1940-1985 : Denis de Rougemont and Co – Le personnalisme détourné contre l’écologisme

1940-1985 : Denis de Rougemont and Co – Le personnalisme détourné contre l’écologisme

Dans certains écrits à prétention historique sur le mouvement écologiste, Denis de Rougemont est de plus en plus évoqué pour son rôle important. En effet, on peut dire qu’il a joué un grand rôle et son parcours est très éclairant sur le sort qui a été réservé au mouvement écologiste…

sur la photo de famille, Raymond Aron, sa compagne Suzanne, Michael Josselson, Denis de Rougemont

Trois maîtres de la propagande néo-libérale, trois grands manoeuvriers de la mondialisation de l’ultra-capitalisme. N’est-ce pas émouvant de voir réuni ce condensé de l’oligarchie capitaliste mondiale : le Congrès pour la Liberté de la Culture, la Fondation Rockefeller, et la maison mère : la CIA. ?

Denis de Rougemont (1906-1985)

C’est l’un des personnages les plus influents de la grande mystification, l’opération transnationale de manipulation et de propagande commencée au lendemain de la dernière guerre mondiale pour effacer les alertes, les contestations et les propositions alternatives à la conquête capitaliste en cours, et les remplacer par un simulacre de démocratie représentative. Suivre sa trace permet de découvrir la trame de toute l’histoire.

Dès le début des années 1940, Denis de Rougemont a été choisi, recruté et adoubé par Allen Dulles, le frère de John-Foster, spécialiste du renseignement et du sabotage social, chef de l’OSS pour l’Europe. Descendants d’une famille de la grande bourgeoisie étatsunienne, John Foster fut secrétaire d’Etat de Eisenhower de 1953 à 1959, et Allen fit carrière dans les services de renseignement US, à l’OSS, donc, puis à la CIA dont il devint l’un des premiers directeurs. Pour ce qui est aujourd’hui connu, Allen est particulièrement célèbre pour les coups les plus tordus, et aux conséquences dramatiques à long terme (Iran 1954, Guatemala 1955, Nouvelle Guinée Occidentale 1962, Cuba 1962, Indonésie 1965, etc.). Il reste dans les mémoires comme l’un des hommes les plus nuisibles du XXème siècle.

pour en savoir plus et mieux apprécier la nocivité, l’étendue et les ramifications de leur système :

Overt and Covert, by Adam LeBor, New York Times, 8 nov. 2013

Le renversement de la démocratie de Jacobo Arbenz au Guatemala

https://www.monde-diplomatique.fr/1983/06/CLERMONT/37394

Suivant le choix des Brothers, la Fondation Rockefeller avait pris Denis de Rougemont sous son aile pour l’installer à quelques postes de commande majeurs de la conquête capitaliste mondiale lancée dès avant la fin de la seconde guerre mondiale.

C’est ainsi que Denis de Rougemont est devenu un acteur important des organisations européanistes. Celles-ci ne devaient rien à l’idée pacifiste d’une Europe des peuples, mais tout aux stratégies géopolitiques et économiques des USA – l’opposition au bloc communiste et, surtout, la conquête capitaliste mondiale (la globalisation). Mouvement Européen, Centre Européen de la Culture, Ecological Action for Europe, etc., ces organisations sous faux drapeaux étaient pleinement sous contrôle de l’oligarchie capitaliste, avec le mentor de Rougemont, Allen Dulles, aux commandes. Le généreux financement était assuré par des fondations américaines et autres faux-nez de la CIA, tel l’American Commitee for United Europe (ACUE). C’est l’origine du « manque de démocratie » et de la quasi-inexistence d’une Europe sociale et politique.

