La grande déstructuration
La grande déstructuration
chapitre 3
Dans la nasse
Grande distribution de dégradations
Des agressions premières à l’effacement final
.
.
Dans la nasse
Tous nos adversaires avançaient en arborant beaucoup de bannières joliment colorées, mais cela n’était que faux drapeaux. Et, comme cela ne suffisait pas, ils y ajoutaient pseudonymes, maquillages et fausses nouvelles. Pour eux, la dissimulation, le travestissement et le mensonge étaient une règle de vie. Aussi, seules la constance et la chance me permettront d’en démasquer plusieurs. C’est dire qu’il faudra de la patience pour en savoir plus. Il faudra d’abord découvrir la complicité des deux nouveaux avec le PSU de Michel Rocard (avec Rocard lui-même et son staff) pour enfin reconnaître, un an et demi plus tard, plusieurs de nos agresseurs dans la nébuleuse gauchiste *, dans le CLAS (1) et parmi les membres vedettes du PSU (lors d’une soirée inoubliable à la Mutualité). Brillante « avant-garde » ! Comme s’il avait été inspiré par ces vedettes, Brel lancera « On se croit mèche, On n’est que suif » (Voir un ami pleurer, 1977). Avant lui, Pierre Fournier les avait habillés pour la postérité : « Mai 68, c’était Marcuse. Ces connards ont cru que c’était Lénine » (ou, pire, Mao !), Concierges de tous les pays, unissez-vous, Charlie Hebdo n°28 du 31 mai 1971. Quoique Marcuse n’avait guère été effleuré par la culture du vivant et du bien commun… Pour bien comprendre la nouvelle gauche écologiste et distinguer celle-ci des gauchismes qui la combattaient, il était beaucoup trop resté sous l’influence marxiste, voire impressionné par la Chine maoïste où il croyait voir une « révolution » ** ! Mais Fournier devait avoir observé bien mieux que je n’avais pu le faire la méprise d’un bon nombre tombés dans le gauchisme (et l’aliénation) pour avoir cru y retrouver la critique des orientations dominantes, la contre-culture et les alternatives. Comme un petit problème d’aiguillage ! Et, probablement déjà, le résultat de belles et bonnes désinformations, façon relations publiques.
* Ainsi un Jacques Bleibtreu, trotskyste maoïsant fils de trotskystes, ami de Brice Lalonde, toujours dressé contre les écologistes.
** encore plus de dix ans après la catastrophe du « Grand Bond en avant » !
Manifestation des courants de la nouvelle gauche, l’éveil de la conscience du bien commun qui courait également les ateliers, les bureaux, les campagnes en 68… était un élan vital, un sursaut de défense du vivant ; tandis que les gauchismes n’ont cessé de démontrer leur aversion pour celui-ci. S’inquiéter pour le vivant menacé partout leur paraissait même ridicule, voire hautement suspect. Fallait-il que nous soyons politiquement faibles, voire faibles d’esprit, voire réacs, pour nous préoccuper des petites fleurs et des petits oiseaux ! Nombre d’entre eux allant même jusqu’à désigner « la nature » comme source du mal *. Quelle aubaine pour les stratèges de la conquête capitaliste. Ceux-ci ne pouvaient rêver de meilleurs alliés objectifs. Et quelle coïncidence !
* Bien plus tard, après quelques dizaines d’années de réflexion dans l’université, l’un d’eux me dira : « la nature est fasciste« . Quant aux autres esprits forts qui se serraient sous la bannière de la croissance, ceux qui ne sont pas déjà morts ou pas encore à la semoule se sont peinturlurés en vert et réécrivent l’histoire.
Moins expérimentés que Fournier, retrouver plusieurs de nos agresseurs dans le CLAS et le PSU fit plus que nous étonner. L’un d’eux était Maurice Najman de l’AMR (Alliance Marxiste Révolutionnaire), un groupe trotskyste si proche du PSU qu’il y adhérera deux ans plus tard, avant de le quitter pour créer des « Comités Communistes pour l’Autogestion » (CCA) avec des militants de la LCR. Trotskystes et autogestionnaires, ensemble… Léon Trotsky n’ayant pas montré de prédisposition particulière pour la démocratie, pour le partage des responsabilités et le respect des autres vivants, cela laissait pantois. Et, comme avec les prosternés devant Mao Tsé-Toung, quel rapport avec le PSU ? N’y avait-il pas méprise ? Combien avaient connaissance des horreurs dont ils se réclamaient ? Curieux ces autogestionnaires ! Pour une audition, ils avaient frappé à la bonne adresse. Bien que, bizarrement, cette autogestion vienne de la Yougoslavie de Tito, donc d’un bel et bon « centralisme démocratique« , nous nous étions laissés séduire, et y avions projeté nos attentes. Nous voulions voir dans l’autogestion une convergence avec une dimension de la philosophie politique écologiste – la circulation libre de l’information pour que, éclairés sur le sens du bien commun, tous décident en bonne intelligence et s’appuient mutuellement dans l’action. Pour moi et quelques autres, cela s’inscrivait dans la continuité historique de la dynamique coopérative. C’était comme un rebond nécessaire pour revenir à l’idée politique première du Mouvement Coopératif, laquelle coïncidait avec la sensibilité politique de la nouvelle gauche. C’était comme si cette dernière descendait de celle-là : le mouvement autogestionnaire qui semblait s’affirmer pouvait revivifier le Mouvement Coopératif déclinant pour contrer l’offensive capitaliste :
« la coopération (est) une transformation, progressive sans doute, pacifique, cela va sans dire, mais radicale aussi de l’ordre social actuel. Pour tous ceux qui l’ont étudiée de près, la coopération est une nouvelle forme d’organisation industrielle tendant à se substituer à l’organisation actuelle« , Charles Gide, L’Émancipation, octobre 1887. L’Émancipation… justement. Las, cette autogestion avait bien peu à voir avec la coopération et nos aspirations.
