L’instinct et la connerie – réponse à Cavanna
L’instinct et la connerie – réponse à Cavanna
OK, le grand problème, c’est la connerie !
Mais de quoi est-elle faite ? Quelles origines ? Quelles muses ?
Est-ce la faute au goût de l’ « aventure » ? L’aventure, pourquoi pas ? Pourquoi mal ? Et puis, l’aventure, c’est la curiosité, l’évolution peut-être…
Est-ce la faute à l’ « illusion » ? Mais l’illusion n’est sûrement pas un produit du paléo-cortex que tu accuses aussi. T’es pas aimable avec la « Nature » ! Elle nous a longuement concocté un super-machin qui traite les informations, les mémorise et nous fait agir… Et je ne suis pas du tout d’accord pour que tu plonges ton scalpel dans mon « instinct » ! Je le trouve très bien et ce qu’il me dicte ne ressemble pas à de la connerie. Au contraire, il m’en préserverait plutôt.
Mon « instinct« , c’est-à-dire l’expression de mon corps, me commande d’agir pour obtenir les satisfactions nécessaires.
Comment vais-je exercer ma prédation ? Là est toute la question. J’ai à ma disposition une extension très futée du paléo-cortex : le cerveau associatif, comme l’a baptisé Henri Laborit. Ce bel outil peut me permettre d’agir intelligemment ; c’est-à-dire au mieux de mon intérêt. À ce stade, rien n’est encore joué. Je risque toujours de déraper et d’être traité de con par Cavanna ! Tout dépend de ce que je crois être mon intérêt…
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Suis-je assez informé pour éviter la connerie. Et, surtout, suis-je assez lucide et autonome pour vraiment analyser, décider et agir au mieux de mon intérêt ?
En fait, je suis, tu es, nous sommes sous influences. Des influences assez fortes pour manipuler – voire totalement asservir – le beau cerveau dont nous sommes si fiers.
À plus d’un siècle d’écart, Max Stirner et Henri Laborit dénoncent les conditionnements culturels qui abrutissent l’individu. Religions, idéologies, morales… programment inhibitions et illusions dans nos systèmes nerveux (suivant les rôles que l’on veut nous faire jouer). L’inhibition et l’illusion, les deux faces du conditionnement :
- l’une pour nous empêcher d’agir,
- l’autre pour nous inciter à agir,
- l’une pour étouffer notre « instinct« , nos besoins et nos désirs, notre égoïsme…
- l’autre pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes et nous faire servir des intérêts étrangers au nôtre.
Religions, idéologies, morales… sont (depuis longtemps mais rarement à l’origine) les masques d’une puissante culture : celle du pouvoir et de l’avoir – l’argent. C’est l’illusion suprême qui fascine tout un peuple fiévreux, du grand prédateur au petit débrouillard. Ils croient (les cons !) que la conquête du pouvoir et de l’argent leur procurera toutes les satisfactions. Ils ne peuvent en douter : ils sont conditionnés, programmés, possédés !
C’est tout juste s’ils réalisent si la culture qui les manipule métamorphose la plupart des individus en automates aux fonctions simplistes (eux compris !) aussi stupidement qu’elle fait des déserts avec les écosystèmes les plus complexes et les plus actifs : les forêts tropicales et équatoriales. Pourquoi se satisfaire de la richesse quand on peut faire misérable ? Il s’agit à tous les niveaux d’une culture réductionniste. Ses bases sont simples, trop simples :
- pour assurer sa prédation (nourriture, sexualité, curiosité, etc.), il faut dominer et posséder.
Voyons, est-ce bien de cette façon que je vais servir – intelligemment – mes intérêts ?
À quoi me sert le cerveau associatif ? Je n’ai pas besoin de lui pour dégager une logique aussi rudimentaire ! L’évolution nous aurait-elle gratifié d’un outil superflu ?
Et qu’est-ce que c’est que cette culture – ce produit élaboré d’une intelligence – qui nous renvoie à la brutalité de l’instinct le plus rustique : posséder pour se satisfaire et dominer pour posséder ? Une culture contre l’intelligence… Ça va pas fort ! Là, c’est là que nous touchons aux racines de la connerie.
On a applaudi le magicien, mais on n’a pas encore vu son visage. On le devine très jeune. Il a les traits des angoisses de la prime enfance. Celles connues de chaque individu depuis la nuit des temps. C’est la peur du petit mammifère qui, en prenant conscience de son individualité, s’aperçoit que la mère distributrice de satisfactions est distincte de lui et peut échapper à son contrôle. Normalement, le problème n’est pas bien grand. On le surmonte vite en découvrant les relations d’échange : tu me donnes, je te donne. Mais, à cause d’une maman trop distante, d’un environnement trop froid, certains ne surmontent pas la crise. Obsédés par l’angoisse de l’isolement et du manque, ils s’agiteront toute leur vie pour essayer de compenser en dominant et possédant. Victimes et emmerdeurs à la fois ! Nous en connaissons tous. Ils encombrent les arènes du pouvoir et de l’argent. Et s’il n’y a pas d’arène, eh bien, ils en créent une (comme certains l’ont fait en pourrissant l’écologisme). Ils font tout de travers. Ils magouillent comme ils respirent, pervertissent et cassent tout pour… chercher le « bonheur » dont ils ont été privés. Et qu’ils s’interdisent de connaître.