(…) Le principal groupe de pression défendant l’idée d’une Europe unie en partenariat avec l’Amérique était le Mouvement européen (…) le Mouvement était surveillé de près par les services secrets américains, et financé presque exclusivement par un prête-nom de la CIA appelé le Comité américain pour l’Europe unie dont le premier secrétaire exécutif fut Tom Braden. Le bras culturel du Mouvement européen était le Centre européen de la culture, avec Denis de Rougemont pour directeur (…)

« Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle », de Frances Stonor Saunders, page 334

Entre beaucoup d’autres fonctions et missions remarquables (mais remarquablement oubliées par les pseudo-historiens de l’écologisme), Rougemont a été le premier président du CCF, Congress for Cultural Freedom, le Congrès pour la Liberté de la Culture, de 1952 à 1966. Ce « Congrès » a longuement été une sorte de super-ministère de la propagande capitaliste contrôlant la vie culturelle du « monde occidental« . D’autres réseaux l’appuyaient, tel le « Centre Européen de la Culture » (CCE).

…Comme chacun sait ou le devine, rien que des associations d’essence alternative avec une forte identité écologiste !

Justement, en complément de ces activités propagandistes de haut vol, il était à l’origine d’un « collège invisible de l’écologisme » (source : Jacques Grinevald qui en était membre). D’abord baptisé Diogène (!), ce réseau a été constitué dès le lendemain du mouvement de 68 qui avait tant effrayé « la caste dirigeante » (Bernard Charbonneau qui, lui-même, allait céder à ses sirènes). Le réseau s’est davantage étendu à partir de 1974/75 sous le nom de Ecoropa (European Network for Ecological Reflection and Action). Le Mouvement Européen financé par l’ACUE n’est pas loin. A elle seule, l’expression « collège invisible » est révélatrice de l’état d’esprit et des références de ces gens. Aussi de leur éloignement de la philosophie politique écologiste qui, entre autres, honni le secret. Depuis longtemps habituelle des sociétés secrètes élitistes, elle a été reprise par les réseaux de la Guerre Froide. Et, en effet, le « collège invisible de l’écologisme« , Diogène puis Ecoropa, était composé de personnages très impliqués dans celle-ci, mêlés à des militants de la protection de la nature choisis pour leur naïveté, leur docilité ou leur arrivisme :

Diogène officiellement 1970-75 (où l’on trouvait Antoine Waechter, Solange Fernex, Jacques Delors, Brice Lalonde, Roland de Miller, Philippe Lebreton, Robert Hainard, Jean Carlier…).

Ce réseau allait être rebaptisé Ecoropa (jusqu’aux années 1990), une structure sous couverture européaniste, comme toutes celles créées ou protégées par Denis de Rougemont et ses commanditaires. Avec un remarquable sens de l’humour, elle fut baptisée « Club européen des têtes pensantes de l’écologie » par Roland de Miller qui, depuis les années soixante, s’employait fébrilement à entraver l’action des lanceurs de l’alerte écologiste. On y découvre à peu près les mêmes, plus Edouard Kressmann, Alain Hervé, Edward Goldsmith, Jacques Grinevald, Jacques Ellul, Armand Petitjean, Pierre et Laurent Samuel, Jean-Marie Domenach, René Dumont, Jean-Marie Pelt, Bernard Charbonneau… 1975 est la date donnée pour le changement d’appellation du réseau, mais le comportement de plusieurs de ses membres indique un engagement bien antérieur. C’est particulièrement le cas pour René Dumont qui, rétrospectivement, au moins dès notre premier contact direct le 6 avril 1974 à Orly*, était apparu étrangement en phase avec les autres membres de ce fameux « collège » découvert bien longtemps après. Il est également intéressant de noter que, depuis, l’on croise les survivants du côté du « Centre Européen de la Culture » (toujours là !) à l’occasion de messes en l’honneur de Denis de Rougemont (même Charbonneau y a officié).

* J’avais eu la bonne idée de le proposer comme porte-parole des écologistes à l’élection présidentielle !