D’ailleurs, pourquoi dire autogestion plutôt que coopération ?
Un an et demi plus tard, le 14 janvier 1974 à la tribune de la Mutualité, lors d’une soirée mémorable, j’entendrai le même Maurice Najman expliquer doctement quel est « l’axe d’une stratégie révolutionnaire pour l’autogestion socialiste« . Que de « révolution » dans leurs discours ! L’expérience du 23 juin 1972 disait quelle était la valeur de ces paroles. Peut-être nous étions-nous trompés ? Ou avions-nous été trompés sur le sens de cette autogestion qui revenait dans les discours de ceux qui semblaient avoir mission de nous entraver. Nous et beaucoup, beaucoup d’autres.

En attendant, sur l’ancien Pré-aux-Clercs, nos vis-à-vis piétinaient consciencieusement les principes sacrés dont ils se réclamaient. Des pharisiens. L’heure n’était pas à l’autogestion (dans sa version favorable) ! Plutôt à sa négation sans appel. Pourquoi ces gauchistes faisaient-ils un tel cadeau au système qu’ils prétendaient dénoncer ? Juste en face de moi, le futur discoureur de la Mutualité – Maurice Najman, donc – était de ceux qui se déchaînaient pour nous démontrer l’impossibilité de la plus simple des pratiques démocratiques avec eux. Ils ne connaissaient que l’invective. Des fachos ! C’est ainsi que nous les avons aussitôt baptisés avec le langage de l’époque. C’était impropre, l’analyse manquait de finesse, car, eux, n’assumaient rien. Ils se comportaient bien comme tels, mais toujours en prétextant, en se dissimulant, en se prévalant des grands principes qu’ils conchiaient.
Najman était des trois ou quatre grandes gueules formatées, bouchées, exaltées, qui semblaient en représentation devant leurs acolytes. Se rengorgeant comiquement en portant haut la tête, cherchant la voix la plus forte et basse, celle de l’aboiement du chef, ils rejetaient tout ce que nous disions. Peut-être étaient-ils éméchés, mais cela n’explique pas tout et n’excuse rien. Comme nous essayions de leur représenter l’absurdité de la situation et le ridicule de leur présence : ils s’esclaffèrent, entraînant la réaction en chaîne de la claque. Des mal dégrossis. Ils avaient du « Camarades ! » plein la bouche, mais cela sonnait comme une insulte. Pour ces braves, nous n’étions que des bourgeois dégénérés. Tandis qu’eux… C’étaient des grands dont nous avions tout à apprendre. Entre autres, qu’ils étaient – eux – d’authentiques bons bourgeois, parfois descendants de colonisateurs ethnocidaires et écocidaires, ou des aspirants à « la réussite » déjà étroitement mêlés au monde qu’ils prétendaient vomir ; et bientôt tant satisfaits d’être « arrivés » qu’ils ne pourront plus se retenir et continuer à dissimuler. Les autres étaient à l’unisson. Un torrent de tchatche. Cela trahissait une longue pratique. Ils et elles avaient du métier ! Et, sans nul doute, plusieurs verres dans le nez, voire quelques joints comaques. N’avaient-ils pas fait un brainstorming de comptoir, ou banqueté ensemble, pour mieux se coordonner* ? C’était peut-être une autre explication à l’heure tardive du rendez-vous. Mais peu importe les modalités, ils n’étaient pas là par hasard.
* bien sûr, à une terrasse de Saint-Germain-des-Prés, tout près. À la Rhumerie, peut-être, où j’apprendrai plus tard que beaucoup débattaient de la ligne révolutionnaire en sirotant des coquetels.
La diversité, qu’elle soit biologique ou culturelle, ces gens-là s’en foutaient complètement – comme de l’autogestion et de la démocratie. Ils ignoraient tout de la gravité de la crise écologique et sociale planétaire *, n’avaient aucune compréhension de l’alternative écologiste, de la contre-culture (la culture non-capitaliste), et ils n’avaient aucune envie de découvrir. Il était évident que nous n’étions pas de la même sensibilité, que nous n’appartenions pas à la même société. Nous n’avions rien à partager. Leurs réponses à la salve des questions furent très claires : ils ne voulaient pas que nous existions ! Pour eux, nous étions moins que rien. Mais ils s’étaient quand même dérangés pour nous priver du pouvoir de décider de ce que nous étions… Au fond, en mettant les choses au mieux, ils étaient venus nous sauver de nous-mêmes – tout en nous changeant en parias. Sans oublier d’astiquer encore leur ego turgescent.
* son évocation ne provoqua que des rires bêtes. Le rire des aliénés croyant se valoriser en copiant le mépris du système dominant pour le vivant. Mais – gêne – le couple des nouveaux et Fessard ricanaient aussi !
