La grande déstructuration

La grande déstructuration

chapitre 3


Contre « la nature », source du mal

Grande distribution de dégradations

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Contre « la nature », source du mal

Tous nos adversaires avançaient en arborant beaucoup de bannières joliment colorées, mais cela n’était que faux drapeaux. Et, comme cela ne suffisait pas, ils y ajoutaient pseudonymes, maquillages et fausses nouvelles. Pour eux, la dissimulation, le travestissement et le mensonge étaient une règle de vie. Aussi, seules la constance et la chance me permettront d’en démasquer plusieurs. C’est dire qu’il faudra de la patience pour en savoir plus. Il faudra d’abord découvrir la complicité des deux nouveaux avec le PSU de Michel Rocard (avec Rocard lui-même et son staff) pour enfin reconnaître, un an et demi plus tard, plusieurs de nos agresseurs dans la nébuleuse gauchiste *, dans le CLAS (1) et parmi les membres vedettes du PSU (lors d’une soirée inoubliable à la Mutualité). Brillante « avant-garde » ! Comme s’il avait été inspiré par ces vedettes, Brel lancera « On se croit mèche, On n’est que suif » (Voir un ami pleurer, 1977). Avant lui, Pierre Fournier les avait habillés pour la postérité : « Mai 68, c’était Marcuse. Ces connards ont cru que c’était Lénine » (ou, pire, Mao !), Concierges de tous les pays, unissez-vous, Charlie Hebdo n°28 du 31 mai 1971. Quoique Marcuse n’avait guère été effleuré par la culture du vivant et du bien commun… Pour bien comprendre la nouvelle gauche écologiste et distinguer celle-ci des gauchismes qui la combattaient, il était beaucoup trop resté sous l’influence marxiste, voire impressionné par la Chine maoïste où il croyait voir une « révolution » ** ! Mais Fournier devait avoir observé bien mieux que je n’avais pu le faire la méprise d’un bon nombre tombés dans le gauchisme (et l’aliénation) pour avoir cru y retrouver la critique des orientations dominantes, la contre-culture et les alternatives. Comme un petit problème d’aiguillage ! Et, probablement déjà, le résultat de belles et bonnes désinformations, façon relations publiques.

* Ainsi un Jacques Bleibtreu, trotskyste maoïsant fils de trotskystes, ami de Brice Lalonde, toujours dressé contre les écologistes.

** encore plus de dix ans après la catastrophe du « Grand Bond en avant » !

Manifestation des courants de la nouvelle gauche, l’éveil de la conscience du bien commun qui courait également les ateliers, les bureaux, les campagnes en 68… était un élan vital, un sursaut de défense du vivant ; tandis que les gauchismes n’ont cessé de démontrer leur aversion pour celui-ci. S’inquiéter pour le vivant menacé partout leur paraissait même ridicule, voire hautement suspect. Fallait-il que nous soyons politiquement faibles, voire faibles d’esprit, voire réacs, pour nous préoccuper des petites fleurs et des petits oiseaux ! Nombre d’entre eux allant même jusqu’à désigner « la nature » comme source du mal *. Quelle aubaine pour les stratèges de la conquête capitaliste. Ceux-ci ne pouvaient rêver de meilleurs alliés objectifs. Et quelle coïncidence !

* Bien plus tard, après quelques dizaines d’années de réflexion dans l’université, l’un d’eux me dira : « la nature est fasciste« . Quant aux autres esprits forts qui se serraient sous la bannière de la croissance, ceux qui ne sont pas déjà morts ou pas encore à la semoule se sont peinturlurés en vert et réécrivent l’histoire.

Moins expérimentés que Fournier, retrouver plusieurs de nos agresseurs dans le CLAS et le PSU fit plus que nous étonner. L’un d’eux était Maurice Najman de l’AMR (Alliance Marxiste Révolutionnaire), un groupe trotskyste si proche du PSU qu’il y adhérera deux ans plus tard, avant de le quitter pour créer des « Comités Communistes pour l’Autogestion » (CCA) avec des militants de la LCR. Trotskystes et autogestionnaires, ensemble… Léon Trotsky n’ayant pas montré de prédisposition particulière pour la démocratie, pour le partage des responsabilités et le respect des autres vivants, cela laissait pantois. Et, comme avec les prosternés devant Mao Tsé-Toung, quel rapport avec le PSU ? N’y avait-il pas méprise ? Combien avaient connaissance des horreurs dont ils se réclamaient ? Curieux ces autogestionnaires ! Pour une audition, ils avaient frappé à la bonne adresse. Bien que, bizarrement, cette autogestion vienne de la Yougoslavie de Tito, donc d’un bel et bon « centralisme démocratique« , nous nous étions laissés séduire, et y avions projeté nos attentes. Nous voulions voir dans l’autogestion une convergence avec une dimension de la philosophie politique écologiste – la circulation libre de l’information pour que, éclairés sur le sens du bien commun, tous décident en bonne intelligence et s’appuient mutuellement dans l’action. Pour moi et quelques autres, cela s’inscrivait dans la continuité historique de la dynamique coopérative. C’était comme un rebond nécessaire pour revenir à l’idée politique première du Mouvement Coopératif, laquelle coïncidait avec la sensibilité politique de la nouvelle gauche. C’était comme si cette dernière descendait de celle-là : le mouvement autogestionnaire qui semblait s’affirmer pouvait revivifier le Mouvement Coopératif déclinant pour contrer l’offensive capitaliste :

« la coopération (est) une transformation, progressive sans doute, pacifique, cela va sans dire, mais radicale aussi de l’ordre social actuel. Pour tous ceux qui l’ont étudiée de près, la coopération est une nouvelle forme d’organisation industrielle tendant à se substituer à l’organisation actuelle« , Charles Gide, L’Émancipation, octobre 1887. L’Émancipation… justement. Las, cette autogestion avait bien peu à voir avec la coopération et nos aspirations.

D’ailleurs, pourquoi dire autogestion plutôt que coopération ?

Un an et demi plus tard, le 14 janvier 1974 à la tribune de la Mutualité, lors d’une soirée mémorable, j’entendrai le même Maurice Najman expliquer doctement quel est « l’axe d’une stratégie révolutionnaire pour l’autogestion socialiste« . Que de « révolution » dans leurs discours ! L’expérience du 23 juin 1972 disait quelle était la valeur de ces paroles. Peut-être nous étions-nous trompés ? Ou avions-nous été trompés sur le sens de cette autogestion qui revenait dans les discours de ceux qui semblaient avoir mission de nous entraver. Nous et beaucoup, beaucoup d’autres.

En attendant, sur l’ancien Pré-aux-Clercs, nos vis-à-vis piétinaient consciencieusement les principes sacrés dont ils se réclamaient. Des pharisiens. L’heure n’était pas à l’autogestion (dans sa version favorable) ! Plutôt à sa négation sans appel. Pourquoi ces gauchistes faisaient-ils un tel cadeau au système qu’ils prétendaient dénoncer ? Juste en face de moi, le futur discoureur de la Mutualité – Maurice Najman, donc – était de ceux qui se déchaînaient pour nous démontrer l’impossibilité de la plus simple des pratiques démocratiques avec eux. Ils ne connaissaient que l’invective. Des fachos ! C’est ainsi que nous les avons aussitôt baptisés avec le langage de l’époque. C’était impropre, l’analyse manquait de finesse, car, eux, n’assumaient rien. Ils se comportaient bien comme tels, mais toujours en prétextant, en se dissimulant, en se prévalant des grands principes qu’ils conchiaient.