Un cocktail assez étonnant, entre grandes fortunes impliquées de longue date dans le système prédateur mondial, spiritualisme naturaliste et néo-conservatisme, voire sympathies pour l’ordre totalitaire, le tout assemblé par l’attachement au modèle capitaliste ; en particulier à la hiérarchie de pouvoir, à l’élitisme bourgeois et à l’intrigue longuement cultivée dans l’ombre. Tous définitivement unis contre la nouvelle gauche écologiste qui menaçait l’ordre de leur chère domination. Un réseau stay-behind, sorte de Loge P2 consacrée à la dévitalisation de l’écologisme. Cinq décennies plus tard, je n’ai pas fini de dénombrer les actions sabotées par leurs soins.

Démonstration de l’efficacité de la propagande et de la censure, et de leur permanence, excepté l’encombrant Jacques Delors, plusieurs de ces bons serviteurs des réseaux qui ont mis à mort le mouvement social – la nouvelle gauche écologiste, comme nous disions – passent depuis pour de remarquables écologistes ! Est-ce pour échapper à une prise de conscience dérangeante, est-ce parce qu’ils ont été si bien manipulés qu’ils n’ont jamais compris le sens de la farce, certains en sont venus à le croire. Ainsi, à la veille de sa mort, vingt ans après avoir cautionné la violence perfide exercée contre un mouvement social pacifiste par la puissance capitaliste, un Jacques Ellul se rappelant enfin de l’éthique d’Emmanuel Mounier n’aura pas peur d’affirmer :

« Par conviction spirituelle, je ne suis pas seulement non violent mais je suis pour la non-puissance. Ce n’est sûrement pas une technique efficace. (…) Mais c’est ici qu’intervient pour moi la foi. (…) On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d’esclaves. C’est pour moi le centre de ma pensée« .

Entretiens avec Jacques Ellul (1994), Jacques Ellul et Patrick Chastenet, éd. La Table Ronde.

On remarque : « Par conviction spirituelle » et « l’intervention de la foi« . Après toute une vie, il devait encore s’évader vers des hauteurs éthérées pour justifier ce qu’il aurait pu trouver en lui et dans l’expérience sensible du vivant. Dans la reconnaissance de celui-ci. Dans l’écologie.

Et, surtout, quel dommage qu’il n’ait pas effectué ce recentrage bien avant et rompu avec les « tactiques de Congrès » dénoncées par Emmanuel Mounier, ces machinations incessantes qui permettent aux super-prédateurs de prendre leurs aises dans le poulailler « démocratique » (1) ! Plusieurs des premiers acteurs de l’écologisme, qui a été sacrifié pour faire place à la réhabilitation de la domination et de « la croissance marchande » (Rocard 1974), ont beaucoup apprécié le rejet dégoûté « des moyens injustes« . C’est, en effet une question de foi : il suffit d’y croire !

Ces officines s’inscrivaient clairement dans le cadre de la « campagne de propagande et de pénétration » à laquelle a pris part le Congrès pour la Liberté de la Culture de Denis de Rougemont (« Désamorcer (…) infiltrer (…) extirper les éléments douteux (…) favoriser l’ascension des leaders convenant à Washington » *. Elles personnalisent la réaction anti-écologiste alternative au tout-capitalisme qui allait constituer les formations environnementalistes électoralistes intégrées au nouvel ordre mondial.

* « Désamorcer les mouvements politiques de gauche et susciter l’acceptation d’un socialisme modéré (…) infiltrer les syndicats européens (…) extirper les éléments douteux (…) favoriser l’ascension des leaders convenant à Washington« . Tels sont les objectifs définis pour la « campagne de propagande et de pénétration » lancée à la fin des années quarante (Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, par Frances Stonor Saunders, Denoël 2003, page 334).

Bien que j’ai côtoyé plusieurs des acteurs de Diogène et d’Ecoropa, je n’ai découvert cette histoire que dans les années 2000. « Collèges invisibles« , en effet ! A elle seule, la duplicité de ces gens dit beaucoup sur le sens de leur action.

Sous la plume d’auteurs prétendant décrire l’histoire du mouvement social, Rougemont passe maintenant pour un acteur de premier plan du « développement du mouvement écologiste« . Un éloge original pour l’un de ceux qui n’ont approché les écologistes que pour mieux les éliminer ! L’avantage de cette bien imprudente évocation est de permettre d’apprécier l’ensemble de ces écrits à leur juste valeur.