Pour les écologistes (de l’époque) qui misaient sur l’ouverture, sur l’échange, qui proposaient de cultiver précautionneusement toutes les interrelations, les synergies, de restaurer et d’élargir la démocratie à tous ceux qui ne peuvent s’exprimer dans un langage humain, à tous les vivants, à la nature entière, le choc était énorme. Nous étions pris à contre-pied. Forts de leur inculture et de leur fermeture d’esprit, nos visiteurs du soir nous démontraient l’impossibilité de communiquer, seulement communiquer, avec les conditionnés par la culture contre le vivant (« anti-nature« ). Leurs tronches et leurs vociférations étaient assez éloquentes. Seule une haine méprisante, une haine « de classe » et l’envie de nous dépouiller, de nous réduire à rien, de nous « rectifier » peut-être*, avaient conduit leurs pas. Tant d’immaturité ruinait nos espoirs d’évolution rapide pour sauver la biosphère. Il nous faudra longtemps pour digérer l’information !
* comme disaient alors les totalitaires énamourés de Mao qui aimaient à se rejouer les cent fleurs et la révolution culturelle. Et René Dumont – qui était maoïste – n’allait pas tarder à dire son admiration pour la façon dont les cadres dirigeants chinois avaient été « reforgés« . La relation de ces éclairés-là avec le PSU sera confirmé par un de « la bande » : Christian Rouaud parlera de « PSU tendance maoïste« .
Accablé par le spectacle, je ne comprenais qu’une chose : la farce risquait de dégénérer en pugilat à tout moment. Les butors qui nous faisaient face semblaient en avoir l’habitude et le goût (et l’ivresse nécessaire). Cependant, ils étaient venus sans manches de pioches – c’était, selon des confidences tardives, l’un de leurs moyens d’expression favoris, sans doute pour mieux faire sentir toute la finesse de leur langue de bois. Dommage, ils auraient été moins dangereux avec, et j’aurais pu leur donner la réplique. Avec l’abaissement du niveau et la montée des provocations, l’envie ne manquait pas et j’avais une condition physique suffisante pour ne pas trop les décevoir. Mais les autres écologistes ne faisaient pas le poids, et je me serais sûrement retrouvé bien seul. La bagarre n’était pas dans nos méthodes, et nos rangs étaient déjà très clairsemés par les nombreux départs d’Amis de la Terre écoeurés.
Combien d’autres réunions ces énergumènes avaient-ils déjà saccagées ? Combien de bonnes volontés avaient-ils désespérées ? Combien d’autres mouvements parasitaient-ils, s’employaient-ils à effacer sous l’imposture ? Nous verrons qu’aucun mouvement, aucun groupe, aucune action alternative ne leur échappait. Une telle mobilisation… Cela dépassait les motivations des plus furieux. Ils devaient être en service commandé. D’ailleurs, n’était-ce pas pour cela qu’Alain Hervé avait séché son « AG » : pour faire semblant de n’être pas directement impliqué. Pour n’être pas mis dans l’obligation d’au moins simuler une défense de son association. Pour laisser l’opération se dérouler tranquillement.
Sous la conduite de Françoise d’Eaubonne, les féministes ne semblaient pas moins déterminées à tout foutre en l’air. Les tentatives de rappel aux valeurs communes se heurtaient à un mur de ricanements. Aucune chance qu’elles reviennent à la raison. Mais, au fait, pourquoi Françoise avait-elle fait copain-copain auparavant ? Comment pouvait-elle être si tordue ?
Poussant la voix plus fort que les gueulards, je proposais donc au dernier carré d’écologistes de mettre fin au simulacre d’AG et de laisser les envahisseurs délirer seuls. Car, que s’imaginaient-ils ? Que nous allions nous coucher et accepter qu’ils participent et nous dirigent comme des moutons ? Et que s’étaient imaginé les organisateurs de cette pitrerie ? Que nous allions accueillir les intrus à bras ouverts ? Ma solution fut immédiatement adoptée, y compris par Henri Fabre-Luce qui conduisait la réunion (enfin, jusqu’à l’agression). L’Assemblée Générale annulée, j’invitais les derniers Amis de la Terre à sortir, y compris le petit couple et Jean-Luc Fessard. Malaise. Rigolant jaune, incapables de prononcer trois paroles censées, ils déclinèrent piteusement en cherchant l’approbation des envahisseurs qui, décidément, paraissaient avoir un grand ascendant sur eux. Tiens ! Leur attitude semblait signifier que notre solution n’avait pas été prévue dans leur programme…
Nous sortîmes groupés. Sur le trottoir, nous étions bouleversés et incrédules, abasourdis. À proprement parler, sonnés. Comme toutes les victimes d’agressions improbables, nous n’avions pas pu renverser la situation, et nous nous trouvions complètement démunis. Tout cela paraissait tellement irréel ! Nous n’avions jamais été confrontés à une humanité aussi désespérante. Qui étaient ces abrutis ? Même leur nombre nous sidérait : comment pouvait-on en réunir autant ? Cela n’est pas le mouvement social, seul, qui venait de prendre un nouveau coup bas, c’est toute la société.
