu’au début de l’année 2005. Jusqu’à ce moment, sa veuve était restée isolée et démunie. Le service médical de l’établissement ne l’avait pas aidée et aucun membre de la direction n’avait daigné la recevoir ou lui répondre (elle était pourtant une ancienne de la maison). Nous lancerons aussitôt une procédure de reconnaissance de maladie professionnelle (à 1 mois près, Madame Debus et sa fille ne pouvaient plus agir !).
Durant l’été 2003, sont découvertes les maladies de deux autres techniciens : G H (cancer broncho-pulmonaire) et G M (mésothéliome).
Une nouvelle fois, en août, des prélèvements d’air sont effectués durant la période de fermeture :
- pas de vibrations des machines,
- absence de personnel et de passage dans les locaux,
- aucune surpression, aucun mouvement d’air du fait de l’arrêt des centrales de climatisation,
cela depuis plusieurs semaines. La sédimentation des fibrilles doit être presque complète.
7 ans après l’évolution de la législation, les nouvelles obligations sont toujours détournées. Les conditions tout à fait exceptionnelles dans lesquelles les prélèvements sont effectués ont déjà été dénoncées à plusieurs reprises (par exemple, dans la lettre qu’en tant que délégué du personnel j’avais adressée au directeur général le 16 juillet 95). La direction ne change pas ses pratiques et le CHSCT ne s’en préoccupe pas.
Depuis le printemps, Fabrice Delayre, le plus jeune de mes collègues du conditionnement d’air, paraissait de plus en plus fatigué, mais il ne voulait pas s’inquiéter. A la rentrée de septembre, il n’avait pas encore consulté un médecin. Bientôt, il ne peut plus assurer son service. Fabrice (35 ans) soufre d’un cancer broncho-pulmonaire déjà très avancé au moment du diagnostic.
Ouvert et curieux de tout, pour comble, Fabrice a participé à l’action contre l’amiante avec conviction. Engagé en 1988, il été exposé à la pollution de plusieurs espaces pollués, à celle des plaquettes isolantes de 1992, puis à celle des locaux techniques.
La maladie de notre collègue nous rappelle brutalement tous les manquements de la direction et l’inexistence d’un soutien à l’action préventive par la majeure partie du personnel. Ainsi, si la recommandation du « contrôle médical spécial (application du décret du 17 août 1977) » pour les personnels du conditionnement d’air, faite par monsieur Nouailhas, inspecteur de la CRAMIF, en réunion du CHSCT le 22 mai 1984, avait été respectée, ou, si les demandes répétées des techniciens du conditionnement d’air (par exemple, la lettre du 10 décembre 1993) avaient été écoutées, il est vraisemblable que la maladie de Fabrice aurait été détectée beaucoup plus tôt. Au minimum, son espérance de vie aurait été plus grande. La CRAMIF se déclarera entièrement d’accord avec ce constat.
En novembre, sans nous consulter, la direction du bâtiment autorise les collègues d’un autre service à travailler dans nos locaux du conditionnement d’air – ceux qui sont encore pollués. Evidemment, aucune information ne leur est donnée sur les risques existant encore et les mesures de sécurité à observer. Apprenant cette initiative, nous les informons que le contrôleur de la CRAMIF a recommandé le port d’un masque respiratoire pour y séjourner. Ils n’en tiennent pas compte.
Christian D., un directeur technique meurt d’un cancer broncho-pulmonaire. Il était fumeur, mais il avait surtout été exposé quotidiennement à la pollution provenant des conduits de désenfumage des grands escaliers (découverte le 24 août 94). Aucune information ne filtrera sur les causes de sa maladie. Connaissait-il l’exposition à l’amiante à laquelle il avait été soumis ? L’a-t-il dit à ses médecins ?
Mêmes interrogations pour un directeur de production rapidement emporté par un cancer au début des années 1990. Il s’agissait des poumons, nous n’en saurons pas plus.
D’autres encore étaient morts auparavant de cancers de l’appareil respiratoire, d’autres encore après ; de ceux qui avaient été lourdement exposés à la pollution… Nous n’aurons jamais les réponses.