Un mot sur Jacques Delors

C’est un bon exemple d’entriste ayant beaucoup travaillé au naufrage de la nouvelle gauche écologiste suivant les recommandations des agences de la guerre psychologique. Membre de ces « collèges invisibles » tirant les ficelles dans le dos des acteurs du mouvement social, il avait même réussi à se glisser jusqu’à l’un de ceux-là (Jean Detton) pour capter des informations et tenter de l’abuser.

Le personnalisme détourné contre l’écologisme

Des auteurs nouveaux parlent de Denis de Rougemont comme d’un acteur de l’écologisme en s’appesantissant sur le passé personnaliste de celui-ci, comme si ceci pouvait expliquer cela. Curieusement, Ils oublient toujours sa remarquable carrière dans la machine de guerre du capitalisme en conquête mondiale.

Les thuriféraires de Denis de Rougemont ne veulent retenir que son engagement de jeunesse dans le personnalisme. Et d’en déduire que le personnalisme aurait inspiré l’écologisme, et autres choses tout aussi étonnantes… Avant même d’en discuter, observons que c’est faire bon marché des alertes, des travaux, des connaissances qui ont, de très loin, précédé le personnalisme des années trente et influencé les vocations écologistes à l’origine du mouvement. Le personnalisme ? Parce que des personnages s’en réclamant ont approché les écologistes, ou leur ont emprunté quelques tournures ? Et pourquoi pas le PSU rocardien de la « troisième voie » et de la « deuxième gauche« , les trotskystes de LO ou de la Ligue Communiste Révolutionnaire, les maoïstes de la Gauche Prolétarienne qui tous ont aussi participé d’une curieuse façon à l’histoire de l’écologisme ? Aux chercheurs en histoire contemporaine, je suggère de regarder du côté d’une catégorie oubliée : les personnes qui sont à l’origine du mouvement écologiste.

Le personnalisme ? Nous ne connaissions même pas son existence.

Mais qu’est-ce que le personnalisme ?

Emmanuel Mounier est généralement présenté comme le principal inspirateur de ce courant. Première observation qui cadre mal avec une prétendue paternité du mouvement écologiste : le personnalisme est très anthropocentré. Comme l’indique son nom, il mesure tout à l’aune de la personne humaine.

Tenter d’intégrer le mouvement social et politique inspiré par la compréhension de l’ensemble vivant, de la communauté du vivant, à une réflexion axée sur la personne humaine, même s’il s’agit de réagir aux débordements catastrophiques de l’individualisme, est plutôt original. C’est un peu court pour ouvrir à l’écologie de la biosphère ! C’est probablement pourquoi le personnalisme a été choisi pour supplanter la culture du bien commun inspirée par le vivant, et son histoire.

Emmanuel Mounier est aussi le fondateur de la revue Esprit. Revue personnaliste, s’il en est. Esprit… un nom qui renseigne sur la nature et l’orientation de la pensée de Mounier. Car, pour lui et beaucoup d’autres personnalistes, l’ouverture sur la réalité passe par une spiritualité tout à fait classique : la personne, sa conscience et son engagement dans le monde, étant conditionnés par « la dimension verticale » de « la transcendance d’une relation à Dieu » (Jean Lacroix).

