Aucun homme n’est une île

Aucun homme n’est une île

Complément au chapitre 1 de :

La Grande Casse écologiste et sociale

De l’alerte et des alternatives aux effondrements

« Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble (…) la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain« 

John Donne, 1572 – 1631

Phénomène suscité et entretenu par la production des étoiles et leur flux d’énergie, la vie n’a cessé d’engendrer de l’organisation par association des éléments de base, puis par combinaison et recombinaison de ses créations. Plutôt que la mutation aléatoire et la lutte éliminatoire chères à ceux qui ne peuvent être sans se croire supérieurs, la coopération, l’association et la symbiose sont les principales dynamiques créatrices de la diversité des êtres et des niveaux d’organisation. Les bactéries et la biosphère – le microcosme et le macrocosme – sont nés en même temps et ont évolué de concert. La vie est un foisonnement de relations, d’actions et de rétroactions en boucles, en tourbillons, en spirales, en spirales de tourbillons… Toutes et tous se stimulent pour créer des formes toujours plus complexes dont les capacités, les qualités surpassent la somme de celles de leurs constituants (c’est la caractéristique des dynamiques holistiques). Elle est un mouvement synergique dont le sens est celui de l’augmentation de l’information (celle-ci est proche de l’esprit des Anciens), de l’intelligence et de la sensibilité. Du plus modeste au plus grand niveau d’organisation constitué de tous les autres, la vie maintient un équilibre dynamique interne, donc sa forme, par l’interaction de multiples régulations. La vie se crée et s’organise elle-même. Elle se complexifie et s’adapte aux changements. Elle est autopoïétique.

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Homéostasie : Dès 1865, Claude Bernard remarquait que « la constance du milieu intérieur est la condition essentielle d’une vie libre« . Au début des années 1930, le physiologiste Walter B. Cannon qualifie d’homéostasie la conservation de la forme des organismes par le jeu interactif de multiples actions régulées en fonction de cette conservation, laquelle est en retour indispensable au maintien de chacune de leurs parties. Auparavant, Henri Bergson avait remarqué la « coordination spéciale des parties au tout qui est caractéristique du phénomène vital« , et Henri Laborit allait écrire : « Pour qu’un organisme fonctionne correctement, il faut que tous les éléments de chaque niveau d’organisation, depuis la molécule jusqu’à l’ensemble, participe pleinement au maintien en vie de cet organisme« . C’est cette relation d’interdépendance et de complémentarité typiquement holistique que Edouard Goldsmith a baptisé homéotélie. C’est la condition du maintien des organismes vivants, du plus petit au plus grand et complexe, la biosphère.

Autopoïèse : De auto (soi-même) et poièsis (création). C’est la capacité de se construire et de se maintenir en s’auto-régulant.


Le parler moderne, donc la façon de penser, a été beaucoup plus façonnée par l’opposition des intérêts, la lutte pour « le pouvoir«  et même la guerre, que par la compréhension de
l’économie de la nature , des complémentarités, des interdépendances, donc par une approche des dynamiques de l’association. C’est au point que nous avons fait nôtres des vocabulaires guerriers étrangers (de la guerre économique également), et que nous les mettons à toutes les sauces, tandis que nous butons sur des mots descriptifs de l’organisation coopérative du vivant (son économie, comme a dit Linné), même s’ils puisent dans les racines de notre langue. Cela semble indiquer que, bien plus que les mots, c’est la tournure de la pensée toujours en interrelation avec la nature qui déroute les esprits sous influence de la culture impérialiste. Holisme, holistique, autopoïèse, autopoïétique, homéotélie, hétérotélie, homéostasie ne sont pas plus rébarbatifs que les barbarismes de l’informatique, du commerce ou de la finance spéculative. Il sont surtout beaucoup plus utiles. Pour progresser dans l’alternative au système destructeur, il va falloir se décider à faire au moins l’effort que nous consentons sans y réfléchir pour assimiler les jargons de la pensée dominante. Vaincre l’inertie du langage de la domination et choisir le langage de la bonne intelligence avec notre être et notre environnement est une action décisive dans l’ouverture sur de meilleures compréhensions de la Vie.

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Dans ce contexte, les recherches de Pierre Kropotkine et des biologistes A. Schimper, Andrei S. Famitsin, Boris M. Kozopoliansky, Konstantin S. Mereschovsky, Paul Portier et Ivan Wallin, sont restées méconnues, rejetées avec dédain par les défenseurs du dogme dominant déjà échaudés par l’évolution coopérative de Charles Darwin, Kropotkine, etc. Entre la fin du XIXème et la première moitié du XXème siècle, en constatant que des bactéries avaient constitué les cellules eucaryotes, ils avaient su voir le rôle essentiel joué par les différentes formes de la coopération et de l’association (l’entr’aide de Kropotkine) comme premiers principes du vivant. C’est, enfin, grâce à Lynn Margulis et Dorion Sagan que les verrous du conditionnement ont commencé à céder devant les constats sur la place essentielle de l’association dans l’organisation du vivant (a).

