Le crocodile et les mégatonnes
Le crocodile et les mégatonnes
par François Cavanna, 1988
Je ne crois pas à l’écologie. À ce qu’on appelle l’écologie. C’est-à-dire à la possibilité d’établir une société humaine dans laquelle ce qu’on appelle la nature, l’environnement, la vie sauvage, les espaces verts, ou même simplement une vie pas trop moche pour l’ensemble des hommes serait prioritaire.
L’illusion écologique est un consolationnisme, comme tous les systèmes fondés sur la donnée de base que l’homme veut avant tout vivre heureux dans un monde heureux et harmonieux. C’est le principe, proclamé ou allant de soi, de toutes les utopies sociales, que ce soient les innombrables variétés du socialisme, de l’anarchie, du communisme… De l’écologie. Toutes entrevoient les lendemains radieux dans un avenir à portée de la main, il suffit d’en mettre un bon coup, par la révolution ou par l’éducation des masses, pour que le bon sens et l’altruisme prennent enfin les commandes.
Ce ne sont que des aide-à-vivre, des, comme je disais, consolationnismes, des, si vous préférez, euphorisants, qui, d’abord, rejettent le pessimisme insupportable et le remplacent par l’agréable espoir, ensuite placent cet espoir au bout d’un effort à accomplir, c’est-à-dire débouchent sur l’action. Espoir et action, c’est tout ce que demandent nos petites machineries intimes pour tuer l’angoisse ou, du moins, l’oublier. Toute utopie, tout système « généreux » a pour but – non avoué, mais bien réel – de faire oublier l’angoisse dite « existentielle » à ceux dont le psychisme n’est pas puissamment polarisé sur cette autre illusion : l’ambition personnelle, le désir de « réussir sa vie », dans quelque domaine que ce soit et quelles que soient les motivations intimes, qui ne sont que des justifications modulées par le hasard (hasard de la distribution des gènes ou hasards des circonstances de la vie…). Dévouement, vengeance, arrivisme, volonté de puissance, art, cupidité, ascétisme pieux… ceux que l’une ou l’autre de ces passions anime n’ont pas besoin de consolationnisme. Leur drogue apaisante-stimulante, ils la sécrètent eux-mêmes.
L’écologie, comme toutes les utopies sociales, est une religion. Une religion sans dieu, mais une religion n’a pas forcément besoin d’un dieu. La foi suffit. Et aussi le dogme.
L’« homme » – je veux dire je, tu, il, nous tous – croit vouloir le bonheur. Il croit cela parce qu’il ne l’a pas. Il en rêve comme l’assoiffé rêve d’oasis. Il se connaît fort mal lui-même. En fait, ce qu’il veut, peut-être pas consciemment, mais en tout cas ce qu’il recherche, ce vers quoi toute sa conduite tend éperdument, c’est exactement le contraire. Il veut risquer et vaincre, il veut avoir peur et dominer sa peur, il veut être mieux que son voisin ou avoir plus que lui, il veut être le premier, il veut dominer, il veut séduire, il veut, en un mot, non pas une vie harmonieuse, mais une vie excitante, passionnante. Il croit vouloir le bonheur, mais il veut l’aventure qui, se raconte-t-il, débouchera sur le bonheur. Il se raconte des histoires.
Et tous ceux qui se sont terriblement battus, quel qu’ait été leur combat, croyaient se battre pour l’après, pour la victoire et ses fruits. Ils ne savaient pas, ils ne voulaient pas savoir qu’ils se battaient pour se battre. Pour le combat. Les Guynemer et les Robespierre, les Napoléon et les Jeanne d’Arc, Les Vincent-de-Paul et les Hitler, les conquérants et les martyrs… Leur moteur et leur tempérament même, leur bilan caractériel, leur dévorant besoin d’activité ou de dévouement. La « cause » n’est qu’affaire de circonstances. Ils se seraient tout aussi bien battus ou sacrifiés pour n’importe quoi d’autre, et avec la même conviction.
Laissons de côté la morale, voulez-vous. Aucun interdit moral n’a jamais empêché les marchands de béton de transformer le littoral en hideux parc d’attractions pour débiles adultes, de faire des cours d’eau, des lacs, de l’océan même, des poubelles croupissantes pour les rejets empoisonnés ou radioactifs de l’industrie, de tout ravager à la moindre guerre, d’exterminer à la chasse ou de torturer en batteries industrielles les vies animales pour faire joujou ou pour gagner davantage de fric… « Tout le monde n’est pas comme ça ! ». Peut-être, mais tout le monde est fait par ceux qui sont « comme ça » !.