C’est sûrement à des malades de cette sorte que nous devons notre chère et très coûteuse culture réductionniste. Elle conforte les délires paranoïaques avec les certitudes du conditionnement. Elle assure sa pérennité en créant de nouvelles générations de frustrés qui, à leur tour, panseront les plaies en jouant les arrivistes, les « yuppies« , les « gagneurs« , les « killers« … Les CONS, quoi !
De la frustration au duo pouvoir/avoir et au refoulement, la boucle s’est vicieusement refermée sur nous. Elle nous désespère. Nous voulons la fuir ; elle est encore là ! Elle nous obnubile et nous dissimule le monde. Comment faire autrement ?
Il y aurait bien un espoir dans l’élévation au-dessus des « bas instincts« … Mais, Cavanna, tu dis que c’est une illusion de plus, un « consolationnisme« . Pourtant, l’issue est attrayante. Elle est joliment décorée de tous les « bons sentiments » et il est bien difficile de résister. D’autant que nous avons tous été imprégnés de ces « bons sentiments » et qu’ils semblent éveiller quelque chose de plus profond en nous.
Liberté, égalité, fraternité, humanisme, générosité… Que de belles choses ! On commence à se méfier en voyant poindre leurs corollaires : le devoir, le « désintéressement » (quelle belle inversion !), la culpabilité, surtout la culpabilité ! Le sacrifice, etc. Sous l’influence de ces « bons sentiments« , on repeint ses pulsions, les motivations des autres, l’univers avec des couleurs irréelles. On est en pleine confusion. On est retombé dedans ! Ces « bons sentiments » sont le nec plus ultra du conditionnement par l’inhibition et l’illusion, la quintessence de l’abrutissement. Ils font de nous des proies faciles pour les appétits du pouvoir et de l’argent.
Cependant, il faut se garder de mettre dans le sac poubelle des « bons sentiments » les réflexions philosophiques – et les motivations – dont ils ont été tirés… pour être déformés. Ce serait risquer de jeter l’enfant avec l’eau du bain.
Si les duettistes capitalistes du pouvoir et de l’avoir veulent à tout prix dévaloriser et déformer ce que nous sommes, notre corps, nos pulsions, nos désirs… C’est sans doute parce que notre nature nous pousse à des comportements incompatibles avec leurs intérêts. L’issue est peut-être là.
Avec des approches très différentes, Max Stirner et Henri Laborit ont balayé les pollutions culturelles, leurs inhibitions et leurs illusions pour découvrir la sincérité de l’être et de son égoïsme. Cet « égoïsme« , cet « instinct« , cette expression des besoins de mon corps ne me commande pas d’agir connement ! Son moteur est la recherche de la satisfaction, la recherche du plaisir. Mon petit cerveau (pourvu que j’aie la liberté de m’en servir), en m’informant des qualités et des possibilités de mon environnement, me pousse à toujours plus de curiosité, d’exigence et de prévoyance dans cette recherche. Je me nourris des êtres et des objets avec le souci de ne pas causer de dommage. Aucune « grandeur d’âme« , aucune « générosité » dans cette détermination. C’est mon intérêt qui me l’impose : je m’assure ainsi la possibilité de renouveler ma satisfaction. C’est encore mon intérêt qui me conduit à m’associer avec les autres et à leur proposer des échanges basés sur la réciprocité :
« Je consomme le monde pour apaiser la faim de mon égoïsme : tu n’es pour moi qu’une nourriture ; de même, toi aussi tu me consommes et tu me fais servir à ton usage (…) Nous ne nous devons rien l’un à l’autre, car ce que je puis paraître te devoir, c’est tout au plus à moi que je le dois. » Max Stirner.
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Les autres, je ne veux ni les dominer ni les exploiter car, alors – étant en état d’inhibition par ma faute -, ils ne seraient plus disposés à poursuivre les échanges dont je tire ma satisfaction. Il est même probable que la relation deviendrait très déplaisante pour moi… À moins que je réussisse à leur injecter inhibitions et illusions sans qu’ils s’aperçoivent de rien… Mais, s’ils sont réduits à n’être que très peu de ce qu’ils pourraient être, je suis perdant et mon égoïsme me traite de con : quelles satisfactions pourrais-je tirer d’individus amputés d’eux-mêmes ?
Mon égoïsme me dicte, au contraire, de rechercher la compagnie d’individus bien dans leurs peaux pour constituer un environnement propice à mon plaisir. Et, au-delà, de favoriser l’émancipation des autres pour mon avenir.
