Jean Detton, l’un des lanceurs du mouvement écologiste
La mémoire effacée des écologistes
Comme Hervé le Nestour, son compagnon de recherche et d’action de longtemps, c’est à l’occasion de La Semaine de la Terre, la première manifestation publique de la nouvelle gauche écologiste française, que j’ai fait la connaissance de Jean Detton. Entre beaucoup d’autres engagements, il était animateur de la Société Internationale de Cybernétique et acteur de Survivre et Vivre créé par Alexandre Grothendieck.
Jean disparut en septembre 1980. Plus de nouvelles pendant des mois. Mais on le vit en plusieurs endroits. Moi-même le vis marcher vite, à son habitude, dans le Palais-Royal; là, de l’autre côté de la vitrine. Mais le corps de Jean fut retrouvé en décembre, dans sa voiture, en contrebas d’une route de montagne.
Il avait 50 ans.
ACG
« Ne pas marcher au pas, c’est une première sécurité parce qu’en effet, c’est avec un peu de désordre que l’on arrive à retrouver des réorganisations satisfaisantes » Jean Detton faisant un parallèle entre les dynamiques physiques (effet du pas cadencé d’une troupe sur un pont) et les dynamiques culturelles et sociales, lors de l’émission Le monde contemporain, sur France Culture (dans les années 1970).
« Jean Detton est sans doute le personnage le plus connu de tous les milieux scientifiques français non trop officiels : et quand ils sont à l’extrême pointe de la recherche, en tous domaines. Car la cybernétique, science-synthèse, concerne à la fois les agronomes et les astro-physiciens, les économistes et les grammairiens, les psychanalystes et les mathématiciens, les spécialistes de la physique nucléaire ou ceux de l’histoire des religions, etc… Comme en outre elle porte un sentiment très bio-social des rapports humains, son plus actif représentant en France est un homme qui semble avoir le don de multi-location ; on le rencontre un peu partout où est en train de s’inventer quelque chose d’important pour notre avenir, du point de vue scientifique, ou technique.«
Extrait d’un texte paru dans Sexpol n°31, de juin 1979.
http://www.gouttelettes-de-rosee.ch/pages/charles-reymondon-dans-
interroger le n° 31 de Sexpol
« Jean DETTON était à lui tout seul « INTERNET avant INTERNET », la « boîte aux lettres et aux idées» de la France et de l’Europe. Jean DETTON était partout. Il ne se passait pas un seul événement culturel en France sans que Jean ne le sache, n’y soit et qu’il ne cherche à mettre en contact- dans une relation de rencontre en réseaux- les hommes et les femmes susceptibles d’être enrichis par l’éclosion d’une voie nouvelle, d’un carrefour d’idées, indépendamment – structuralement- de toute ambition ou vanité académique.«
Christian Bertaux
http://www.bertaux-glah.fr/clastres.php
Tu n’as jamais voulu écrire et c’est pourquoi nous devons le faire pour toi, afin de signer notre appartenance commune à cet invisible réseau d’esprits qui tissent les trames du futur, dans tous les domaines.
Nous venions, toi de la cybernétique, moi de la biologie. Les systèmes furent notre objet commun, les groupes notre façon de les investir : groupes de recherche et groupes d’amis, indissociables.
Espace ouvert et temps non linéaire formaient notre quotidien où s’inscrivent déjà le long terme, sérieux et futile à la fois. Car tu étais l’homme de tous les mélanges, de toutes les audaces, de tous les paradoxes. L’homme de tous les accueils aussi, recevant avec la même bienveillance complice les êtres les plus divers et les théories les plus étonnantes.
Le mépris, tu ne connaissais pas, ni le respect conventionnel, ni la pitié, faible remplaçante de l’amour.
Tout était vrai chez toi, d’une vérité parfois insoutenable… Mais tu étais là pour catalyser, non pour amortir.
Tes mots favoris : synergie, réseaux, gratuité… Ils accompagneront longtemps ceux qui t’ont connu, et mêmes les autres, car c’est ta grandeur que d’avoir proféré tout en les incarnant quelques concepts clés du futur.
Ruth Scheps
Jean est parti
Jean est parti comme il vivait
Avec ce que seul il savait
En passant par dessus la route
Pour s’évader encore sans doute.
Jean est parti comme il vivait
Emportant tout ce qu’il savait
En s’endormant dans sa mémoire
Comme en quotidienne baignoire.
Passants farfelus qui daignez
Vous souvenir que vous dîniez
Chez lui à n’importe quelle heure
Laissez pousser pour lui des fleurs.