La révélation des décès et des maladies secoue un peu l’établissement. Le 28 novembre, le médecin de l’établissement veut nous parler. Il fait profil bas et annonce que les techniciens de la Climatisation et plusieurs autres subiront un examen spécifique pour exposition à l’amiante. Enfin ! Nous lui présentons l’historique des dégradations et des pollutions, décrivons les travaux qui restent à faire et les carences de la prévention, lui rappelons une vieille revendication : la campagne d’information, de prévention et de dépistage pour tous les personnels en fonction et les retraités. D’emblée, le médecin déclare que c’est impossible : cela serait trop cher. Mon collègue et moi tentons de lui représenter que les maladies et les souffrances coûteront beaucoup plus cher.
De mieux en mieux, quand nous demandons à être invités à la prochaine réunion du CHSCT (c’est pour préparer celle-ci qu’il a voulu recueillir notre information), il prétend n’avoir pas le pouvoir d’inviter qui que ce soit à ces réunions. En fait, il ne veut assumer aucune responsabilité et a peur de déplaire à la direction.
Après le refus du médecin, mon collègue (ancien secrétaire du CHSCT) et moi demandons à l’actuel secrétaire CHSCT de nous inviter à la toute prochaine réunion CHSCT. Pas de réponse. Impuissance même de la CRAMIF : le contrôleur en poste vient d’être transféré. Le nouveau assistera à la réunion sans rien savoir des antécédents. La direction mentira par omission et le médecin se taira. Personne ne saura ou n’osera argumenter et défendre l’intérêt général.
Juste après, la nouvelle directrice dénonce dans une « Note à tous » un avertissement qui figure depuis plus de quatre ans à l’entrée des locaux toujours pollués. Il s’agit de la consigne donnée par l’inspecteur de la CRAMIF lors de sa visite du 4 août 99 :
AMIANTE
En raison de sa présence à la Fausse-Coupole et à la Coupole, la Caisse Régionale d’Assurance Maladie de l’Ile de France recommande le port de masques respiratoires équipés de cartouches « particules P3 » pour pénétrer et séjourner dans ces locaux.
Désignant cette information successivement comme un mensonge, une fausse nouvelle, un acte incivique et illicite, la Directrice menace de « sanctions disciplinaires« . Le CHSCT reste coi. Les syndicats sont inexistants. A défaut, nous informons le nouveau contrôleur CRAMIF. Celui-ci répondra évasivement et refusera de communiquer quoi que ce soit aux techniciens impliqués dans l’action contre les pollutions d’amiante. C’est une première en plus de vingt-cinq ans.
Libération du lundi 5 juillet 2004
http://www.liberation.fr/futurs/2004/07/05/la-solitude-de-l-incorruptible_485357
.
.
De l’origine des dysfonctionnements, des pollutions, des accidents… et du blocage de l’information
2004
Au début de l’année, dans une note destinée au dossier de notre collègue Fabrice Delayre, le médecin de l’établissement omet plusieurs sources de pollution auxquelles notre collègue a été exposé depuis son embauche. Il tente à nouveau de réduire l’exposition des techniciens à l’amiante. Comme déjà lors d’une réunion CHSCT d’octobre 1993, il minimise énormément le temps passé dans les locaux pollués. A mon propos, dans la recommandation auprès du pneumologue de l’hôpital Fernand Widal, il fera la même déclaration mensongère, tant pour mon métier que pour le temps d’exposition au polluant : « Electricien en charge du fonctionnement de la climatisation (située dans les locaux floqués). Présence dans ces locaux (quelques minutes à quelques dizaines de minutes) 3 à 4 fois/semaine depuis 1977« . Comme si réduire la compétence professionnelle, la fonction et l’exposition journalière des personnels pouvait réduire la responsabilité de l’établissement ! Enfantin.
Enfin, enfantin pour qui en est témoin et connaît le métier, mais ce procédé d’effacement touche après touche, de dégradation progressive, fonctionne très bien auprès de ceux qui, ensuite, condescendent à se pencher sur l’histoire, tels des juges, avec un à priori défavorable pour le subordonné dégradé par une hiérarchie – évidemment – insoupçonnable.