Najman était des trois ou quatre grandes gueules formatées, bouchées, exaltées, qui semblaient en représentation devant leurs acolytes. Se rengorgeant comiquement en portant haut la tête, cherchant la voix la plus forte et basse, celle de l’aboiement du chef, ils rejetaient tout ce que nous disions. Peut-être étaient-ils éméchés, mais cela n’explique pas tout et n’excuse rien. Comme nous essayions de leur représenter l’absurdité de la situation et le ridicule de leur présence : ils s’esclaffèrent, entraînant la réaction en chaîne de la claque. Des mal dégrossis. Ils avaient du « Camarades ! » plein la bouche, mais cela sonnait comme une insulte. Pour ces braves, nous n’étions que des bourgeois dégénérés. Tandis qu’eux… C’étaient des grands dont nous avions tout à apprendre. Entre autres, qu’ils étaient – eux – d’authentiques bons bourgeois, parfois descendants de colonisateurs ethnocidaires et écocidaires, ou des aspirants à « la réussite » déjà étroitement mêlés au monde qu’ils prétendaient vomir ; et bientôt tant satisfaits d’être « arrivés » qu’ils ne pourront plus se retenir et continuer à dissimuler. Les autres étaient à l’unisson. Un torrent de tchatche. Cela trahissait une longue pratique. Ils et elles avaient du métier ! Et, sans nul doute, plusieurs verres dans le nez, voire quelques joints comaques. N’avaient-ils pas fait un brainstorming de comptoir, ou banqueté ensemble, pour mieux se coordonner* ? C’était peut-être une autre explication à l’heure tardive du rendez-vous. Mais peu importe les modalités, ils n’étaient pas là par hasard.

* bien sûr, à une terrasse de Saint-Germain-des-Prés, tout près. À la Rhumerie, peut-être, où j’apprendrai plus tard que beaucoup débattaient de la ligne révolutionnaire en sirotant des coquetels.

La diversité, qu’elle soit biologique ou culturelle, ces gens-là s’en foutaient complètement – comme de l’autogestion et de la démocratie. Ils ignoraient tout de la gravité de la crise écologique et sociale planétaire *, n’avaient aucune compréhension de l’alternative écologiste, de la contre-culture (la culture non-capitaliste), et ils n’avaient aucune envie de découvrir. Il était évident que nous n’étions pas de la même sensibilité, que nous n’appartenions pas à la même société. Nous n’avions rien à partager. Leurs réponses à la salve des questions furent très claires : ils ne voulaient pas que nous existions ! Pour eux, nous étions moins que rien. Mais ils s’étaient quand même dérangés pour nous priver du pouvoir de décider de ce que nous étions… Au fond, en mettant les choses au mieux, ils étaient venus nous sauver de nous-mêmes – tout en nous changeant en parias. Sans oublier d’astiquer encore leur ego turgescent.

* son évocation ne provoqua que des rires bêtes. Le rire des aliénés croyant se valoriser en copiant le mépris du système dominant pour le vivant. Mais – gêne – le couple des nouveaux et Fessard ricanaient aussi !

Pour les écologistes (de l’époque) qui misaient sur l’ouverture, sur l’échange, qui proposaient de cultiver précautionneusement toutes les interrelations, les synergies, de restaurer et d’élargir la démocratie à tous ceux qui ne peuvent s’exprimer dans un langage humain, à tous les vivants, à la nature entière, le choc était énorme. Nous étions pris à contre-pied. Forts de leur inculture et de leur fermeture d’esprit, nos visiteurs du soir nous démontraient l’impossibilité de communiquer, seulement communiquer, avec les conditionnés par la culture contre le vivant (« anti-nature« ). Leurs tronches et leurs vociférations étaient assez éloquentes. Seule une haine méprisante, une haine « de classe » et l’envie de nous dépouiller, de nous réduire à rien, de nous « rectifier » peut-être*, avaient conduit leurs pas. Tant d’immaturité ruinait nos espoirs d’évolution rapide pour sauver la biosphère. Il nous faudra longtemps pour digérer l’information !

* comme disaient alors les totalitaires énamourés de Mao qui aimaient à se rejouer les cent fleurs et la révolution culturelle. Et René Dumont – qui était maoïste – n’allait pas tarder à dire son admiration pour la façon dont les cadres dirigeants chinois avaient été « reforgés« . La relation de ces éclairés-là avec le PSU sera confirmé par un de « la bande » : Christian Rouaud parlera de « PSU tendance maoïste« .

Accablé par le spectacle, je ne comprenais qu’une chose : la farce risquait de dégénérer en pugilat à tout moment. Les butors qui nous faisaient face semblaient en avoir l’habitude et le goût (et l’ivresse nécessaire). Cependant, ils étaient venus sans manches de pioches – c’était, selon des confidences tardives, l’un de leurs moyens d’expression favoris, sans doute pour mieux faire sentir toute la finesse de leur langue de bois. Dommage, ils auraient été moins dangereux avec, et j’aurais pu leur donner la réplique. Avec l’abaissement du niveau et la montée des provocations, l’envie ne manquait pas et j’avais une condition physique suffisante pour ne pas trop les décevoir. Mais les autres écologistes ne faisaient pas le poids, et je me serais sûrement retrouvé bien seul. La bagarre n’était pas dans nos méthodes, et nos rangs étaient déjà très clairsemés par les nombreux départs d’Amis de la Terre écoeurés.

Combien d’autres réunions ces énergumènes avaient-ils déjà saccagées ? Combien de bonnes volontés avaient-ils désespérées ? Combien d’autres mouvements parasitaient-ils, s’employaient-ils à effacer sous l’imposture ? Nous verrons qu’aucun mouvement, aucun groupe, aucune action alternative ne leur échappait. Une telle mobilisation… Cela dépassait les motivations des plus furieux. Ils devaient être en service commandé. D’ailleurs, n’était-ce pas pour cela qu’Alain Hervé avait séché son « AG » : pour faire semblant de n’être pas directement impliqué. Pour n’être pas mis dans l’obligation d’au moins simuler une défense de son association. Pour laisser l’opération se dérouler tranquillement.

Sous la conduite de Françoise d’Eaubonne, les féministes ne semblaient pas moins déterminées à tout foutre en l’air. Les tentatives de rappel aux valeurs communes se heurtaient à un mur de ricanements. Aucune chance qu’elles reviennent à la raison. Mais, au fait, pourquoi Françoise avait-elle fait copain-copain auparavant ? Comment pouvait-elle être si tordue ?

Poussant la voix plus fort que les gueulards, je proposais donc au dernier carré d’écologistes de mettre fin au simulacre d’AG et de laisser les envahisseurs délirer seuls. Car, que s’imaginaient-ils ? Que nous allions nous coucher et accepter qu’ils participent et nous dirigent comme des moutons ? Et que s’étaient imaginé les organisateurs de cette pitrerie ? Que nous allions accueillir les intrus à bras ouverts ? Ma solution fut immédiatement adoptée, y compris par Henri Fabre-Luce qui conduisait la réunion (enfin, jusqu’à l’agression). L’Assemblée Générale annulée, j’invitais les derniers Amis de la Terre à sortir, y compris le petit couple et Jean-Luc Fessard. Malaise. Rigolant jaune, incapables de prononcer trois paroles censées, ils déclinèrent piteusement en cherchant l’approbation des envahisseurs qui, décidément, paraissaient avoir un grand ascendant sur eux. Tiens ! Leur attitude semblait signifier que notre solution n’avait pas été prévue dans leur programme…

Nous sortîmes groupés. Sur le trottoir, nous étions bouleversés et incrédules, abasourdis. À proprement parler, sonnés. Comme toutes les victimes d’agressions improbables, nous n’avions pas pu renverser la situation, et nous nous trouvions complètement démunis. Tout cela paraissait tellement irréel ! Nous n’avions jamais été confrontés à une humanité aussi désespérante. Qui étaient ces abrutis ? Même leur nombre nous sidérait : comment pouvait-on en réunir autant ? Cela n’est pas le mouvement social, seul, qui venait de prendre un nouveau coup bas, c’est toute la société.