Impossible de deviner ce qui se cachait derrière tout cela. La présence de la seule personne que nous pouvions identifier – Françoise d’Eaubonne – brouillait toutes les cartes. Nous aurions été encore plus décontenancés si nous avions su quels étaient les autres. Et le petit couple, et Jean-Luc Fessard, à quoi, jouaient-ils ? Évidemment, nous étions trop étrangers aux manoeuvres politiciennes pour réaliser pleinement le péril et pouvoir réagir efficacement. Une seule certitude, tous voulaient notre peau ; voire éliminer l’alerte écologiste. Mais pourquoi, dans quel but ? Henri Fabre-Luce, qui jusqu’à présent avait accompagné Alain Hervé dans ses oeuvres, était véhément. Il ne comprenait pas. Alain Hervé lui avait spécialement demandé d’être présent. Pour cela ! Tiens… donc, Alain Hervé lui avait précisé qu’il ne viendrait pas à l’AG qu’il convoquait. Original. Mais il ne lui avait pas tout dit, et Henri venait de réaliser qu’il avait été instrumentalisé. Et il n’aimait pas ça du tout ! Son savoir d’avocat installé devait lui permettre de mieux apprécier encore. Il bouillait. Il allait se battre contre cette honte, « ce scandale« . Il fallait « sauver les Amis de la Terre » (ses propres mots), organiser la résistance ! Dès demain, il allait appeler Alain Hervé et lui dire sa façon de penser. Égarés, les autres approuvaient. Nous nous séparâmes bien décidés à vider l’abcès.
Et pendant ce temps, que se passait-il dans la salle de danse ? Je ne l’ai jamais su. Aucun témoin n’a parlé. Même Jean-Luc Fessard, pourtant de mots peu avare. Il avait participé à la Semaine de la Terre et je l’avais cru sincèrement engagé. Mais son comportement… Son rôle dans cette pièce misérable, sa complicité intime avec les deux nouveaux si proches de nos agresseurs… Était-il une taupe, un sous-marin, bref un entriste – cet activiste dissimulé des réseaux du pouvoir usurpé et capitalisé, l’ennemi juré du mouvement social par nature sincère et ouvert ? Depuis quand ? Depuis le début* ? Il refusera de s’expliquer, même 20 ans plus tard, quand je lui ferai la surprise d’un appel téléphonique. D’ailleurs, quel hasard, il avait justement rendez-vous avec l’homme du fameux petit couple de juin 72, son compère aspiré vers les hauteurs hiérarchiques du système (devenu ministre) ! Un autre de la première heure aussi, un dont je ne doutais pas, laissa échapper sa trahison et l’attente haletante d’une récompense : une nomination au poste de directeur d’un parc naturel régional. Une sinécure par ci, une décoration par là, une obole au grouillot d’hier sur les frais de la République – si généreuse pour ceux qui ont desservi l’intérêt général… Pour qu’ils se taisent, pour qu’ils nuisent encore et plus efficacement. La distribution des prix était toujours en cours 20 ans après ! Journalistes **, ministres, administrateurs, ambassadeurs, membres du Conseil économique et Social, députés européens, « présidents » de ci, « présidents » de là, de n’importe quoi à foison, Immortels sous la Coupole, mortels croulants sous les coupes de Champagne et les hommages de plus serviles qu’eux, etc. En juin 72, venue tout exprès pour les écologistes, cette engeance choisie pour sa plasticité, son goût pour le pouvoir et l’argent, son empressement à collaborer, celle qui allait bientôt être baptisée « la génération« , était là, devant nous. Soudée par la solidarité des coquins et la manne des cadeaux sans prix, l’omerta était de règle. Les expériences faites depuis montrent que rien n’a bougé. La distribution est toujours en cours. Comme les nuisances qu’ils commettent sans se fatiguer. Comme l’écrira Serge Halimi en préface d’une réédition de la dénonciation d’Hocquenghem : « Un exercice prolongé du pouvoir les avait révélés davantage qu’il les avait trahis. On sait désormais de quel prix – chômage, restructurations sauvages, argent fou, dithyrambe des patrons – fut payé leur parcours (…) ». Et Serge Halimi ne dit rien des coûts sociaux, écologiques et sanitaires monstrueux auxquels ils n’ont pas peu contribué.
* C’est ce que, sous le coup de la colère, insinuera l’un de mes informateurs très tardifs, ce qui fera remonter quelques souvenirs troublants.
**tel Najman, l’aboyeur qui me faisait face ce fameux soir de 1971.
L’annulation de cette invraisemblable « Assemblée Générale » et le départ de tous les membres de l’association, sauf trois, n’arrêta pas la mascarade. Elle prit même de l’ampleur.
Appelé dès le lendemain matin, Alain Hervé ignora nos indignations et éluda nos questions. Évidemment, il savait tout. Cela n’était plus la même personne. Les manières doucereuses et l’écoute n’étaient plus de saison ! En quelques mois, il était passé de l’opération séduction à l’arrogance. Manifestement, une seule chose lui importait : nous porter l’estocade. Nous aurions dû deviner que, après le rejet de l’alerte contre les emballages jetables et la jolie surprise qu’il avait organisée (ou couverte), nous ne pouvions rien attendre de lui, sinon pire encore. Alors, avec gourmandise, il nous annonça sa grande nouvelle : un « président » et une « trésorière » nous avaient été laissés en cadeau par la docte assemblée de la veille. C’est-à-dire que, sitôt débarrassés des membres de l’association qui venaient d’annuler l’Assemblée Générale, les agresseurs auraient fait un simulacre d’élection… Enfin, même pas, pas besoin puisque tous étaient de mèche. Des étrangers à l’association ; mieux, des gauchistes ennemis des écologistes ! Et c’est cette énormité qu’Alain Hervé faisait mine de trouver toute naturelle ! Quelles pouvaient-être les connexions tordues entre un Alain Hervé juste sorti de la revue Réalités et ces gauchistes ? Toute l’affaire était doublement grotesque puisque tout était joué d’avance, que la « désignation » des deux marionnettes était la raison même de l’agression. Ou pire encore, car à quoi bon organiser une agression aussi grossière devant tout le monde, y compris les membres sympathisants, les non-actifs que nous ne voyions généralement pas, et qui ont été tout aussi choqués que nous ?