Et dans l’encombrement chronique
De son repaire domestique
Dérangez de vos pléonasmes
Le fantôme de ses fantasmes.
Fut-il, fut-il mutation
D’une autre époque en gestation
Ou archaïque résidu
D’une anticipation perdue.
Nulle histoire ne se souviendra
De ce mort sans linceul ni draps
Trajectoire parabolique
D’une route théologique.
Vous tous qui vîntes l’enterrer
Laisser son souvenir errer
De vies en vies, d’envie en fable
Plutôt qu’en rites regrettables.
Enfants qui avez connu
Que ce corps jusqu’au crâne nu
Gardez en vos gênes mémoire
Pour mieux en prolonger l’histoire.
Jean est parti comme il vivait
Avec ce que seul il savait
En passant par dessus la route
Pour s’évader encore sans doute.
Hervé le Nestour, décembre 1980
Moi je me souviens de tout, entre autres de ce que l’on voulait faire ensemble.
C’est dommage dans la mesure où il était complémentaire de choses qui ont continué à exister et sa complémentarité n’a pas été remplacée, ce qui a empêché quantité de projets de se réaliser.
C’est compliqué…
Cela a duré 23 ans, donc mes souvenirs sont très divers…
Il y avait sa recherche, et l’échec qu’a été cette recherche, et c’était très bien de ne pas trouver parce que… il y a des gens qui sont faits pour disparaître, mieux vaut disparaître que mourir. Par rapport au présent, à des choses qui l’auraient concerné, il y a aussi bien La Villette que l’utilisation de nouveaux matériaux, que quantité de projets que nous avions ensemble de manière implicite, que cette capacité aussi à mettre les gens en relation les uns avec les autres et qui était sa partie, non la mienne, donc là aussi il y avait une complémentarité.
Je l’ai rencontré…, c’était dans la Préhistoire (rires) il était très jeune, il avait toutes ses dents ! Puis je l’ai perdu de vue car j’ai quitté la France pendant une dizaine d’années et quand je l’ai retrouvé, c’était le prélude de mai 68, alors on s’est beaucoup activés ensemble en 68, que ce soit pour des raisons matérielles comme le ravitaillement de la Sorbonne, ou pour des problèmes de fond consistant à pousser dans un certain sens qui était l’inverse du sens politique.
Hervé le Nestour
Hommage d’Hervé le Nestour après la disparition de Jean, au tout début des années 1980 :
IL S’APPELAIT JEAN DETTON
Il est tombé avec sa camionnette dans un ravin d’une centaine de mètres de Haute-Provence, d’avoir roulé seul toute une nuit entre un colloque à Sénanque et un séminaire à Pegreso.
Car il avait compris que l’écologie n’est pas un mot mais une vie et rien d’autre que les relations entre ce qui vit, ce qui existe, ce qui change. Et il se mêlait, avec quelques autres, à tout ce qui pouvait se passer d’intéressant, sans soucis du titre ou de l’étiquette.
Il aidait à ce que cela se passe, de sa tête bouillonnante, de ses mains habiles, de ses pieds infatigables. Il n’appartenait à rien, mais guère d’associations, de sociétés ou de cliques ne lui étaient étrangères, sans soucis de frontières ni de cartes. Il en avait d’ailleurs plein les poches pour pouvoir entrer partout. Et chez lui, vous êtes nombreux à y être passé, manger, dormir, penser, discuter, inventer. Capharnaüm d’objets et d’idées récupérées.
Non seulement la porte était ouverte au hasard, aux besoins, mais il y amenait aussi bien un ministre de rencontre qu’un taulard en cavale, des inventeurs, des zonards, des poètes, des mécanos, des prophètes, des enfants, des raton-laveurs.
Aux dernières nouvelles, il avait une femme, trois gosses, un appartement comme n’importe qui. Il était n’importe qui, mais un drôle de n’importe qui. Pas de métier, de revenus, de parti. Mais les écobiotiques qui mangeaient souvent à l’un de ses cinq ou six services par jour chez lui, savaient-ils qu’ils dégustaient les restes du marché d’Aligre, dont on emplissait sa camionnette aux fins de marchés ? Camionnette qui servait aussi à tout et à tous. Jusqu’au bout.
Il savait pour n’importe quoi où le trouver le moins cher possible et si possible gratuit, pour lui comme pour les autres.