Impossible de deviner ce qui se cachait derrière tout cela. La présence de la seule personne que nous pouvions identifier – Françoise d’Eaubonne – brouillait toutes les cartes. Nous aurions été encore plus décontenancés si nous avions su quels étaient les autres. Et le petit couple, et Jean-Luc Fessard, à quoi, jouaient-ils ? Évidemment, nous étions trop étrangers aux manoeuvres politiciennes pour réaliser pleinement le péril et pouvoir réagir efficacement. Une seule certitude, tous voulaient notre peau ; voire éliminer l’alerte écologiste. Mais pourquoi, dans quel but ? Henri Fabre-Luce, qui jusqu’à présent avait accompagné Alain Hervé dans ses oeuvres, était véhément. Il ne comprenait pas. Alain Hervé lui avait spécialement demandé d’être présent. Pour cela ! Tiens… donc, Alain Hervé lui avait précisé qu’il ne viendrait pas à l’AG qu’il convoquait. Original. Mais il ne lui avait pas tout dit, et Henri venait de réaliser qu’il avait été instrumentalisé. Et il n’aimait pas ça du tout ! Son savoir d’avocat installé devait lui permettre de mieux apprécier encore. Il bouillait. Il allait se battre contre cette honte, « ce scandale« . Il fallait « sauver les Amis de la Terre » (ses propres mots), organiser la résistance ! Dès demain, il allait appeler Alain Hervé et lui dire sa façon de penser. Égarés, les autres approuvaient. Nous nous séparâmes bien décidés à vider l’abcès.

Et pendant ce temps, que se passait-il dans la salle de danse ? Je ne l’ai jamais su. Aucun témoin n’a parlé. Même Jean-Luc Fessard, pourtant de mots peu avare. Il avait participé à la Semaine de la Terre et je l’avais cru sincèrement engagé. Mais son comportement… Son rôle dans cette pièce misérable, sa complicité intime avec les deux nouveaux si proches de nos agresseurs… Était-il une taupe, un sous-marin, bref un entriste – cet activiste dissimulé des réseaux du pouvoir usurpé et capitalisé, l’ennemi juré du mouvement social par nature sincère et ouvert ? Depuis quand ? Depuis le début* ? Il refusera de s’expliquer, même 20 ans plus tard, quand je lui ferai la surprise d’un appel téléphonique. D’ailleurs, quel hasard, il avait justement rendez-vous avec l’homme du fameux petit couple de juin 72, son compère aspiré vers les hauteurs hiérarchiques du système (devenu ministre) ! Un autre de la première heure aussi, un dont je ne doutais pas, laissa échapper sa trahison et l’attente haletante d’une récompense : une nomination au poste de directeur d’un parc naturel régional. Une sinécure par ci, une décoration par là, une obole au grouillot d’hier sur les frais de la République – si généreuse pour ceux qui ont desservi l’intérêt général… Pour qu’ils se taisent, pour qu’ils nuisent encore et plus efficacement. La distribution des prix était toujours en cours 20 ans après ! Journalistes **, ministres, administrateurs, ambassadeurs, membres du Conseil économique et Social, députés européens, « présidents » de ci, « présidents » de là, de n’importe quoi à foison, Immortels sous la Coupole, mortels croulants sous les coupes de Champagne et les hommages de plus serviles qu’eux, etc. En juin 72, venue tout exprès pour les écologistes, cette engeance choisie pour sa plasticité, son goût pour le pouvoir et l’argent, son empressement à collaborer, celle qui allait bientôt être baptisée « la génération« , était là, devant nous. Soudée par la solidarité des coquins et la manne des cadeaux sans prix, l’omerta était de règle. Les expériences faites depuis montrent que rien n’a bougé. La distribution est toujours en cours. Comme les nuisances qu’ils commettent sans se fatiguer. Comme l’écrira Serge Halimi en préface d’une réédition de la dénonciation d’Hocquenghem : « Un exercice prolongé du pouvoir les avait révélés davantage qu’il les avait trahis. On sait désormais de quel prix – chômage, restructurations sauvages, argent fou, dithyrambe des patrons – fut payé leur parcours (…) ». Et Serge Halimi ne dit rien des coûts sociaux, écologiques et sanitaires monstrueux auxquels ils n’ont pas peu contribué.

* C’est ce que, sous le coup de la colère, insinuera l’un de mes informateurs très tardifs, ce qui fera remonter quelques souvenirs troublants.

**tel Najman, l’aboyeur qui me faisait face ce fameux soir de 1971.

L’annulation de cette invraisemblable « Assemblée Générale » et le départ de tous les membres de l’association, sauf trois, n’arrêta pas la mascarade. Elle prit même de l’ampleur.

Appelé dès le lendemain matin, Alain Hervé ignora nos indignations et éluda nos questions. Évidemment, il savait tout. Cela n’était plus la même personne. Les manières doucereuses et l’écoute n’étaient plus de saison ! En quelques mois, il était passé de l’opération séduction à l’arrogance. Manifestement, une seule chose lui importait : nous porter l’estocade. Nous aurions dû deviner que, après le rejet de l’alerte contre les emballages jetables et la jolie surprise qu’il avait organisée (ou couverte), nous ne pouvions rien attendre de lui, sinon pire encore. Alors, avec gourmandise, il nous annonça sa grande nouvelle : un « président » et une « trésorière » nous avaient été laissés en cadeau par la docte assemblée de la veille. C’est-à-dire que, sitôt débarrassés des membres de l’association qui venaient d’annuler l’Assemblée Générale, les agresseurs auraient fait un simulacre d’élection… Enfin, même pas, pas besoin puisque tous étaient de mèche. Des étrangers à l’association ; mieux, des gauchistes ennemis des écologistes ! Et c’est cette énormité qu’Alain Hervé faisait mine de trouver toute naturelle ! Quelles pouvaient-être les connexions tordues entre un Alain Hervé juste sorti de la revue Réalités et ces gauchistes ? Toute l’affaire était doublement grotesque puisque tout était joué d’avance, que la « désignation » des deux marionnettes était la raison même de l’agression. Ou pire encore, car à quoi bon organiser une agression aussi grossière devant tout le monde, y compris les membres sympathisants, les non-actifs que nous ne voyions généralement pas, et qui ont été tout aussi choqués que nous ?

Le fait que l’AG ait été annulée en séance ne chiffonnait pas Alain Hervé. Lui demander de produire un procès-verbal avec les noms des participants ne le démontait pas. Dire qu’il pouvait remballer son boniment ne servait à rien. Semblant jouir de notre indignation, il affichait la morgue d’un mafieux débusqué par ses victimes. Mais lui, à la différence des mafieux démasqués, ne se repentira jamais. Il était capable de dire n’importe quoi sans sourciller. Qui était ce type ? Là encore, il nous faudra longtemps pour savoir l’essence réactionnaire du bonhomme sous l’apparence pateline. Pour l’instant, confis dans la fausseté, il était tout bonnement infect. Afficher l’invraisemblable, justifier les agressions les plus grossières devant les victimes, bien faire sentir à celles-ci que leur parole ne comptait pas, qu’elles n’étaient plus rien, etc., faisait partie d’un plan. D’un coup, tout partait en vrille et nous n’avions plus prise sur rien, rien à quoi se raccrocher, aucune main secourable tendue. Cela révélait une longue préparation et un personnel nombreux, mais nous n’étions pas armés pour l’apprécier, et encore moins l’affronter. Belle initiation aux mystères de la démocratie représentative. Ne venions-nous pas de vivre l’une des premières agressions anti-écologistes (en France) ?

Il y a matière à s’interroger… Sur quel Olympe Alain Hervé et ses amis du « comité » invisible des Amis de la Terre s’imaginaient-ils siéger ? Jusqu’à quel point nous tenaient-ils pour quantité négligeable – méprisable ? Nous prenaient-ils pour des neuneux ? C’est vrai que leurs tripotages nous passaient loin au-dessus de la tête. Cela ne les grandissait pas. Nous étions trop jeunes pour avoir fait l’expérience de la magouille; en tout cas, à la différence de ceux qui nous agressaient, nous n’étions pas des milieux où cette dégénérescence était commune. Nous avions d’autres soucis et nous manquions des informations nécessaires pour comprendre leurs véritables motivations. Et puis, que savions-nous de l’invisible ? Entre notre préoccupation du bien commun à long terme et leur formatage à la prédation et à la capitalisation, il y avait un abîme. Nos neurones n’étaient pas organisés pareil. Nous n’étions pas de la même culture, à peine de la même planète; sinon, nous, nous n’aurions pas été assez ouverts et sensibles pour percevoir et comprendre la menace sur le vivant, et imaginer une transformation de la civilisation. Sinon, il n’y aurait pas eu d’antiracistes, de provos, de beatniks, de hippies, de Kabouters, de féministes, de régionalistes, de pacifistes, de lanceurs des alertes écologiques, d’inventeurs d’alternatives.