Le 09 février, le tribunal des Prud’hommes condamne l’établissement à reconstituer ma carrière en me reclassant à partir du 1er janvier 1991. L’administration fait « appel total » de la décision.
Le 3 mai, Fabrice Delayre meurt après des mois de diminution et de souffrance.
Après Jacques Llerena en 1995, c’est une nouvelle perte cruelle pour notre petite équipe (et pour l’établissement, même si celui-ci n’en avait pas conscience), une perte de compétence et d’engagement, et une irréparable perte pour… le combat contre l’amiante, car Fabrice s’était aussi bien investi dans le travail ordinaire que dans l’action pour réduire les sources de pollution !
un des rares témoignages sur les souffrances des victimes et la peine des familles :
Guy est atteint de deux graves maladies pulmonaires après avoir respiré des poussières d’amiante durant sa carrière à l’usine des torpilles de Gassin. Entouré de ses proches, il témoigne
Une quarantaine d’années passées à l’usine des torpilles. Le tourneur de métaux n’y aura pas seulement perdu un doigt. Sa carrière lui aura coûté la vie. Une vie qui ne se déploie plus désormais que dans une dizaine de mètres carrés. «Les toilettes, le canapé, la chaise», souffle Guy.Il est l’une de ces victimes oubliées. «à l’atelier, quand le soleil perçait les baies vitrées, on voyait les particules d’amiante se disperser dans l’air». Comme tous, il travaillait sans protection respiratoire. Sans conscience du danger.
(…)
Sa retraite à peine débutée, Guy enchaîne les problèmes de santé. «Il a d’abord fait un AVC. Ensuite, il a été opéré cinq fois de polypes à la vessie, sans que le lien avec l’amiante n’ait été établi», rapporte Manuel, suspicieux à ce sujet, alors que son père peine à s’exprimer. «Quand j’enlève le masque, j’ai l’impression de manquer d’air» explique-t-il.
(…)
Aujourd’hui, la capacité respiratoire de Guy est limitée à 30 %. Il a déjà été souffert de deux décompensations respiratoires, en 2015 et 2016. «Il étouffait. Transporté en urgence à l’hôpital, il a été placé en coma artificiel pour la mise en place d’une ventilation invasive en soins intensifs. Un tube dans la gorge jusqu’au poumon», rapporte son fils. Aujourd’hui, le quotidien de la famille est brisé.
(…)
« Cela décime une famille, psychologiquement, humainement », ajoute le fils. Heureusement, l’enfer laisse parfois place à des sourires. Ils disparaissent à l’évocation de l’attitude de son ancienne usine à son égard. « Pas un mot. Rien. Aucun soutien, aucune excuse. Alors que DCNS m’a tuée ».
Le Parisien du jeudi 21 octobre 2004
Fabrice est remplacé par Dominique, un technicien d’expérience, un bon ! Nous en sommes tous surpris. Cependant, l’âge de Dominique nous inquiète un peu : il a une cinquantaine d’années. Cela nous paraît confirmer le bruit qui prétend que l’atelier « maison » sera remplacé par l’équipe d’un prestataire de service.
Juin/juillet : Une dizaine de techniciens passent le premier véritable examen complet pour exposition à l’amiante à l’Hôpital Fernand Widal.
Il aura fallu plusieurs déclarations de maladies professionnelles et des décès, dont celui d’un membre de l’équipe, pour qu’une recommandation faite 20 ans avant, en mai 1984, par le représentant de la CRAMIF soit appliquée : « contrôle médical spécial (application du décret du 17 août 1977) » pour les techniciens du conditionnement d’air. 20 ans ! 20 ans de déni et de fins de non-recevoir opposées aux rappels.