Désormais, comme Lynn Margulis et Dorion Sagan, beaucoup d’autres ont reconnu chez une grande variété d’êtres « des reliques vivantes de ce qui fut autrefois des individus séparés« , renforçant de plus en plus « la certitude que tous les organismes visibles ont évolué par symbiose, le groupement qui conduit à des avantages mutuels par le partage permanent des cellules et des corps (…) Depuis la première bactérie jusqu’à aujourd’hui, des myriades d’organismes formés symbiotiquement ont vécus et sont morts. Mais le commun dénominateur microbien reste inchangé dans son essence. L’ADN humain dérive d’une séquence intacte des mêmes molécules que les plus anciennes cellules qui se formèrent sur les bords des premiers océans, chauds et peu profonds. Le corps humain, comme celui de tout être vivant, préserve l’environnement de la Terre primitive. Les hommes coexistent avec les microbes d’aujourd’hui et ils abritent les restes des autres, symbiotiquement intégrés à l’intérieur de leurs cellules. De cette manière le microcosme vit dans l’homme et l’homme en lui (…) Bactéries mises à part, tous les organismes, absolument tous, sont le résultat de l’association de plusieurs organismes individuels, qui se sont rencontrés dans le lointain passé, se sont unis par intérêt mutuel, ont mis leurs gènes en commun, et ont donné lieu à des organismes complexes de plus en plus performants« .

Robert L. Reclaire, le premier traducteur de « L’Unique et sa propriété » de Max Stirner (Johann Schmidt de son vrai nom), évoquait Nietzsche dans la préface de l’édition de 1899 : « L’Unique est donc pour Stirner le moi gedankelos qui n’offre aucune prise à la pensée et s’épanouit en-deça ou au-delà de la pensée logique ; c’est le néant logique d’où sortent comme d’une source féconde mes pensées et mes volontés. – Traduisons, et poursuivant l’idée de Stirner un peu plus loin qu’il ne le fit, nous ajouterons : c’est ce moi profond et non rationnel dont un penseur magnifique et inconsistant a dit par la suite : O mon frère, derrière tes sentiments et tes pensées se cache un maître puissant, un sage inconnu; et il se nomme toi-même. Il habite ton corps, il est ton corps (…) » [Freidrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathustra »]. Cet Unique où Stirner aborda sans reconnaître le sol nouveau où il posait le pied, croyant toucher le dernier terme de la critique et l’écueil où doit sombrer toute pensée, nous avons aujourd’hui appris à le connaître : Dans le moi non rationnel fait d’antiques expériences accumulées, gros d’instincts héréditaires et de passions, et siège de notre « grande volonté » opposée à la « petite volonté » de l’individu égoïste, dans cet « Unique » du logicien, la science nous fait entrevoir le fond commun à tous sur lequel doivent se lever, par delà les mensonges de la fraternité et de l’amour chrétiens, une solidarité nouvelle, et par-delà les mensonges de l’autorité et du droit, un ordre nouveau« .

Pour écrire cela, il est vraisemblable que Robert L. Reclaire connaissait les recherches qui, depuis une vingtaine d’années, repéraient la trace des bactéries dans l’histoire des cellules (en particulier les travaux de l’allemand A. Schimper). C’est bien pourquoi la majeure partie de la culture officialisée, enseignée, rabâchée à longueur de média sert à provoquer et confirmer la rupture avec le corps et le vivant : pour effacer une connaissance si contraire aux fondements de la domination. La réflexion de Robert L. Reclaire annonce L’Entr’aide (1910) où Pierre Kropotkine traite de la coopération comme « facteur de l’évolution » dès le stade des micro-organismes. Elle annonce les développements ultérieurs jusqu’aux travaux de Lynn Margulis et Dorion Sagan (L’univers bactériel, Éditions Albin Michel 1989.

L’observation des parties et des strates d’organisation qui nous construisent, et de celles dont nous sommes des composantes, comme la simple écoute de notre corps et de l’ensemble vivant, montrent que tous les êtres sont des symbiotes, y compris nous : constitués d’êtres associés, eux-mêmes constitués d’autres êtres associés, nous participons à d’autres organismes jusqu’au plus grand qui fusionne tous les autres. Le tout est une communauté de communautés. Henri Laborit dit : « (…) pas plus que ma cellule hépatique n’a conscience du discours que je tiens, pas plus nous n’aurons conscience du discours que tiendra l’organisme planétaire que constituera peut-être un jour, ou que constitue peut-être déjà, l’ensemble des individus« . Par rapport à la scolastique qui nous a généralement été inculquée, le changement de point de vue est d’importance. Entre autres choses, nous n’avons pas été conçus par un dieu particulièrement facétieux, nous n’avons pas été destinés à dominer la création, nous ne nous sommes pas non plus faits nous-mêmes, et il n’y a pas de discontinuité entre « l’Homme » et « la nature« , entre les petits êtres, les grandes formations écologiques et la biosphère. Nous sommes, au contraire, inclus dans les relations d’interdépendance qui unissent tous les êtres et leur environnement.

Les mêmes dynamiques combinatoires ont formé tous les organismes, du plus modeste au plus grand. L’élément de construction de base a les caractéristiques de l’esprit (ou de l’information). Il n’est pas matériel : c’est la relation d’échange, celle qui établit une réciprocité – l’interrelation. Toute structure est formée d’interrelations et d’interrelations entre ensembles d’interrelations… C’est ainsi que, d’échanges en échanges, tout se construit et se différencie : choses, êtres, écosystèmes, personnalités et cultures.

(a) Lynn Margulis et Dorion Sagan rendent hommage aux chercheurs de la fin du XIXème siècle dans leur importante étude : L’univers bactériel aux Editions Albin Michel (1989).

Pour faire une plongée au niveau d’organisation des bactéries et des cellules, voir l’animation inner life of a cell sur Internet.