Alain Hervé et ceux qui l’employaient n’étaient-ils pas eux-mêmes un peu simplets pour monter un piège aussi grossier ? Est-ce le déséquilibre numérique entre Semaine de la Terre et Amis de la Terre qui leur avait inspiré le recours à leurs amis gauchistes ? Vu l’esprit bloqué, étriqué, si éloigné de l’ouverture de la nouvelle gauche, qu’ils nous montraient, vu le mépris dans lequel ils nous tenaient, il est assez probable que, oubliant tout le reste, ils ont seulement pensé en électoralistes et que, dès lors, le recours à l’intimidation leur ait semblé tout naturel pour la désignation de leurs chers président et bureau ! Tout naturel… Enfin, plutôt culturel. Révélateur de la nature de leur culture et de son niveau.

Nous fuyions la politique politicienne comme la peste, et voilà qu’elle parachutait ses casseurs chez nous ! Fallait-il que notre différence inquiète !

Devant notre refus d’accepter ce viol et la colère qui nous prenait, avec une furieuse envie de bouter dehors les trois paltoquets – et lui aussi – Alain Hervé baissa prudemment pavillon, mais se contenta de minimiser en assurant que ces désignations n’avaient pas d’importance, que cela n’était que formalités administratives imposées par la législation de 1901, etc. Une telle opération, un tel déploiement pour une banale formalité ! Mensonge dans le mensonge : la loi de 1901 n’impose pas ce formalisme – à moins de recevoir des subventions publiques (jamais vues) ou de s’occuper de mineurs. Mais, au fait, au début de l’année, sans même l’esquisse d’une AG, Alain Hervé ne nous avait-il pas tout à coup présenté un « président » censé lui succéder (Yan Burlot) ? Nous n’y avions pas fait attention et l’avions presque oublié. Le garçon était inconnu des écologistes, mais son numéro de téléphone correspondait au standard du Nouvel Observateur, là où travaillait Alain Hervé et son ami Michel Bosquet, le futur André Gorz – entre autres. Burlot, encore un qui n’était pas aussi bénévole qu’il voulait le paraître. Yan Burlot avait disparu aussi mystérieusement qu’il était venu, à la veille du coup de main sur le Pré-aux-Clercs.

Une prise de conscience, une motivation collective, une mobilisation, un mouvement social… sont choses délicates, fragiles. Tout à l’enthousiasme qui soulevait tant de gens durant ces années-là, nous croyions, au contraire, que la dynamique était puissante et n’en était qu’à ses débuts.

Et voilà que tout semblait s’effondrer autour de nous, révélant des postures et des constructions factices bruissant de messes basses. Un décor ! C’était absurde et abject. Nous ne savions comment esquiver et réagir puisque nous ne comprenions ni à quoi ni à qui nous avions affaire. Avec le recul, beaucoup de recul, on devine que la fragilisation, la démoralisation et l’inhibition de l’action faisaient partie du programme. Le choc psychologique était une stratégie pour nous fragiliser davantage.

Nous imposer l’échec et bien nous faire sentir notre impuissance face aux plus grossières manoeuvres relevait d’une science consommée du harcèlement. Tout cela pour nous conduire à la véritable impuissance, celle du renoncement, de la résignation. Étant parisiens, juste à portée des manipulateurs multi-nationaux, nous bénéficiions d’attentions toutes particulières. Avons-nous servi de cobayes pour tester les techniques les plus adaptées aux écologistes ? Probable. Les laboratoires de « la guerre psychologique » mobilisés pour la conquête capitaliste ne devaient pas y être étrangers. Par exemple, par les bons soins d’un Denis de Rougemont, personnage aussi puissant que discret dont nous ne découvrirons la présence – l’omniprésence – que beaucoup, beaucoup plus tard, en apprenant la composition de cette entité fantôme – le comité – qui n’aurait jamais accepté l’alerte contre les emballages jetables.

Après le choc de l’AG-piège à écologistes, beaucoup abandonnèrent. On ne les revit plus. Cela nous affaiblit tant que, très vite, je constatai que les forces manquaient pour faire le grand ménage.

En matière de harcèlement et de manipulation, nous étions encore vierges. À vrai dire, tant d’inintelligence et de fourberie nous était incompréhensible. Nous n’étions pas de taille à affronter un monde à ce point perverti qu’il s’attaquait aux défenseurs du bien commun, tout en se réclamant d’eux pour mieux se glisser à leurs côtés !

C’est Henri Fabre-Luce qui acheva de nous affaiblir. Oui, lui qui enrageait au sortir de l’embuscade. Lui qui avait juré d’en découdre avec Alain Hervé. Sous prétexte de décider de la façon dont nous devions réagir, il m’invita à le rejoindre chez lui, plus exactement dans son bureau d’avocat, non loin de l’Étoile, au 35 de l’avenue Mac-Mahon. Pour une rencontre entre militants, le lieu était plutôt inapproprié. Quant au mobilier de son bureau… Il m’invita à prendre place sur l’un des deux gros poufs mous qui faisaient face à son bureau ministre, sortes de bouses d’éléphant habillées de cuir, et je dus lutter pour ne pas perdre l’équilibre tandis qu’il prenait place sur un fauteuil confortable, 40 bons centimètres au-dessus de moi. C’était un « test de la chaise bancale » à la puissance 10. Ou, plutôt, une tentative pour me déstabiliser ? L’énormité de la manoeuvre me fit rire et je lui demandai s’il recevait ainsi ses clients, et si tout cela était étudié pour les mettre mal à l’aise. Je ris moins quand il entreprit de minimiser l’agression qui le scandalisait quelques heures auparavant. Son indignation et ses résolutions avaient été gommées… C’est à peine s’il s’en souvenait. Le viol de l’Assemblée Générale ? Cela n’était pas si grave. D’ailleurs, un président est nécessaire (faux d’après la loi de 1901 elle-même), alors pourquoi pas celui-ci ? Il faut savoir composer pour être efficace. Bla, bla, bla… Lui, le juriste, s’était tout à coup mué en avocat du piétinement de toute règle sociale ! Comment avait-il été retourné ? Et si vite ? Mais avait-il été retourné, ou nous jouait-il la comédie ? Cette nouvelle pantomime (y compris le gag des poufs mous) était-elle faite pour nous fragiliser plus encore ? Le feu roulant des injonctions contradictoires auquel nous étions soumis l’était assurément.

L’identité du président fantoche l’avait-elle influencé ? Avait-il subi des pressions ? En tout cas, comme un aveu, nous ne reverrons plus Henri Fabre-Luce aux AT, ni ailleurs. Je n’aurais donc jamais l’occasion de lui demander des explications. Quel dommage.

D’ailleurs, nous ne reverrons pas non plus Yvette Morin et son fils Pierre qui avaient si obligeamment prêté leur grand studio de danse. Dommage, je les avais trouvés sympathiques. Peut-être voulaient-ils éviter les questions gênantes. Sitôt passé la délicieuse soirée du 23 juin, tous s’étaient évanouis. Disparus. Ne s’étaient-ils tenus à nos côtés que pour ça ?

Comme nous avions confiance en notre dynamique (et dans la dynamique de la confiance), la pantomime des Quarante Voleurs nous avaient choqués, mais pas alarmés. Pas plus que Fournier confronté aux perturbateurs monomaniaques de ses réunions. C’était tellement débile que nous ne pouvions imaginer que ces gauchistes et féministes égarées qui nous avaient dévoilé leur vacuité et l’étendue de leur aliénation auraient un jour un quelconque poids politique (en fait, ils l’avaient déjà). L’impudence d’Alain Hervé et la volte-face de Henri Fabre-Luce étaient beaucoup plus inquiétantes. Décidément, cette petite sauterie devait correspondre à beaucoup de choses cachées. Par son cynisme et sa brutalité, par l’importance de la mobilisation, par sa préparation, par l’unanimité affichée, elle révélait une hostilité et des alliances longuement ruminées contre les alertes et les alternatives.