Ces individus qui me donnent des satisfactions, les objets qui me sont agréables, l’environnement qui m’est nécessaire, je les intègre dans mes propriétés. Ils sont comme des extensions de moi. Tout comme je suis inclus dans les propriétés de beaucoup d’autres personnes, de beaucoup d’autres choses. Les mêmes souvent mais pas nécessairement. Cela ne se traduit par aucun droit. La relation se rompt si elle devient désagréable. Cette « propriété » n’implique pas que l’autre soit figé dans un état de disponibilité permanente. Ce n’est pas une « propriété privée défense d’entrer » ! Pas question d’interdire, pas question de me constituer une réserve… C’est une propriété relativiste.
Je n’ai pas peur de manquer. Pourtant, mon égoïsme est insatiable. Il s’étend à tout ce qui éveille en moi un intérêt. Il ne connaît aucune frontière, aucune limite. Il s’étend aux objets lointains dans l’espace et le temps. Il suffit que l’information circule entre eux et moi. Alors, ils deviennent des « proches« . Ils m’appartiennent. C’est ainsi que j’acquiers la faculté de m’identifier. Je peux m’identifier à des êtres, des choses, des ensembles que je ne verrai jamais. Peu importe, je les connais, je les sens présents. Ils vivent en moi et cela me procure du plaisir. De la souffrance aussi quand ils subissent une agression, quand ils disparaissent. L’agression, je la ressens personnellement. La disparition creuse une absence en moi.
Plaisir et souffrance. L’égoïsme (relativiste) relie l’individu aux autres, à l’espèce, à l’ensemble vivant. Il est le régulateur qui associe l’intérêt de chacun à l’intérêt général. Il accorde la pulsation vitale individuelle au rythme de l’ensemble vivant.
Autrefois, certains parlaient de « conscience » et d’ « amour« …
Tous les signes de l’égoïsme sont simples, évidents. Chacun peut les reconnaître. Mais nous avons beaucoup de mal à les ordonner parce qu’ils sont mêlés aux inhibitions et aux illusions dont on nous a pollués. Nous ignorons généralement le langage constitué par l’ensemble des messages, ce que dit la syntaxe. Mais tout espoir n’est pas perdu. Cavanna, faut pas déprimer : le contre-poison est en chacun de nous. D’ailleurs, il s’est déjà exprimé.
Souvenons-nous : « Il est interdit d’interdire« , « Le droit à la différence« , « Nous n’avons qu’une seule Terre« … Les mouvements issus des années 60 ont hurlé la révolte de l’égoïsme relativiste. Militants, nous étions les interprètes d’une pulsion dont nous ne mesurions pas toutes les dimensions et nous n’appréciions guère mieux la perversité du système auquel nous nous confrontions. Nous – je veux dire : les militants sincères – étions confus. Il nous aurait fallu quelques années d’information et de réflexion intensives en plus ! Mais, comme par hasard, la réflexion a vite été sabotée et ses auteurs condamnés à la dissidence. Nous étions donc vulnérables aux pièges d’adversaires dissimulés et entraînés. Doucement, les conformismes ont ressurgi, caressés, encouragés par les manipulations extérieures. La défaite était inévitable.
Comme le féminisme, le courant autogestionnaire, les régionalismes, etc., l’écologisme n’a pas eu le temps de dépasser le stade du cri réflexe. Il est mort en bas âge, assassiné par les « camarades » qui voulaient la dépouille pour s’en revêtir, mais, bien sûr, pas la substance ! Ils ont bien servi leurs maîtres idéologiques et matérialistes. En reproduisant les conformismes les plus éculés, ils ont terni l’image de la révolte, ajouté à la confusion et désespéré la plupart.
Une population humaine pléthorique et une société industrielle qui a fait sienne une logique de condottiere bouffent la biosphère. Parallèlement, en dépit des censures et des manipulations, beaucoup d’informations circulent d’un bout à l’autre de la planète. Les yeux s’ouvrent. Les regards portent plus loin. Les carcans gémissent sous la poussée de la croissance d’égoïsmes de plus en plus relativistes. L’accouchement est commencé. Il sera long et difficile :
- décodage et élimination du brouillage culturel de chacun,
- apprentissage de l’écoute et de l’interprétation du langage intérieur,
- combinaison avec les autres langages (groupes, espèces, ensemble vivant, etc.),
- réglage lumière sur les cibles,
- calcul des trajectoires…
C’est pas le moment de flancher Cavanna ! On a besoin d’égoïstes comme toi pour aider à faire le ménage.
Alain-Claude Galtié avril/mai 1988
paru dans Écologie n°389, en février 1989
indispensables :
Max Stirner, L’Unique et sa propriété, traduction de R. Leclaire, édit. Stock 1899 (réédité).
Les livres de Henri Laborit :
La nouvelle grille chez Robert Laffont,
Éloge de la fuite chez le même éditeur,
La colombe assassinée chez Grasset,
et bien d’autres…