On nous plonge dès l’enfance dans un univers rose et bleu, plein de Bambis adorables, de souris mutines, de chaumières ravissantes, de forêts de fleurs, de ruisseaux… On arrive à imprimer dans nos inconscients que là est la vraie vie, au sein de la « Nature », dans l’air pur des montagnes, près du torrent bondissant et des moutons mignons. Cultivons notre jardin. Là est la vraie vie, là est le réel. Et la vie aura beau nous projeter en pleine gueule, jour après jour, son vrai visage, qui est béton-métro-boulot, supermarché-factures-remonte-pente et monceaux d’ordures, elle aura beau, elle aura beau, nous subirons cela comme du non-réel, du pas vrai, de l’anormal… Et toute notre vie nous trimballons au profond de nous cette nostalgie de l’Éden, et nous vivons la morne horreur quotidienne comme un ratage qu’on pourrait facilement corriger… Nostalgie formidablement exploitée par les spécialistes de la publicité, ces violeurs au service des margoulins (« L’eau pure des montagnes… ») qui, pour vendre n’importe quelle saleté, nous projettent des images de cimes étincelantes, d’eaux bondissantes, de verdure, de fleurs, de gentilles bébêtes, d’océan, d’espace bleu… Exploitée aussi par les Rika Zaraï, les industriels des vacances de masse et ceux de l’alimentation « naturelle »…
La « nature » ? En vérité, on s’en fout, on s’en est toujours foutu. Simplement, jusqu’ici, on n’avait pas les moyens de la détruire. On ne la tolère que comme décor joli autour de nos week-ends préfabriqués. Mais aucun industriel n’hésitera jamais, s’il le peut, à sacrifier la terre entière, ses océans et ses forêts, pour rogner un peu plus sur son prix de revient. Cela, oui, c’est humain. Encore une fois, laissons tomber le jugement moral, qui n’a jamais rien empêché. J’ai vu l’autre jour, à la télé (vous l’avez vu aussi, je pense) ce reportage assuré au péril de la vie du reporter, où l’on voyait la population entière, enfants compris, de je ne sais laquelle des îles Féroé, traquer puis massacrer joyeusement les dauphins. Tous ces braves gens sans malice, qui attendaient au long de l’année le retour du jour merveilleux de la grande fête du massacre des dauphins…
Tous gens nantis, hautement civilisés (des Danois !) sportivement équipés, munis de bateaux et d’armes super « sophistiquées » (puisque c’est comme ça qu’on cause), apportant à la tuerie un acharnement à écoeurer un tueur d’abattoir. Ils prélevaient au couteau des quartiers de barbaque déchiquetés à la diable, et puis laissaient pourrir sur place la quasi-totalité du monceau de cadavres ruisselants de sang. Des centaines, peut-être des milliers de bêtes inoffensives et confiantes. La tradition ! C’est sacré, la tradition ! Sans doute ces braves gens ont-ils des chats, des chiens, qu’ils adorent et auxquels leurs enfants mettent des rubans… Nous ne sommes pas cruels, nous sommes cons ! Si cons… Et c’est de ça que nous crevons. Et contre cela il n’y a rien à faire.
Il est désormais évident que, prise dans son ensemble, une société humaine est vouée à la dissolution en tant que société (« Civilisations, maintenant, vous savez que vous êtes mortelles ! ») et, depuis qu’elle en a les moyens techniques, à l’auto-extinction entant qu’espèce, par guerre, pollution, surpopulation, fanatisme religieux ou politique… Bref, par connerie. L’évolution du psychisme profond n’ayant pas suivi celle de l’activité cérébrale consciente, le progrès technique n’est qu’un outil formidable entre les mains de bestiaux dont les motivations instinctives profondes (celles qui nous font vraiment agir) sont exactement les mêmes que celles d’un crocodile. L’intelligence ne fait que fournir servilement des armes et des arguments à l’instinct, alors qu’elle devrait avoir pris les commandes.
Les cons ne mènent pas le monde, mais pour mener le monde il faut plaire aux cons. C’est pourquoi tout est fait ici-bas pour eux, c’est pourquoi quiconque ne l’est pas tout à fait se sent en exil chez les crétins, et s’indigne et pleure, et pisse le sang. Et s’emmerde. Oh non de dieu, ce qu’il s’emmerde !
Cavanna, janvier 1988
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Cavanna est représentatif de la nouvelle gauche – de la nouvelle gauche écologiste, même. Entre autres mérites, le Professeur Choron (Georges Bernier *) et lui ont donné un grand coup de torchon dans la presse des connivences capitalistes. Ils ont même fait place à Pierre Fournier, comme dessinateur et comme chroniqueur écologiste, avant de l’aider à créer La Gueule Ouverte.
Avec cet article et quelques autres également parus dans Écologie Infos, on voit combien le vieux guerrier est désenchanté par le triste spectacle des années 1980. En particulier par la pauvre bouffonnerie électoraliste qui avait été substituée au mouvement écologiste.
Cavanna avait des raisons d’être attristé…
Pensez-vous, comme Denis Robert, qui a réalisé Cavanna. Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai (…), que Cavanna a été injustement oublié ?
Oui, c’est évident ! Et je n’ai jamais bien compris pourquoi, en 1982, après la fin du premier Charlie Hebdo, personne n’a pensé à lui. Le milieu journalistique l’a oublié, alors qu’il était très apprécié du grand public depuis Les Ritals. Il avait le talent d’expliquer les choses avec des mots simples, de savoir sensibiliser les lecteurs…
Delfeil de Ton interrogé par Hélène Rochette en juin 2015 (https://www.telerama.fr/cinema/delfeil-de-ton-ancien-de-charlie-cavanna-c-est-l-envers-complet-de-philippe-val,127967.php)
Il est remarquable que Delfeil de Ton n’ait pas encore, en 2015, après la mise au placard de Cavanna dans la copie de Charlie Hebdo, après la disparition de Cavanna, appris et compris la stratégie d’effacement des représentants de la nouvelle gauche ! Pourtant, nul n’y a échappé. S’il avait vécu, Pierre Fournier aurait subi le même sort. Mais, il est vrai que Delfeil de Ton a rejoint les ennemis de la nouvelle gauche dès la mi-temps des années 1970 : la Deuxième Gauche en conversion capitaliste depuis longtemps déjà. Il est probable aussi que ces as de la dissimulation ne lui ont pas dévoilé leur véritable nature.
* Choron, dernière – Vie et mort du professeur Choron et de Charlie Hebdo, https://www.premiere.fr/film/Choron-derniere-Vie-et-mort-du-professeur-Choron-et-de-Charlie-Hebdo
Le Professeur Choron vous salue bien (bande de cons)
sur le blog des rédacteurs de Politis : http://www.3b-productions.com/tessalit/choronderniere/site/choronderniere/revuedepresse_files/Politis%20blog%20redacteurs.pdf
(initialement publié par rue89.nouvelobs.com en décembre 2008)