Cela n’est que beaucoup plus tard que, par mégarde, un universitaire distingué m’éclairera sur la normalité du sabotage des processus démocratiques dans un certain milieu à grosse prétention intellectuelle. « Sabotage » en effet, car celui-ci ne se limite pas à couler un navire écolo par-ci et à diffamer un militant par-là… Nous le verrons, sous toutes ses formes, le sabotage du mouvement était lancé dès les années soixante. Logique. Sans sabotage des interrelations communautaires, des autonomies, des résistances et des alternatives, point d’abrutissement et d’aliénation, point de croissance marchande destructrice. Dans ce registre, la contribution des gauchistes et des autres simulateurs soi-disant « de gauche » aux stratégies capitalistes fera merveille.

Le plus sidérant est, peut-être, le mépris de tous ces gens à l’égard des témoins et victimes de leurs manœuvres. Tous ont montré un cynisme confondant. Ont-ils misé sur l’oubli ? Sur la résignation ? Sur l’incapacité à découvrir un jour les coulisses de leur pantomime ? Ils étaient bien sûrs que nous serions réduits à jamais !

Auckland 1985

Bien sûr, nous aurions dû dénoncer publiquement et en profiter pour développer une réflexion. Mais comment ? Nous n’avions même pas accès au Courrier de la Baleine, le journal de l’association qui était étroitement contrôlé par Alain Hervé. Un journaliste qui interdisait l’accès des membres de l’association au modeste bulletin de celle-ci ! Cela ne l’empêchait pas d’appeler à la participation des lecteurs et à la communication « à la rédaction » de « toutes les idées, bonnes ou mauvaises » et d’informations « concernant les mouvements écologiques militants » (la Baleine, n°3, septembre 1972, page 2). Mais cela ne devait être qu’une manœuvre pour recueillir plus d’information. Car, sous la poudre aux yeux, les facilités d’expression qu’il avait fait miroiter se réduisaient en censure par anticipation. Quel que soit le sujet, les écologistes invités à rejoindre l’association ne pouvaient s’y exprimer ! Seule la parole banale voire insipide avait voix au chapitre. Ainsi, il a été impossible de présenter nos expériences et nos idées dans le « bulletin de l’association« . Alerte contre les emballages jetables en plastique (et son avortement provoqué), genèse et déroulement de la manif à vélo, pantalonnade gauchiste du 23 juin 72, projets… Rien ne pouvait être publié. Ni textes, ni dessins, ni caricatures, rien. C’était d’autant plus étonnant que ledit bulletin avait un tirage limité, une distribution confidentielle. Par ce canal, une information sensible, une parole sortant des clichés n’auraient pu trouver un grand écho. Mais peut-être aurait-elle appris au public choisi du bulletin l’existence d’écologistes moins insipides que ceux qu’Alain Hervé et ses commanditaires leur réservaient. Peut-être aurait-elle pu en intéresser plusieurs, leur révélant la supercherie dans laquelle ils étaient entraînés..

La liberté d’expression n’existait pas dans le bulletin des Amis de la Terre (et moins encore au Sauvage). Alain Hervé et consorts n’y laissaient rien passer. Pas même l’article le plus modeste. Pas un dessin. Rien. Mais un Jacques Attali pouvait y écrire, lui qui s’employait à abattre les dernières défenses contre la conquête capitaliste, et tant d’autres adversaires de l’alerte écologiste et apôtres de la croissance. Après la liberté de la Semaine de la Terre et, même, après Jeunes et Nature où le contrôle se faisait discret, cette nouvelle expérience commençait mal.

Entre décembre 1972 et janvier 1973, avec le concours de Baudouin Jannink, Gisela Lebkuchner et Devi Schneiter, j’avais pris l’initiative et réalisé un sondage écologiste auprès des candidats aux législatives de mars 1973. Même le compte-rendu succinct paru dans Le Courrier de la Baleine fut une réduction de mon propre écrit, mais sans ma signature (Élections : piège à écologie, La Baleine n°4, février 1973). Faire moins était impossible. Ce minimum du minimum était juste destiné à donner le change, à ne pas alimenter davantage les suspicions de censure. Du haut de son autorité de journaliste d’un grand media, Alain Hervé m’avait dit : « Tu comprends, il fallait le mettre en forme pour que cela cadre avec la présentation du bulletin« . Non, je ne comprenais pas ce souci de la forme prétexte à la réduction du fond. Tout s’imbriquait parfaitement : l’attractivité des associations-pièges-à-écologistes, le contrôle et le pompage de nos idées et projets, l’entrave, la censure et les agressions incompréhensibles pour nous fragiliser… Et plus sans doute.

La sympathie et l’enthousiasme étaient retombés. À peine associés, nous avions abordé une zone de turbulences et de doutes. À chaque fois, la contrariété était si grande que je préférais refouler la colère qui montait.

L’invitation à présenter les premiers résultats du sondage dans une conférence de presse des Journalistes et Écrivains pour la Protection de la Nature (JEPN), relevait probablement aussi de ce type de service minimum – juste pour faire croire à une ouverture. Sans ouverture. D’ailleurs, après la tribune, les autres intervenants seront très entourés. Y compris le visiteur « incognito« , celui que nul ne connaissait : Brice Lalonde. Sur la cinquantaine de journalistes présents, le seul écologiste invité aura tout le temps de se restaurer (bon le buffet !) et de ruminer quelques interrogations. Un seul vint me parler : Jean-Paul Fenosa-Chapuis. La secrétaire de Carlier aussi. Mais elle allait être rapidement rappelée à l’ordre par son patron, pour juste se tenir à ses côtés durant tout le reste de la soirée. Comme un petit chien.

Bien sûr, il ne fallait pas que les écologistes puissent s’exprimer, qu’ils puissent se manifester, qu’ils puissent avoir des retours et des échanges, que, là, dehors, l’on puisse savoir qu’ils existaient. Nous, écologistes à l’origine du mouvement, étions littéralement effacés. On nous avait déjà rendus invisibles. Mais pourquoi, qui, comment ? Les questions se bousculaient, mais il nous manquait quelques éléments pour seulement commencer à comprendre. Cela n’est que longtemps après avoir été éliminés que nous pourrons nous représenter l’ensemble de la manœuvre. Et quelle manœuvre ! Du bel ouvrage. Une préparation de longue haleine, car toutes ces bizarreries, ces rebuffades, ces mises à l’écart, ces censures, ces agressions n’avaient été que préparations, progressions irrémédiables vers notre effacement définitif. Ainsi allaient-ils pouvoir nous remplacer par les ectoplasmes qu’ils installaient à nos côtés, et qui, eux, avaient accès à ce qui nous était refusé. Aux yeux de l’extérieur, les ectoplasmes prenaient corps tandis que nous disparaissions.

Effacés ! Nous étions effacés. Dans nombre de fictions, une intervention dans le passé peut changer le présent. Dans l’univers de la falsification politicienne, les impostures sont préparées longtemps à l’avance pour défigurer l’avenir. La censure précoce des écologistes et de toute la nouvelle gauche, leur remplacement par des répliques expurgées, et (nous l’apprendrons plus tard) la manipulation de la transmission, ont sélectionné et façonné une mémoire collective parfaitement sans risque pour le système mortifère. Une mémoire sédative qui fragilise les critiques et les oppositions : un récit expurgé de tout ce qui pourrait menacer le système de l’exploitation maximum, mais enluminé d’illustrations utiles à celui-ci. Ce puissant outil de démobilisation et de résignation tourne toujours à plein régime.