Mounier et la plupart des personnalistes voyaient dans « la dimension spirituelle » (Jacques Maritain) le moyen de réunir les hommes pour agir dans le sens du bien commun. Ceux qui ont stimulé l’essor du mouvement écologiste – celui qui se reconnaissait comme partie de la nouvelle gauche alternative des années soixante et soixante-dix – partageaient aussi cet objectif. Mais ils n’avaient aucun besoin d’imaginer des constructions éthérées pour nourrir la conscience et l’engagement tout en reliant la personne au monde. C’est l’amour du vivant, l’étude de l’écologie de la biosphère qui les aidait à s’ouvrir toujours plus. Non pas une étude mécaniste réduisant tout en formules et en quantités depuis un point de vue supposé extérieur ; plutôt une ouverture de l’intelligence sensible et une immersion dans le vivant. Un émerveillement plutôt qu’une dissection. La voie de la transcendance, ils la trouvaient tout naturellement dans l’ouverture aux autres, à la diversité des vivants, à la biosphère. Comme beaucoup d’anciens, les écologistes trouvaient le chemin de l’intégration de la personne dans l’univers en restant sur la Terre et en y enfonçant leurs pieds nus, en se mettant à l’écoute et en sentant battre tous les cœurs. Ils étaient tout naturellement dans une démarche empathique qui leur permettait de ressentir les dynamiques du vivant – dynamiques associatives, holistiques, symbiotiques… Ils s’en inspiraient et se laissaient guider par l’accord entre chaque être et la biosphère pour trouver les chemins du bien commun.

On peut y voir des correspondances avec la démarche spirituelle : écoute, ouverture, recherche et travail sur soi, approfondissement continu, etc. Mais, là, l’objet principal n’est pas une abstraction sortie de l’imagination, c’est la réalité. Curieusement, à partir du moment où Arne Naess parlera d’écologie profonde (ce serait un pléonasme s’il n’y avait eu les détournements), des spiritualistes et quelques personnalistes se déchaîneront contre cette ouverture au vivant et le développement de l’intelligence sensible.

L’accord entre chaque être et l’ensemble constitué par tous, entre l’Unique et le Tout… c’est exactement là-dessus que tous les autres achoppaient car, surtout en France, le conditionnement mécaniste cartésien leur interdisait d’ouvrir leur intelligence sensible et d’accéder à une compréhension holistique du vivant. D’autant que, sous toutes ses formes, le capitalisme est évidemment allergique à cela et à toute remise en cause des hiérarchies de pouvoir – à commencer par l’anthropocentrisme, même spiritualisé.

Accessoirement, grâce à cette ouverture à la vie et à la connaissance des dynamiques interrelationnelles constructrices de toute chose, les écologistes avaient retrouvé la voie de la démocratie tout en accédant à une meilleure compréhension de la nuisibilité du capitalisme. Plus ancien d’un bon siècle, le Mouvement Coopératif était de même sensibilité. Charles Gide l’a clairement exprimé, les coopérateurs n’avaient eu aucun besoin d’aller chercher dans les nuées l’inspiration du bien commun et de la coopération. L’expérience de l’exploitation et des luttes sociales, l’observation du vivant, son écoute, et la reconnaissance de la solidarité (l’entr’aide de Kropotkine) leur avait amplement suffit.

Point besoin, donc, de dominations spirituelles ou hiérarchiques laborieusement construites dans les macérations ou les turpitudes des luttes de pouvoir. Point besoin de délires totalitaires. Point besoin de magies célestes. Point besoin de fantasmes compensateurs ou valorisants. L’ennui, c’est que des trotskystes aux spiritualistes, des planificateurs aux protecteurs… ils n’imaginaient pas un seul instant se passer de leurs ritualisations bureaucratiques ou cultuelles – et des plaisirs d’enfants pervers qu’ils en retirent. Là, là est sans doute la principale cause de l’aversion chronique éprouvée par les conditionnés à tel ou tel système mécaniste, capitaliste ou/et élitiste, envers les écologistes.

Cette relation directe, intime avec « la nature » n’était donc pas en cour chez les personnalistes. Somme toute très influencé par la culture anti-nature, Emmanuel Mounier a même accusé « l’instinct » de dévier les meilleurs élans vers l’égocentrisme, l’individualisme et la dissociation sociale (« Révolution personnaliste et communautaire », chapitre « Réhabilitation de la communauté »). Le vocabulaire et le rejet de ce qui vient de « la nature » trahissent l’esprit de possession et de domination hérité du judéo-christianisme. Aux personnalistes, il fallait le truchement d’un esprit étranger au vivant, un esprit venu d’ailleurs, pour exprimer leurs motivations – le simple élan de la vie et les aspirations qu’il nous souffle. Certains en ont même fait une théologie. C’est un bien mauvais départ pour des gens qui auraient inspiré l’écologisme !