Le fait que l’AG ait été annulée en séance ne chiffonnait pas Alain Hervé. Lui demander de produire un procès-verbal avec les noms des participants ne le démontait pas. Dire qu’il pouvait remballer son boniment ne servait à rien. Semblant jouir de notre indignation, il affichait la morgue d’un mafieux débusqué par ses victimes. Mais lui, à la différence des mafieux démasqués, ne se repentira jamais. Il était capable de dire n’importe quoi sans sourciller. Qui était ce type ? Là encore, il nous faudra longtemps pour savoir l’essence réactionnaire du bonhomme sous l’apparence pateline. Pour l’instant, confis dans la fausseté, il était tout bonnement infect. Afficher l’invraisemblable, justifier les agressions les plus grossières devant les victimes, bien faire sentir à celles-ci que leur parole ne comptait pas, qu’elles n’étaient plus rien, etc., faisait partie d’un plan. D’un coup, tout partait en vrille et nous n’avions plus prise sur rien, rien à quoi se raccrocher, aucune main secourable tendue. Cela révélait une longue préparation et un personnel nombreux, mais nous n’étions pas armés pour l’apprécier, et encore moins l’affronter. Belle initiation aux mystères de la démocratie représentative. Ne venions-nous pas de vivre l’une des premières agressions anti-écologistes (en France) ?
Il y a matière à s’interroger… Sur quel Olympe Alain Hervé et ses amis du « comité » invisible des Amis de la Terre s’imaginaient-ils siéger ? Jusqu’à quel point nous tenaient-ils pour quantité négligeable – méprisable ? Nous prenaient-ils pour des neuneux ? C’est vrai que leurs tripotages nous passaient loin au-dessus de la tête. Cela ne les grandissait pas. Nous étions trop jeunes pour avoir fait l’expérience de la magouille; en tout cas, à la différence de ceux qui nous agressaient, nous n’étions pas des milieux où cette dégénérescence était commune. Nous avions d’autres soucis et nous manquions des informations nécessaires pour comprendre leurs véritables motivations. Et puis, que savions-nous de l’invisible ? Entre notre préoccupation du bien commun à long terme et leur formatage à la prédation et à la capitalisation, il y avait un abîme. Nos neurones n’étaient pas organisés pareil. Nous n’étions pas de la même culture, à peine de la même planète; sinon, nous, nous n’aurions pas été assez ouverts et sensibles pour percevoir et comprendre la menace sur le vivant, et imaginer une transformation de la civilisation. Sinon, il n’y aurait pas eu d’antiracistes, de provos, de beatniks, de hippies, de Kabouters, de féministes, de régionalistes, de pacifistes, de lanceurs des alertes écologiques, d’inventeurs d’alternatives.
Alain Hervé et ceux qui l’employaient n’étaient-ils pas eux-mêmes un peu simplets pour monter un piège aussi grossier ? Est-ce le déséquilibre numérique entre Semaine de la Terre et Amis de la Terre qui leur avait inspiré le recours à leurs amis gauchistes ? Vu l’esprit bloqué, étriqué, si éloigné de l’ouverture de la nouvelle gauche, qu’ils nous montraient, vu le mépris dans lequel ils nous tenaient, il est assez probable que, oubliant tout le reste, ils ont seulement pensé en électoralistes et que, dès lors, le recours à l’intimidation leur ait semblé tout naturel pour la désignation de leurs chers président et bureau ! Tout naturel… Enfin, plutôt culturel. Révélateur de la nature de leur culture et de son niveau.
Nous fuyions la politique politicienne comme la peste, et voilà qu’elle parachutait ses casseurs chez nous ! Fallait-il que notre différence inquiète !
Devant notre refus d’accepter ce viol et la colère qui nous prenait, avec une furieuse envie de bouter dehors les trois paltoquets – et lui aussi – Alain Hervé baissa prudemment pavillon, mais se contenta de minimiser en assurant que ces désignations n’avaient pas d’importance, que cela n’était que formalités administratives imposées par la législation de 1901, etc. Une telle opération, un tel déploiement pour une banale formalité ! Mensonge dans le mensonge : la loi de 1901 n’impose pas ce formalisme – à moins de recevoir des subventions publiques (jamais vues) ou de s’occuper de mineurs. Mais, au fait, au début de l’année, sans même l’esquisse d’une AG, Alain Hervé ne nous avait-il pas tout à coup présenté un « président » censé lui succéder (Yan Burlot) ? Nous n’y avions pas fait attention et l’avions presque oublié. Le garçon était inconnu des écologistes, mais son numéro de téléphone correspondait au standard du Nouvel Observateur, là où travaillait Alain Hervé et son ami Michel Bosquet, le futur André Gorz – entre autres. Burlot, encore un qui n’était pas aussi bénévole qu’il voulait le paraître. Yan Burlot avait disparu aussi mystérieusement qu’il était venu, à la veille du coup de main sur le Pré-aux-Clercs.