Grande distribution de dégradations

S’il n’était guère ouvert aux écologistes, le Courrier de la Baleine, bulletin des Amis de la Terre, allait se faire très accueillant pour des réseaux bien peu écologistes. Même le lobby de la « grande distribution » y a eu ses entrées ! Incredibile, no ? Et, cela, grâce aux bons soins de… Michel Bosquet (qui commandait à Alain Hervé). C’est en effet grâce à lui que le fils Leclerc (oui, celui des supermarchés) allait pouvoir se répandre pour, après l’élimination des écologistes, donner le change en manipulant les nouveaux environnementalistes. Écoutons Michel-Édouard Leclerc faire l’éloge de Michel Bosquet : « Il m’initia au journalisme en sollicitant des contributions pour des revues comme « La Baleine », « La Gueule Ouverte »« * (et, d’après Alain Hervé, Le Sauvage), juste avant de lui faire « intégrer la première équipe de rédacteurs de Que Choisir ? » **. Que d’égards pour ce jeune homme, et que de liberté d’action gracieusement offerte par ce journaliste distingué et ses collègues ! Pendant ce temps, tandis qu’un rejeton de la « grande distribution » était douillettement installé à leur place, les écologistes, ceux de l’origine des alertes et de l’ouverture au vivant, ceux du coeur de l’action, étaient mystifiés, entravés, écartés ***… Tout est résumé. Mais il restait encore beaucoup à découvrir sur l’étendue et la perversité de l’opération, et sur le rôle de Michel Bosquet.

* Évidemment pas celle de Fournier ! Celle d’Isabelle Cabut.

** c’est Jean-Claude Dorrier, ancien de « Que Choisir ?« , qui me l’a appris avant que ME Leclerc, lui-même, en témoigne dans La tribune de Michel-Edouard Leclerc

www.michel-edouard-leclerc.com/wordpress/archives/2007/10/andré-gorz-la-mort-d’un-philosophe.php)

*** Michel-Édouard Leclerc et – nous allons bientôt le découvrir – au moins un autre dissimulé du capitalisme qui s’était déjà glissé à nos côtés.

Pourquoi ce mystérieux Michel Bosquet, discret patron – « de gauche » – du Nouvel Observateur, couvait-il le fils Leclerc et l’introduisait-il dans tous les poulaillers ? N’était-ce pas une conduite originale pour un futur « philosophe écologiste » et « décroissant« . Bosquet était bien éloigné de l’image qui lui a été donnée en tant qu’André Gorz.

Incroyable ! Après m’être cassé le nez dessus chez des coopérateurs qui avaient déjà glissé dans le néolibéralisme de la marchandise, je retrouvais la « grande distribution » avec un réseau d’influence immiscé aussi bien dans la presse que chez les écologistes. Rétrospectivement, cela dit l’efficacité du maillage déjà réalisé dans tous les secteurs menaçants pour le totalitarisme capitaliste en voie de mondialisation, donc l’importance et l’étendue de la mobilisation réactionnaire.

L’expression « grande distribution » parle aussi. Le commerce était traditionnellement suspecté de grossir la rétribution de ses services (probablement une désinformation à la mode d’Eward Bernays). Alors, pour dissimuler la réduction desdits services et la mise en coupe réglée des producteurs, il était nécessaire d’emballer joliment la nouvelle formule. Grand Commerce aurait fait mauvais genre, mais distribution… Quel beau nom pour masquer l’ogre qui allait imposer sa loi à toute la société – à toutes les sociétés ! Distribution, comme distribution gratuite, comme distribution des prix, comme distribution de cadeaux, comme distribution aux pauvres. Cela évoque le désintéressement, la générosité… Une « distribution » ne peut être que positive. Surtout si elle est « grande » ! C’est la signature d’une tromperie de grande ampleur. De la belle et bonne manipulation du langage pour faire tomber les préventions et manipuler les motivations. Les labos de la novlangue avaient fait du bon boulot. Ils n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin !

J’apprécie particulièrement l’ouverture des colonnes de La Baleine, le bulletin des Amis de la Terre, et du Sauvage d’Alain Hervé, Philippe Viannay, Claude Perdriel, Michel Bosquet, etc, à un représentant d’un tel lobby. En dépit des prétentions, l’écologie les avait à peine effleurés. Cela dit tout de la conception de la liberté d’expression et de la bonne façon de faire une société chez ces gens s’auto-désignant comme « l’élite« . Ouverture insuffisante. Trop faible empathie pour comprendre l’alerte écologique et intégrer une dynamique coopérative. Comme un certain que j’allais rencontrer beaucoup plus tard, ils avaient une conception très spéciale du « jeu de la démocratie« . Leur démocratie « de gauche » excluait les manants, mais s’accordait à merveille avec les objectifs du commerce financiarisé. Sans doute tout autant avec ceux d’autres lobbies. Leur démocratie correspondait donc à la conception de Walter Lippmann qui défendait la désorientation et la manipulation de l’opinion pour « fabriquer des consentements » ; tout en prétendant y voir une « révolution dans la pratique de la démocratie« . Cette « démocratie » étant, dans le meilleur des cas, limitée au choix de gestionnaires du capitalisme présélectionnés de longue date.

En toute simplicité, la « grande distribution » est, depuis les années cinquante, à la pointe de l’offensive capitaliste, tant à l’échelle du village que de la planète. Dans l’élan donné par les promoteurs de la manipulation de masse par la consommation de nouveaux produits manufacturés, elle aura peut-être été le plus puissant levier de la rupture culturelle, écologique et sociale qui a mené, non pas à la prospérité promise, mais aux effondrements en série. Or, parmi les objectifs du Plan Marshall lancé à la veille des années cinquante sous prétexte d’aide à la « reconstruction« , avec le crédit et le « pouvoir d’achat » comme lubrifiants, il y avait le développement de la consommation de masse. Cette opération de la guerre froide visait à promouvoir un modèle d’abondance en opposition au modèle frugal communiste. Mais, derrière les apparences, le grand enjeu de la consommation de masse était de substituer l’acte d’achat et la possession matérielle aux savoirs-faire ensemble, entraides, réciprocités, fiertés, etc., qui construisent l’être et le collectif. Donc, de substituer un individu désorienté aux communautés.

Il fallait déstructurer le plus largement possible les personnalités et les communautés (en utilisant la manipulation de masse à la Bernays), pour développer des dépendances, mieux assujettir et faire adhérer les exploités à l’exploitation…

En 1917, le gouvernement du président américain Thomas Woodrow Wilson avait créé le Comité pour l’information publique (dite Commission Creel) pour faciliter l’entrée en guerre en 1918, car, l’opinion étant majoritairement pacifiste, il fallait « l’informer » pour la faire changer d’avis. Remarquable, la Commission était pour partie composée de journalistes et autres professionnels des médias, des gens censés être attachés à la véracité des faits. Sauf que, justement, ce sont eux qui sont les plus exposés aux manœuvres de séduction de la caste dominante. Et qui y succombent ! Utilisant les plus grosses ficelles de la désinformation, la campagne de propagande américaine avait réussi à retourner l’opinion publique, maquillant l’entrée en guerre en décision démocratique *. Comme avec la légende des armes de destruction massive de l’Irak au début des années 2000, elle-même diffusée aussi avec le concours de nombreux journalistes (et tant d‘autres exemples !). Chez les élitistes, les exploiteurs et les pique-assiette du grand banquet, le spectaculaire succès de 1918 a stimulé l’inventivité en matière de détournement des motivations. Issus de la Commission Creel, Edward Bernays et Walter Lippmann excelleront dans la stratégie de l’extinction de tout esprit critique, et ils le feront si bien qu’ils semblent encore conseiller les prédateurs d’aujourd’hui. L’une des premières cibles : la sensibilité ouverte sur le vivant, celle qui vivifie la conscience la plus grande sans laquelle tout devient possible en matière d’abêtissement et d’assujettissement. Ainsi ces artistes du mensonge et leurs nombreux émules préparaient-ils une mise à mort définitive de la démocratie sous l’illusion de son simulacre. On voit d’où vient l’objectif de la machinerie propagandiste de la guerre froide : « conquérir l’esprit des hommes« . Sans oublier la « conquête des coeurs et des esprits » développée par les services psychologiques de l’armée française (la septième arme) autour des années 1950 – avant de migrer vers la défense de l’entreprise face aux contestations.

* Captains of consciousness : advertising and the social roots of the consumer culture, Stuart Ewen 1976, Basic Books, 2001.

La société de l’indécence – Publicité et genèse de la société de consommation, Stuart Ewen 1983, Retour aux Sources 2014.