Ce qui, mes collègues et moi, nous a le plus étonné, et de plus en plus étonné, cela n’est pas tant telle ou telle erreur ou insuffisance, c’est leur répétition. Une litanie ! Et, par dessus tout, c’est que leurs auteurs – les « responsables hiérarchiques » dépêchés par le ministère – n’ont jamais laissé paraître la moindre gêne. Le fait que nous leur ayons démontré notre meilleure connaissance (normal, nous étions du métier et avions été choisis pour cela – pas eux), ne changeait en rien leur attitude : ils n’apprenaient pas de l’expérience. Ils se montraient tout aussi suffisants après qu’avant, et continuaient imperturbablement à décider de ce dont ils n’auraient jamais dû se mêler ! Et nous repartions inéluctablement vers l’erreur suivante, ou la négligence, ou le mauvais coup.
Nous nous sommes maintes fois interrogés… De quoi s’agissait-il ? D’une attitude étudiée pour – croyaient-ils – se prémunir de toute remise en cause (raté) ? D’un principe ? D’un conditionnement de caste que rien ne peut atteindre ? Dans tous les cas, l’absence d’empathie frappait. Aucune marque de sensibilité – d’intelligence sensible. Les relations étaient glaciales. Tout était calcul en fonction d’intérêts étrangers au bien commun. Quelque soit le moment et le sujet, nous ne pouvions rien partager. C’est devenu encore plus évident avec les maladies et les décès : pas la moindre compassion. Au contraire, quand une émotion fissurait le blindage, ce qui se révélait était pire encore. Ainsi, quelque temps plus tard, à l’annonce de la mort d’un collègue frappé par un mésothéliome, une énième nouvelle directrice générale s’exclamera : « Ah, au moins, en voilà un qui ne viendra pas témoigner !« .
Dans quel contexte éclate ce cri du coeur ? Après plusieurs décès, pendant la réunion d’une « commission« (eh oui !) censée faire le bilan de la pollution par l’amiante.
Pour la pollution depuis sa création, pour la prévention toujours négligée et repoussée, comme pour l’enchaînement des chantiers déplorables, cela n’est pas autrement que se produisent et se prolongent les crises sanitaires et quelques accidents industriels, et d’autres encore, comme les saccages écologiques… Presque à chaque fois on découvre que l’alerte a été donnée et répétée, et répétée encore, mais que les décideurs, les « gestionnaires » l’ont négligée, voire réprimée.
Il est remarquable que ces directrices et directeurs sortent d’écoles réputées « grandes« . Ils représentent « l’élite » qui dirige et gère. Comme ce jour d’après la disparition d’une victime d’un mésothéliome professionnel, nous avons eu maintes fois l’occasion de mesurer leur éloignement par rapport au bien commun. Une notion qu’ils ont toujours paru ignorer.
Guy Herbet (cancer broncho-pulmonaire) meurt à la rentrée 2004.
.
2005
Henri Pézerat me demande si un journaliste de sa connaissance peut venir m’interroger. Il me dit que c’est un garçon engagé et qu’il est très intéressé et très motivé par notre action. Je demande de qui il s’agit… et suis assez étonné par la réponse car ce journaliste-là a fait faux bond sur une autre très importante affaire 4 ans auparavant. Intrigué, je dis à Henri Pézerat que c’est d’accord, qu’il vienne ! Et le bonhomme arrive chez moi comme si de rien n’était. M’aurait-il complètement oublié ? Je lui signale que nous nous connaissons et lui rafraîchis la mémoire. Son allant tombe d’un coup. Il bredouille et s’embrouille, se présente en victime d’un grand complot, parle de lui et encore de lui. Enfin nous en venons au sujet principal : la vingtaine d’années de combat contre la pollution d’amiante, les victimes, la difficulté des procès, etc. Il dit que c’est incroyable, qu’il faut en parler, qu’il va publier, dénoncer, alerter… Il a déjà dit ça il y a 4 ans pour l’autre scandale. Il prend les documents et s’en va en promettant. Il ne fera rien du tout. Comme la première fois, il ne répondra pas aux relances, y compris à celles d’Henri Pézerat. Disparu aussi pour l’amiante, le « journaliste engagé« . En quatre ans, il a réussi l’exploit de faire perdre du temps à tous en trahissant deux fois sa parole dans le cadre de causes majeures. Mais il semblera ne pas s’en porter plus mal car il se répandra un peu partout en donnant des leçons aux innocents sur des sujets, il est vrai, moins sensibles.