Une prise de conscience, une motivation collective, une mobilisation, un mouvement social… sont choses délicates, fragiles. Tout à l’enthousiasme qui soulevait tant de gens durant ces années-là, nous croyions, au contraire, que la dynamique était puissante et n’en était qu’à ses débuts.
Et voilà que tout semblait s’effondrer autour de nous, révélant des postures et des constructions factices bruissant de messes basses. Un décor ! C’était absurde et abject. Nous ne savions comment esquiver et réagir puisque nous ne comprenions ni à quoi ni à qui nous avions affaire. Avec le recul, beaucoup de recul, on devine que la fragilisation, la démoralisation et l’inhibition de l’action faisaient partie du programme. Le choc psychologique était une stratégie pour nous fragiliser davantage.
Nous imposer l’échec et bien nous faire sentir notre impuissance face aux plus grossières manoeuvres relevait d’une science consommée du harcèlement. Tout cela pour nous conduire à la véritable impuissance, celle du renoncement, de la résignation. Étant parisiens, juste à portée des manipulateurs multi-nationaux, nous bénéficiions d’attentions toutes particulières. Avons-nous servi de cobayes pour tester les techniques les plus adaptées aux écologistes ? Probable. Les laboratoires de « la guerre psychologique » mobilisés pour la conquête capitaliste ne devaient pas y être étrangers. Par exemple, par les bons soins d’un Denis de Rougemont, personnage aussi puissant que discret dont nous ne découvrirons la présence – l’omniprésence – que beaucoup, beaucoup plus tard, en apprenant la composition de cette entité fantôme – le comité – qui n’aurait jamais accepté l’alerte contre les emballages jetables.
Après le choc de l’AG-piège à écologistes, beaucoup abandonnèrent. On ne les revit plus. Cela nous affaiblit tant que, très vite, je constatai que les forces manquaient pour faire le grand ménage.
En matière de harcèlement et de manipulation, nous étions encore vierges. À vrai dire, tant d’inintelligence et de fourberie nous était incompréhensible. Nous n’étions pas de taille à affronter un monde à ce point perverti qu’il s’attaquait aux défenseurs du bien commun, tout en se réclamant d’eux pour mieux se glisser à leurs côtés !
C’est Henri Fabre-Luce qui acheva de nous affaiblir. Oui, lui qui enrageait au sortir de l’embuscade. Lui qui avait juré d’en découdre avec Alain Hervé. Sous prétexte de décider de la façon dont nous devions réagir, il m’invita à le rejoindre chez lui, plus exactement dans son bureau d’avocat, non loin de l’Étoile, au 35 de l’avenue Mac-Mahon. Pour une rencontre entre militants, le lieu était plutôt inapproprié. Quant au mobilier de son bureau… Il m’invita à prendre place sur l’un des deux gros poufs mous qui faisaient face à son bureau ministre, sortes de bouses d’éléphant habillées de cuir, et je dus lutter pour ne pas perdre l’équilibre tandis qu’il prenait place sur un fauteuil confortable, 40 bons centimètres au-dessus de moi. C’était un « test de la chaise bancale » à la puissance 10. Ou, plutôt, une tentative pour me déstabiliser ? L’énormité de la manoeuvre me fit rire et je lui demandai s’il recevait ainsi ses clients, et si tout cela était étudié pour les mettre mal à l’aise. Je ris moins quand il entreprit de minimiser l’agression qui le scandalisait quelques heures auparavant. Son indignation et ses résolutions avaient été gommées… C’est à peine s’il s’en souvenait. Le viol de l’Assemblée Générale ? Cela n’était pas si grave. D’ailleurs, un président est nécessaire (faux d’après la loi de 1901 elle-même), alors pourquoi pas celui-ci ? Il faut savoir composer pour être efficace. Bla, bla, bla… Lui, le juriste, s’était tout à coup mué en avocat du piétinement de toute règle sociale ! Comment avait-il été retourné ? Et si vite ? Mais avait-il été retourné, ou nous jouait-il la comédie ? Cette nouvelle pantomime (y compris le gag des poufs mous) était-elle faite pour nous fragiliser plus encore ? Le feu roulant des injonctions contradictoires auquel nous étions soumis l’était assurément.
L’identité du président fantoche l’avait-elle influencé ? Avait-il subi des pressions ? En tout cas, comme un aveu, nous ne reverrons plus Henri Fabre-Luce aux AT, ni ailleurs. Je n’aurais donc jamais l’occasion de lui demander des explications. Quel dommage.
D’ailleurs, nous ne reverrons pas non plus Yvette Morin et son fils Pierre qui avaient si obligeamment prêté leur grand studio de danse. Dommage, je les avais trouvés sympathiques. Peut-être voulaient-ils éviter les questions gênantes. Sitôt passé la délicieuse soirée du 23 juin, tous s’étaient évanouis. Disparus. Ne s’étaient-ils tenus à nos côtés que pour ça ?