Leur répugnance vis-à-vis de la « nature » en nous, et leurs croyances, ne sont pas sans rappeler celles d’un Jacques Julliard en appelant à l’anthropocentrisme, au mystère de l’incarnation et au commandement divin de domination de « la nature« , pour condamner l’ouverture et la compréhension de la biosphère (« Non à la déesse Nature ! », Le Nouvel Observateur du 3 décembre 2009). Or, Jacques Julliard a été si proche des personnalistes qu’il est devenu un collaborateur de la revue Esprit dès 1954 (mais remarquons déjà que c’est après la disparition d’Emmanuel Mounier, mort précocement en 1950).

Cette répugnance et la dépendance vis à vis d’une entité supérieure – cette fois un leader, un système totalitaire, on les a retrouvé aussi, toujours déchaînés contre les écologistes, chez les gauchistes, en particulier les maoïstes. Or, des « chefs maos » (sic) n’avaient pas seulement besoin d’un « Grand Timonier« , mais aussi du « pasteur divin » – comme les personnalistes avec lesquels ils semblaient fort bien s’entendre.

Tenter d’intégrer l’écologisme au personnalisme, c’est vouloir réduire le mouvement et sa pensée. Mais, précisément, s’efforcer de rétrécir l’ouverture sur la biosphère à l’échelle du nombril anthropocentrique, même éclairé par les richesses spirituelles (Maritain), et de la ramener dans le giron d’une pensée qui ne s’évade pas vers des remises en cause fondamentales, est peut-être la motivation principale. C’est aussi un moyen efficace de rompre la transmission indispensable à la pérennité de la culture commune et du mouvement social.

N’en déplaise aux inventeurs de la paternité personnaliste de l’écologisme, dans les débats et dans les actes, les curieux successeurs d’Emmanuel Mounier n’ont guère été en sympathie avec les écologistes. Plus subtils que leurs autres ennemis, ils n’ont approché les écologistes que pour mieux leur planter la hallebarde dans le dos.

J’ai, très tôt et bien malheureusement, connu plusieurs personnalistes, directement ou par les effets de leur action. « Malheureusement » pour le mouvement écologiste, le bien commun et le devenir de la biosphère. Tous étaient en relation étroite et tous le dissimulaient soigneusement. Déjà, une attitude pour le moins curieuse de la part de gens prétendument ouverts ! Mais c’est qu’en effet, il y avait des choses à dissimuler.

Tous ces « personnalistes«  tardifs ont agi contre la nouvelle gauche alternative et sa philosophie politique. Les différences culturelles déjà très marquées du temps d’Emmanuel Mounier n’expliquent pas un tel acharnement. Le personnalisme des débuts a été instrumentalisé, changé en paravent pour masquer les manoeuvres du système prédateur soucieux de substituer un mirage à l’écologisme. C’est sous la houlette du fameux Denis de Rougemont que la métamorphose a été opérée. Toujours, partout dans la coulisse, il y avait ce personnage – ou, doit-on dire : ce joueur de flûte ? Alors, comme les personnalistes qu’il a égarés, c’est en effet un homme qui a beaucoup compté dans l’écologisme… Mais comme un grand organisateur de son émasculation et de l’avilissement de son image en un courant réformiste au sein du système impérialiste.

Les marieurs tardifs pourraient, quand même, trouver mieux ! Carson, Lévi-Strauss, Marcuse, Thoreau, Kropotkine, Gide (Charles), Darwin, des peintres, des troubadours, des philosophes amérindiens ou aborigènes, des révoltés de partout, des ouvriers, des paysans, des sensibles et des curieux… Vu les heures de vol de Denis de Rougemont au service de la mondialisation capitaliste, cette énormité démontre à elle seule la manipulation d’hier et d’aujourd’hui. Ceux qui affirment que Rougemont était à nos côtés ne cherchent qu’à gommer l’indignation générale, le mouvement social, la culture contraire à l’impérialisme, et, plus profondément, à en dissimuler la source première – notre nature dans la nature –, pour mieux la refouler.