Pour développer la consommation de masse, quoi de mieux que des supermarchés donnant l’illusion d’une abondance à portée de la main ? La « grande distribution » allait donc tenir le premier rôle dans la stratégie d’abrutissement ouvrant la voie à toutes les déstructurations, avec pour objectif ultime la concentration du capital.

Dans les années 1930, des membres de l’École de Francfort dénonçaient la consommation comme destructrice pour la démocratie. Ils assimilaient le consommateur moderne non pas au citoyen parfait, mais au contraire au sujet parfait d’un régime autoritaire (et, en particulier, du fascisme).

Dans la grande tradition des coups bas fomentés par « le haut« , par la caste dirigeante, le système prédateur de la « grande distribution » a progressé dissimulé derrière la démagogie des « prix bas« . C’était l’appât, et cela l’est resté. L’oeil d’autant plus rivé à l’étiquette que le coût réel de sa miraculeuse modicité leur était dissimulé, des multitudes de consommateurs ont défilé sans soucis de la diminution de la variété et de la qualité, de la chute de la diversité biologique (2), des subventions publiques déversées en « aides » de toutes sortes, de l’intensification de l’exploitation partout, des nouvelles pollutions, des nouvelles maladies, etc., cachées derrière le rideau de fumée des « prix bas« . Des consommateurs chaudement encouragés par les progressistes chantant des odes au « pouvoir d’achat » en le confondant avec le « niveau de vie« . Les curieux journalistes penchés par-dessus l’épaule des écologistes étaient de ceux-là.

Derrière l’étalage de la propagande, les « prix bas« , enfin, les prix artificiellement abaissés ont été réalisés en tendant à éliminer les coûts sociaux et écologiques ; coûts « externalisés » sur la biosphère et l’avenir des nouvelles générations, ici et partout ailleurs. Par cet artifice, l’augmentation du « pouvoir d’achat » était censé améliorer le « niveau de vie« … Un « niveau de vie » ne tenant aucun compte des énormes dégâts collatéraux. Si modeste soit-il, ce gain en « pouvoir d’achat » – ajouté à l’enrichissement des patrons de la « grande distribution » vite devenus milliardaires – a été obtenu en ruinant des catégories et des populations entières et leurs écosystèmes.

Plutôt qu’une amélioration des conditions de vie, les « prix bas » ont entraîné un accroissement de la consommation d’énergie, de matière et de vies. L’économie réalisée au détriment des plus nombreux est allée gonfler les portefeuilles des fabricants des nouveaux « biens de consommation » imposés et s’imposant à tous en multipliant les dépenses et les contraintes (voitures, écrans, téléphones…). Dans le style « trucmuche libère la femme« . Ce niveau de vie-là allait détruire la majeure partie des conditions nécessaires à sa réalisation. La démagogie fonctionne encore et, par exemple, précipite des légions d’automobilistes ignorants de leur boulimie de matière, d’énergie et de vies à la recherche du moindre centime d’économie.

Mais la note des « prix bas » est présentée maintenant à l’échelle planétaire, et nul ne peut ignorer que les effondrements conjugués du vivant et des climats en font partie. La planification des « prix bas » agricoles a éliminé la plupart des paysans pour imposer l’intensification des productions, donc l’élimination de la polyculture-élevage familiale et coopérative qui, les années maigres, garantissait la subsistance, sinon des revenus confortables. Trop impénétrable par les lobbies industriels et financiers !

La « grande distribution« , qui était si chère à Alain Hervé, Michel Bosquet et leurs amis, est une arme de grande déstructuration. Elle s’est d’abord illustrée en jouant un rôle déterminant dans la ruine des producteurs (l’essentiel du « secteur primaire« , comme ils disent). Relativement autonomes, multiples, diversifiées, fières de leurs savoirs et de leur ouvrage, inscrites dans des histoires qui façonnaient les cultures et les paysages, ici même, les populations des campagnes gênaient des prédateurs qui semblaient inspirés par les colonisations depuis 1492. Pour concentrer le capital et extraire des profits maximaux, d’une manière un peu plus subtile que celles employées ailleurs *, il fallait affaiblir les campagnes en supprimant les moyens d’existence échappant à l’ordre marchand, en diminuant les revenus des productions vendues, tout en créant des besoins aussi nouveaux que ruineux. Dès les débuts de la Cinquième République, la planification économique a imposé une réduction drastique de la diversité des produits agricoles, tout en réduisant leur prix et en foulant aux pieds ce qui restait de démocratie. La soumission des producteurs aux accapareurs soutenus par la finance, par le moyen de la dépossession de la liberté de choisir ses distributeurs (Circulaire Fontanet du 31 mars 1960), a fait le reste. De la sorte, les nouveaux « grands distributeurs » ont pu mettre le couteau sous la gorge des industriels intermédiaires, lesquels ont fait de même avec leurs fournisseurs, et ainsi de suite jusqu’aux premiers producteurs : les cultivateurs, les éleveurs, les artisans qui, sitôt après, commencèrent à protester, mais en vain… Les « prix bas » étaient nés de la rencontre entre spéculateurs et élites technocratiques très fières d’avoir trouvé un moyen de donner du « pouvoir d‘achat » à certains – mais au détriment des autres et du vivant. Avec cette machinerie totalitaire, la majeure partie des populations des campagnes allait être plus facilement déracinée et jetée dans le chômage et les banlieues**, comme le préconisaient les planificateurs de la ruine écologique et sociale.

* Massacres, déplacements de populations, trafics de drogue, politique de la canonnière, etc.

** « l’exode rural » des années soixante et la suite : Sous les dorures du productivisme et des Trente Glorieuses, avec la « Révolution Verte », la colonisation capitaliste et le saccage des campagnes

Détail : comme l’a montré mon échec à promouvoir le bio même chez les coopérateurs *, la « grande distribution » a joué un rôle majeur dans l’entrave à l’essor du bio, et dans l’uniformisation des produits par le bas, partout où elle a étendu son emprise.

*1971 – Les COOP et le Mouvement Coopératif refusent le bio

Il faut savoir apprécier la coordination des processus de déstructuration-colonisation lancés avec les différents plans des années quarante-cinquante (le Plan Monnet et le Plan Marshall en tête) :

– d’abord, la ruine écologique et sociale des campagnes pour réaliser une production intensive d’exportation et concentrer la propriété et les profits (avec la même politique agricole, 6 décennies plus tard, la France perdra encore 100 000 fermes en 10 ans pour tomber à moins de 400 000 « exploitations » en 2023 !),

– puis la dépossession des commerçants de village et de quartier, familiaux et coopératifs, par l’essor de la « grande distribution » et des « zones » commerciales éloignées de l’habitat,

– le rejet des usines, fabriques et ateliers hors des villes, délocalisés à la place de bois ou d’espaces humides, sur des terres agricoles, dans des « zones » industrielles et même artisanales, pour dissocier le travail et l’habitat, et accroître toutes les distances,

– la politique expansionniste du modèle pavillonnaire et des lotissements, cette artificialisation générale qui a détruit les fermes et les jardins, et leurs sols vivants, intégrés à l’habitat, ou très proches, pour réduire l’autonomie, la convivialité (les « liens sociaux« ), et encore accroître les distances parcourues quotidiennement, y compris dans les villages ; une déstructuration massive qui contrariera la réduction de la consommation d’énergie et de matière indispensable pour restaurer la biodiversité et stopper la dérive climatique,

– le développement du système automobile auquel les autres programmes ont grandement contribué, en accroissant toutes les distances (trains et tramways sacrifiés exprès).

Pour extraire un maximum de profit en accroissant la dépendance, ces processus imposés ont mené dans des impasses écologiques, économiques, sociales, énergétiques.

ACG

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notes

(1) Comité de Liaison pour l’Autogestion Socialiste sous contrôle du PSU rocardien.

Le CLAS se réunissait au 73 de la rue Sainte Anne, Paris 2ème, ou rue Godot de Mauroy. L’une et l’autre adresses appartenaient à La Vie Nouvelle, une formation où Jacques Delors avait animé les cahiers mensuels Citoyen 60, puis les clubs du même nom. Sans rien deviner, nous nous retrouvions au coeur de la Deuxième Gauche !