Comme nous avions confiance en notre dynamique (et dans la dynamique de la confiance), la pantomime des Quarante Voleurs nous avaient choqués, mais pas alarmés. Pas plus que Fournier confronté aux perturbateurs monomaniaques de ses réunions. C’était tellement débile que nous ne pouvions imaginer que ces gauchistes et féministes égarées qui nous avaient dévoilé leur vacuité et l’étendue de leur aliénation auraient un jour un quelconque poids politique (en fait, ils l’avaient déjà). L’impudence d’Alain Hervé et la volte-face de Henri Fabre-Luce étaient beaucoup plus inquiétantes. Décidément, cette petite sauterie devait correspondre à beaucoup de choses cachées. Par son cynisme et sa brutalité, par l’importance de la mobilisation, par sa préparation, par l’unanimité affichée, elle révélait une hostilité et des alliances longuement ruminées contre les alertes et les alternatives.
Cela n’est que beaucoup plus tard que, par mégarde, un universitaire distingué m’éclairera sur la normalité du sabotage des processus démocratiques dans un certain milieu à grosse prétention intellectuelle. « Sabotage » en effet, car celui-ci ne se limite pas à couler un navire écolo par-ci et à diffamer un militant par-là… Nous le verrons, sous toutes ses formes, le sabotage du mouvement était lancé dès les années soixante. Logique. Sans sabotage des interrelations communautaires, des autonomies, des résistances et des alternatives, point d’abrutissement et d’aliénation, point de croissance marchande destructrice. Dans ce registre, la contribution des gauchistes et des autres simulateurs soi-disant « de gauche » aux stratégies capitalistes fera merveille.
Le plus sidérant est, peut-être, le mépris de tous ces gens à l’égard des témoins et victimes de leurs manœuvres. Tous ont montré un cynisme confondant. Ont-ils misé sur l’oubli ? Sur la résignation ? Sur l’incapacité à découvrir un jour les coulisses de leur pantomime ? Ils étaient bien sûrs que nous serions réduits à jamais !

Auckland 1985
Bien sûr, nous aurions dû dénoncer publiquement et en profiter pour développer une réflexion. Mais comment ? Nous n’avions même pas accès au Courrier de la Baleine, le journal de l’association qui était étroitement contrôlé par Alain Hervé. Un journaliste qui interdisait l’accès des membres de l’association au modeste bulletin de celle-ci ! Cela ne l’empêchait pas d’appeler à la participation des lecteurs et à la communication « à la rédaction » de « toutes les idées, bonnes ou mauvaises » et d’informations « concernant les mouvements écologiques militants » (la Baleine, n°3, septembre 1972, page 2). Mais cela ne devait être qu’une manœuvre pour recueillir plus d’information. Car, sous la poudre aux yeux, les facilités d’expression qu’il avait fait miroiter se réduisaient en censure par anticipation. Quel que soit le sujet, les écologistes invités à rejoindre l’association ne pouvaient s’y exprimer ! Seule la parole banale voire insipide avait voix au chapitre. Ainsi, il a été impossible de présenter nos expériences et nos idées dans le « bulletin de l’association« . Alerte contre les emballages jetables en plastique (et son avortement provoqué), genèse et déroulement de la manif à vélo, pantalonnade gauchiste du 23 juin 72, projets… Rien ne pouvait être publié. Ni textes, ni dessins, ni caricatures, rien. C’était d’autant plus étonnant que ledit bulletin avait un tirage limité, une distribution confidentielle. Par ce canal, une information sensible, une parole sortant des clichés n’auraient pu trouver un grand écho. Mais peut-être aurait-elle appris au public choisi du bulletin l’existence d’écologistes moins insipides que ceux qu’Alain Hervé et ses commanditaires leur réservaient. Peut-être aurait-elle pu en intéresser plusieurs, leur révélant la supercherie dans laquelle ils étaient entraînés..
La liberté d’expression n’existait pas dans le bulletin des Amis de la Terre (et moins encore au Sauvage). Alain Hervé et consorts n’y laissaient rien passer. Pas même l’article le plus modeste. Pas un dessin. Rien. Mais un Jacques Attali pouvait y écrire, lui qui s’employait à abattre les dernières défenses contre la conquête capitaliste, et tant d’autres adversaires de l’alerte écologiste et apôtres de la croissance. Après la liberté de la Semaine de la Terre et, même, après Jeunes et Nature où le contrôle se faisait discret, cette nouvelle expérience commençait mal.
Entre décembre 1972 et janvier 1973, avec le concours de Baudouin Jannink, Gisela Lebkuchner et Devi Schneiter, j’avais pris l’initiative et réalisé un sondage écologiste auprès des candidats aux législatives de mars 1973. Même le compte-rendu succinct paru dans Le Courrier de la Baleine fut une réduction de mon propre écrit, mais sans ma signature (Élections : piège à écologie, La Baleine n°4, février 1973). Faire moins était impossible. Ce minimum du minimum était juste destiné à donner le change, à ne pas alimenter davantage les suspicions de censure. Du haut de son autorité de journaliste d’un grand media, Alain Hervé m’avait dit : « Tu comprends, il fallait le mettre en forme pour que cela cadre avec la présentation du bulletin« . Non, je ne comprenais pas ce souci de la forme prétexte à la réduction du fond. Tout s’imbriquait parfaitement : l’attractivité des associations-pièges-à-écologistes, le contrôle et le pompage de nos idées et projets, l’entrave, la censure et les agressions incompréhensibles pour nous fragiliser… Et plus sans doute.
La sympathie et l’enthousiasme étaient retombés. À peine associés, nous avions abordé une zone de turbulences et de doutes. À chaque fois, la contrariété était si grande que je préférais refouler la colère qui montait.