Mais il rêvait aux pétro-dollars pour financer ses inventions du siècle prochain, des appareils à transcrire la parole, des jouets, des capteurs de synergie…
Flic, curé, trafiquant, qui ne l’a cru n’importe quoi pour ficeler l’inficelable dans une étiquette parce qu’il était capable de fréquenter n’importe qui et n’importe quoi, même ceux qui le soupçonnaient ou le dénigraient. Sa couverture était la cybernétique, comme l’écologie aurait pu être la couverture des changements sociaux depuis 68, où l’on travaillait à la Sorbonne, les Beaux-Arts et l’Odéon avec les Halles.
Occasion ratée, compétence gâchée, l’époque préfère les morts, les De Profondis, les Resquiescat, les posthumes, les nécrologiques.
Journalistes qui tendez enfin l’oreille à ce mort, quel pas avez-vous fait vers lui pour lui faire dire la mine d’idées au carrefour de tout ce qui se passe de neuf et que lui n’eut jamais le temps d’écrire ?
Trop tard, il n’en reste que de souvenirs épars. Il est resté seul, perdu plus d’un mois au fond de ce ravin, sans qu’on le sache, avant qu’on ne le retrouve. Quand on n’a pas vécu pareil, on ne meurt pas conformément. On s’évade. Pourtant beaucoup l’ont cherché, sauf les officiels, les institués, les uniformes. Certains le cherchent encore. Ceux qui comprennent que les réponses aux questions que se pose l’époque existent déjà, qu’il en faisait partie. Maintenant, lui aussi est parti.
Voilà Jean DETTON, inconnu et qui mérite de le rester parce que ce qui compte, ce dont nous avons besoin, surtout en ce siècle de spectacles politiques, c’est non des auteurs mais des idées, non des vedettes mais des outils, non de l’ordre mais de l’entropie, non du droit mais de l’accord, non des porte-parole, mais de la parole.
Tout cela est éphémère, et mérite de l’être car on ne peut pas ne pas évoluer. D’autres Jean, gens ou autres existent et agissent. Chacun est unique, sachons les voir vivants.
Hervé le Nestour
Philippe Bone on 30 mars 2021 à 13 h 06 min (Modifier)
En surfant sur le Net —que Jean avait bien évidemment anticipé— , je suis tombé sur cette page, ce qui a remué tout un tas de souvenirs émus dans ma mémoire…….
D’abord, sa gentillesse. C’était un gars qui restait toujours souriant, même quand les choses ne tournaient pas comme on l’avait espéré (je dirai quelque chose de son fameux sourire un peu plus loin). Quand je l’ai connu, en 1972, je revenais de plusieurs années de »route », au Maroc, en Inde, au Yémen mais surtout en Ethiopie, où j’avais expérimenté avec les habitants et un réseau de »techno-freaks » californiens expatriés là-bas, tout un tas de technologies »alternatives » (dômes géodésiques, énergies nouvelles –dites »douces » à l’époque– , etc), et je préparais la rédaction du »Catalogue des Ressources », l’équivalent en français du Whole Earth Catalog américain. On est immédiatement devenus complices. On rigolait tout le temps et on se comprenait sans même se parler.
Dans un texte à sa mémoire, on ne peut pas ne pas mentionner son incroyable deux-chevaux. Il faut savoir que le moteur était tellement poussif qu’on mettait une heure pour faire dix kilomètres. Par ailleurs, elle n’avait plus de freins depuis longtemps. Heureusement, elle n’avait plus de plancher non plus, ce qui fait que pour s’arrêter, et comme elle ne roulait jamais très vite, on passait les pieds au travers et on freinait.. en frottant nos semelles directement sur le macadam ! Je jure que c’est authentique !
Il connaissait vraiment un assortiment de gens de toutes provenances, même les plus incongrues. Sur la banquette arrière de cette inénarrable deux-chevaux, je l’ai vu un jour trimbaler (j’étais moi-même à l’avant) deux »officiels » soviétiques, copies conformes de Léonid Brejnev ! Que représentaient ces deux colosses.. pas-tibulaires-mais-presque, comme disait Coluche ? Que faisaient-ils là ? Comment Jean en était-il arrivé à les trimbaler dans tout Paris ? Mystère.
C’était un des personnages de la scène contre-culturelle française des »seventies » les plus étonnants, et les plus incroyables que j’ai jamais connu.
Reposes en paix, Jean. Tu peux être sûr que ton souvenir reste et perdure dans la mémoire de toutes celles et de tous ceux qui t’ont côtoyé.
Phil Bone.
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ettighoffer on 27 avril 2021 à 11 h 31 min (Modifier)
Je n’oublie pas Jean Detton (ni ceux de Vinci 2000) et j’en parle dans mon livre « Netbrain, les batailles des nations savantes ». J’en avais dit un mot à Ruth. Denis Ettighoffer