En août meurt Gérard Monnet (mésothéliome). Gérard était menuisier. Il avait fait toute sa carrière dans l’établissement. Durant la première moitié des années 1970, il avait participé à la réalisation de plusieurs constructions amiantées (l’une constituée avec des plaques d’amiante, l’autre floquée). Au début des années 1980, il lui avait encore été demandé de découper et d’installer des plaques d’amiante sous un plancher. Dans les ateliers, la découpe de plaques d’amiante à la scie circulaire a été une discipline très pratiquée.
En décembre est créée une commission de travail sur l’amiante ouverte à d’autres personnes que les membres du CHSCT. Mais, immédiatement, la majorité du CHSCT (en grande demande de promotion) et la direction s’opposent à la volonté des autres membres de la commission : établir l’historique de l’amiante pour déterminer les niveaux d’exposition auxquels ont été soumis les personnels et définir une politique de prévention (information et suivi des personnes ayant été exposées). Il est évident que ladite commission est une nouvelle manœuvre, juste un peu plus subtile, pour faire contre-feu.
.
.
à suivre
2006
(1) …juste avant d’être sacrifiée par le lobby nucléaire et les partis politiques – tous. C’est bien pourquoi je ne retrouvais dans cet emploi, un pis-aller, car c’est pour travailler dans les énergies renouvelables que je m’étais orienté vers les métiers du froid et de la climatisation.
(2) Un toxicologue de la marge à la centralité : entretien avec Henri Pézerat
http://mouvements.info/henri-pezerat-un-toxicologue-de-la-marge-a-la-centralite/
« Centralité » ? Curieux. Très curieux pour quelqu’un qui, peu avant sa disparition, me disait qu’il avait été poussé sur le côté, même dans l’associatif – un associatif défiguré par les luttes pour la domination, et combien il avait subi de pressions, combien on lui avait opposé d’entraves…
(3) Tout cela était si bien construit, avec une foultitude de contributeurs titrés, en particulier maintes cautions scientifiques, que la plupart des gens ont été abusés. A cet égard, le témoignage des victimes sur leur vécu professionnel est édifiant.
Le rapport du Sénat de 2005 fait le point sur l’ensemble de la question :
Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l’avenir
https://www.senat.fr/rap/r05-037-1/r05-037-1.html
II. L’ÉTAT « ANESTHÉSIÉ » PAR LE LOBBY DE L’AMIANTE
(…) si l’État s’est déchargé de sa responsabilité, le comité permanent amiante (CPA) s’est progressivement attribué le monopole de l’expertise sur ce dossier.
A. LE CPA : UN LOBBY REMARQUABLEMENT EFFICACE
1. La mission initiale du CPA : des divergences d’interprétation
- 2. Le CPA a su profiter des carences des pouvoirs publics
- 3. Le CPA a su exploiter les « incertitudes scientifiques » : le mythe de « l’usage contrôlé » de l’amiante
- 4. L’évolution du CPA : une souplesse propice à la manipulation
- B. LA RÉACTION TARDIVE ET INSUFFISANTE DES AUTORITÉS SANITAIRES
Informations complémentaires
sur France Inter le 5 décembre 2018
L’amiante – Un scandale français
Un scandale qui, avec 3000 victimes en France chaque année, occupe la première place des catastrophes sanitaires du pays. Invité Roger Lenglet journaliste qui vient de faire paraître “Le livre noir de l’amiante” aux éditions l’Archipel.
Des témoignages très révélateurs à la fin de l’émission
https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-05-decembre-2018
Dommage que les seules adresses données soient celles de l’ANDEVA où nous n’avons trouvé aucune aide !
Aux Éditions Champs Libres en 1977, par Michèle Duval :
Considérations sur les causes de la grandeur des sectateurs de l’amiante et de leur décadence