Interrogés, confrontés à une réalité historique très éloignée de celle de leurs descriptions, les auteurs des odes personnalistes et écologistes à Denis de Rougemont n’ont pas voulu s’expliquer. Mieux, ils poursuivent leur travail de désinformation comme si de rien n’était. Cela lève les derniers doutes sur leur rôle : ils s’inscrivent dans la continuité de la mystification réalisée par Rougemont, ses amis et l’appareil de la Guerre Froide consacré à la nouvelle gauche.

Pourtant, il est probable que l’action de Denis de Rougemont n’aurait pas recueilli l’approbation de l’Emmanuel Mounier de « Communisme, anarchie et personnalisme » où il rappelait utilement les manipulations – tactiques de congrès – qui ont dévoyé le processus de constitution de la Première Internationale, donc la valeur de celle-ci (note 1).

Prescience ?

Les tactiques de Congrès… L’histoire bégaie (expression attribuée à Karl Marx) ! Emmanuel Mounier précocement disparu n’a pu observer les activités du Président Rougemont du Congrès pour la Liberté de la Culture, le créateur de plusieurs officines anti-alternatives aussi élitistes que dissimulées. Mais il les aurait appréciées en connaisseur, et les aurait sûrement dénoncées, comme il l’a fait avec les manipulations des prédécesseurs en détournement de l’histoire. On peut même se demander si le personnalisme aurait pu être détourné. Il est donc d’autant plus remarquable que Rougemont ait réussi à entraîner d’autres personnalistes dans l’exercice de ces « tactiques de Congrès ». Mais Emmanuel Mounier disparaît en mars 1950 à 44 ans, juste au moment où Rougemont est porté vers les sommets par les frères Dulles et la machinerie de la conquête capitaliste. Rougemont avait donc le champ libre et toutes facilités grâce à la puissance du CCF et des autres réseaux à la tête desquels il avait été placé. Depuis, plus rien ne s’est opposé au détournement des idées.

La plus pertinente des critiques peut être détournée et mise au service d’un projet contraire. Les laboratoires de la Guerre Froide culturelle ont excellé dans le genre. Justement, Denis de Rougemont n’aurait-il pas été inspiré par le rappel historique et l’analyse d’Emmanuel Mounier pour coiffer les personnalistes et les utiliser contre les courants de l’émancipation et du bien commun ? Comme troupiers de cette dernière opération, il est remarquable que Rougemont et l’état-major de la Guerre Froide aient utilisé de nombreux gauchistes ; des héritiers de Marx et Engels !

Quarante ans après les manipulations auxquelles Rougemont a pris part, et malgré les ruines écologiques et sociales qui s’accumulent, la falsification de l’histoire du mouvement social montre que la récupération et le détournement des émergences alternatives n’a en rien faibli.

Alain-Claude Galtié 2013

(1) « Marx et Engels sont dans les coulisses. (…) Doctrinaires, leur passion ne va pas directement aux hommes et à leur misère, elle traverse leur système et souvent s’y attarde. Tout idéologue (en ce sens) est un autoritaire. « Nous avons la science absolue de l’histoire. Nous forcerons donc les hommes bon gré mal gré dans l’histoire telle que nous la concevons. » Et ils ont la conscience tranquille, puisque, dans leur système, c’est l’histoire qui force les hommes et non pas leur propre fantaisie. L’absolutisme, enfin, entraîne infailliblement l’appareil policier ; intrigues, truquages de textes, agents secrets, infiltrations, mouchardages, les tactiques de Congrès sont déjà au point.« 

« Communisme, anarchie et personnalisme » (1937)

Autre démonstration de l’effort révisionniste qui se poursuit :