Cela n’est donc sans doute un hasard si, dans le CLAS, nous n’avons vu qu’une coquille vide de toute substance*. Il était impossible de s’y faire entendre – surtout comme écologistes ! Comme coopérateurs aussi, car les aboyeurs gauchistes qui tenaient le groupe sous leur férule semblaient ignorer jusqu’à l’existence du Mouvement Coopératif. Avec ce CLAS qui n’était qu’un décor fait pour appâter le chaland, nous nous retrouvions au coeur de la « Deuxième Gauche«  anti-écologiste ! L’ambiance rappelait le Grand Amphi de la Sorbonne en 68 et l’agression du Pré-aux-Clercs de juin 1972. Et pour cause, c’étaient en effet les mêmes.

* l’article éclairant de Thierry Pfister :

Le groupe Objectif socialiste s’est divisé entre partisans du CLAS et partisans de l’union de la gauche, Le Monde du 13 novembre 1973, page 10

L’ALLIANCE MARXISTE RÉVOLUTIONNAIRE : ce n’est pas le réformisme.

Après son deuxième congrès national, l’Alliance marxiste révolutionnaire (trotskiste) déclare que « la tâche du comité de liaison pour l’autogestion (CLAS) est de combattre vigoureusement les tendances réformistes : celle du P.S. et celle qui s’exprime à l’intérieur de la C.F.D.T., qui cherchent à récupérer l’idée de l’autogestion pour mieux la vider de son contenu révolutionnaire. » (…)

« L’autre tâche du C.L.A.S. est de construire une organisation politique révolutionnaire extrêmement militante qui reprenne ce qu’il y a de meilleur de la tradition communiste, soit armée du programme marxiste de notre époque pour l’autogestion socialiste et de nature différente des groupes d’extrême gauche, tels que la Ligue communiste, Lutte ouvrière, voire Révolution et autres, qui n’offrent d’autres réponses que la critique de l’autogestion et la « force » future de leur appareil, d’ores et déjà « Parti révolutionnaire » de demain. « Le congrès a élu le comité central qui a désigné les huit membres du bureau. Ce sont MM. Nicolas Baby, Henri Duparc, Michel Fiant, Alain Godot, Jean Grobla, Gilbert Marquis, Maurice Najman et Jean-Louis Weisberg. »

Publié le 08 juin 1973 à 00h00 – Mis à jour le 08 juin 1973 à 00h00

https://www.lemonde.fr/archives/article/1973/06/08/l-alliance-marxiste-revolutionnaire-ce-n-est-pas-le-reformisme_2552051_1819218.html

Ce seul petit article révèle beaucoup sur leur présomption, leur fermeture et leur goût des hiérarchies verticales. Légèrement en contradiction avec la revendication autogestionnaire ! Et la dénonciation du PS et de la CFDT est d’autant plus curieuse que leur action contre les écologistes était comme accordée aux intérêts de ces formations. D’ailleurs, nous apprendrons plus tard qu’elle était guidée par des intermédiaires très proches du PS et de la CFDT, et, nous allons le voir, mieux encore. Alors, n’étaient-ils pas les premiers à être manipulés ?

À l’époque même de l’agression des écologistes, les AMR and C° se répandaient en proclamant défendre « l’idée de l’autogestion » contre ceux qui voulaient « la vider de son contenu révolutionnaire » !

(2) Supermarchés et centres commerciaux sont arrivés en Amazonie dans les années 2000, sous l’administration de Lula da Silva (celui qui a viré l’écologiste Marina Silva pour la remplacer par une plante verte). C’est à ce genre de « développement » que pensaient les initiateurs du saccage dans les années 1960 et 1970. Exemple :

La mise en valeur de l’Amazonie brésilienne – Les routes transamazoniennes, Michel Foucher, 25 pages, La Documentation française N°4 110 – 4 111, 15 septembre 1974.

Michel Fouchet introduit le sujet en n’hésitant pas à citer les dictateurs Getulio Vargas, Castelo Branco (lanceur de l’Opération Amazonie en 1966), et Emilio Medici comme des références. C’est le début d’un éloge de « l’entreprise amazonienne » marquée par des « inaugurations routières successives au coeur des forêts équatoriales » correspondant à « la mise en place d’un appareil d‘Etat d’autant plus efficace qu’il est pris en charge par des militaires« . Cela pour faire « un espace complémentaire de la croissance économique nationale« .

« L’entreprise amazonienne » ! Comme avec le Congo Belge, avec l’Indonésie réduisant en espaces industriels des écosystèmes essentiels à la biosphère, et quelques autres exemples épouvantables (après l’Amérique du Nord et l’Australie sous la botte des colons), on ne peut mieux souligner le caractère totalitaire de la colonisation des peuples autochtones. Le géographe Michel Foucher semble chroniquer le « Far-West » des années 1830-1870 avec son ethnocide et son écocide. L’histoire des « pays vides » qui n’attendent que les colons est toujours écrite avant d’être accomplie. D’ailleurs, il emploie « colonisation » sans malice, comme naturellement.

Du texte de Michel Foucher, on retiendra encore cette vision réductrice typique des planifications technocratiques :

« D’autre part s’offrent des possibilités d’utilisation d’un facteur de production très bon marché, la terre, et jusque-là négligé, puisque inaccessible. Dans un contexte de pénurie croissante de viande bovine, l’option élevage devient attractive, qui vise avant tout l’exportation« . Pas l’ombre d’un doute. Cette terre qui renferme et porte l’une des associations de vie les plus diversifiées de la planète, et accessoirement quelques peuples riches de culture écologiste, n’est plus qu’un « facteur de production très bon marché » dont on peut faire n’importe quoi, une fois nettoyés les encombrants qui prolifèrent à sa surface (végétaux, animaux, populations humaines…). Les routes transamazoniennes qui faisaient rêver Foucher horrifiaient les écologistes depuis des années. Nous savons tous, aujourd’hui, de quel désastre planétaire ces planifications ont accouché. Pourtant, même Fouchet se faisait l’écho de quelques craintes… Page 88, « La destruction de la forêt et ses conséquences » pourrait donner l’impression d’une prise de conscience. Il y est même évoqué « le rôle de l’évapotranspiration dans la formation des pluies » ! Mais l’éclaircie est vite masquée par le retour d’une « nouvelle géographie amazonienne » sous « le développement« .

À la même époque, tandis que la censure condamnait les écologistes à la confidentialité, un autre pouvait largement faire partager son formatage impérialiste. Ses articles sur l’Amazonie nous avaient stupéfiés : « (…) À perte de vue il n’y avait que l’éternité pétrifiée, angoissante de la forêt (…) même dans un pays comme le Brésil qu’encombre encore sa masse végétale (…) la forêt dévoreuse d’énergies. À première vue, elle n’est qu’anarchie. Pourtant un ordre impitoyable y règne. Deux catégories d’arbres : les dominants, les dominés (…) une région immensément verte et immensément vide (…) », L’Amazonie en train de naître, Charles Vanhecke, le Monde du 12 mars 1976

(https://www.lemonde.fr/archives/article/1976/03/09/i-le-paradis-perdu_2962055_1819218.html). Triste époque où la liberté d’expression était interdite aux écologistes pour être réservée aux porteurs des représentations les plus fausses. Comme Le Nouvel Observateur, Le Monde ne cessait de nous surprendre désagréablement. Nous étions encore loin d’avoir tout vu et de deviner pourquoi.

Et cet autre, un responsable de l’ONF, qui parle de « véritable chaos végétal et amas inextricables » à propos de la forêt primaire guyanaise. Pour ces intelligences bétonnées par la culture de la « domination de la nature » (culture impérialiste, dite anti-nature), la mise à mort était une naissance.

CASINO, un acteur français lié à la déforestation dans les pays les plus riches en diversités

http://envol-vert.org/wp-content/uploads/2020/06/Rapport-Casino%C3%A9coresponsable-de-la-d%C3%A9forestation.pdf

Redoutablement efficace dans la mutilation des écosystèmes et la métamorphose des paysanneries et des peuples autonomes en lumpenprolétariat industriel, la grande distribution a joué un rôle premier dans l’expansion des nouvelles crises planétaires.