L’invitation à présenter les premiers résultats du sondage dans une conférence de presse des Journalistes et Écrivains pour la Protection de la Nature (JEPN), relevait probablement aussi de ce type de service minimum – juste pour faire croire à une ouverture. Sans ouverture. D’ailleurs, après la tribune, les autres intervenants seront très entourés. Y compris le visiteur « incognito« , celui que nul ne connaissait : Brice Lalonde. Sur la cinquantaine de journalistes présents, le seul écologiste invité aura tout le temps de se restaurer (bon le buffet !) et de ruminer quelques interrogations. Un seul vint me parler : Jean-Paul Fenosa-Chapuis. La secrétaire de Carlier aussi. Mais elle allait être rapidement rappelée à l’ordre par son patron, pour juste se tenir à ses côtés durant tout le reste de la soirée. Comme un petit chien.
Bien sûr, il ne fallait pas que les écologistes puissent s’exprimer, qu’ils puissent se manifester, qu’ils puissent avoir des retours et des échanges, que, là, dehors, l’on puisse savoir qu’ils existaient. Nous, écologistes à l’origine du mouvement, étions littéralement effacés. On nous avait déjà rendus invisibles. Mais pourquoi, qui, comment ? Les questions se bousculaient, mais il nous manquait quelques éléments pour seulement commencer à comprendre. Cela n’est que longtemps après avoir été éliminés que nous pourrons nous représenter l’ensemble de la manœuvre. Et quelle manœuvre ! Du bel ouvrage. Une préparation de longue haleine, car toutes ces bizarreries, ces rebuffades, ces mises à l’écart, ces censures, ces agressions n’avaient été que préparations, progressions irrémédiables vers notre effacement définitif. Ainsi allaient-ils pouvoir nous remplacer par les ectoplasmes qu’ils installaient à nos côtés, et qui, eux, avaient accès à ce qui nous était refusé. Aux yeux de l’extérieur, les ectoplasmes prenaient corps tandis que nous disparaissions.
Effacés ! Nous étions effacés. Dans nombre de fictions, une intervention dans le passé peut changer le présent. Dans l’univers de la falsification politicienne, les impostures sont préparées longtemps à l’avance pour défigurer l’avenir. La censure précoce des écologistes et de toute la nouvelle gauche, leur remplacement par des répliques expurgées, et (nous l’apprendrons plus tard) la manipulation de la transmission, ont sélectionné et façonné une mémoire collective parfaitement sans risque pour le système mortifère. Une mémoire sédative qui fragilise les critiques et les oppositions : un récit expurgé de tout ce qui pourrait menacer le système de l’exploitation maximum, mais enluminé d’illustrations utiles à celui-ci. Ce puissant outil de démobilisation et de résignation tourne toujours à plein régime.
S’il n’était guère ouvert aux écologistes, le Courrier de la Baleine, bulletin des Amis de la Terre, allait se faire très accueillant pour des réseaux bien peu écologistes. Même le lobby de la « grande distribution » y a eu ses entrées ! Incredibile, no ? Et, cela, grâce aux bons soins de… Michel Bosquet (qui commandait à Alain Hervé). C’est en effet grâce à lui que le fils Leclerc (oui, celui des supermarchés) allait pouvoir se répandre pour, après l’élimination des écologistes, donner le change en manipulant les nouveaux environnementalistes. Écoutons Michel-Édouard Leclerc faire l’éloge de Michel Bosquet : « Il m’initia au journalisme en sollicitant des contributions pour des revues comme « La Baleine », « La Gueule Ouverte »« * (et, d’après Alain Hervé, Le Sauvage), juste avant de lui faire « intégrer la première équipe de rédacteurs de Que Choisir ? » **. Que d’égards pour ce jeune homme, et que de liberté d’action gracieusement offerte par ce journaliste distingué et ses collègues ! Pendant ce temps, tandis qu’un rejeton de la « grande distribution » était douillettement installé à leur place, les écologistes, ceux de l’origine des alertes et de l’ouverture au vivant, ceux du coeur de l’action, étaient mystifiés, entravés, écartés ***… Tout est résumé. Mais il restait encore beaucoup à découvrir sur l’étendue et la perversité de l’opération, et sur le rôle de Michel Bosquet.
* Évidemment pas celle de Fournier ! Celle d’Isabelle Cabut.
** c’est Jean-Claude Dorrier, ancien de « Que Choisir ?« , qui me l’a appris avant que ME Leclerc, lui-même, en témoigne dans La tribune de Michel-Edouard Leclerc
www.michel-edouard-leclerc.com/wordpress/archives/2007/10/andré-gorz-la-mort-d’un-philosophe.php)
*** Michel-Édouard Leclerc et – nous allons bientôt le découvrir – au moins un autre dissimulé du capitalisme qui s’était déjà glissé à nos côtés.
Pourquoi ce mystérieux Michel Bosquet, discret patron – « de gauche » – du Nouvel Observateur, couvait-il le fils Leclerc et l’introduisait-il dans tous les poulaillers ? N’était-ce pas une conduite originale pour un futur « philosophe écologiste » et « décroissant« . Bosquet était bien éloigné de l’image qui lui a été donnée en tant qu’André Gorz.
Incroyable ! Après m’être cassé le nez dessus chez des coopérateurs qui avaient déjà glissé dans le néolibéralisme de la marchandise, je retrouvais la « grande distribution » avec un réseau d’influence immiscé aussi bien dans la presse que chez les écologistes. Rétrospectivement, cela dit l’efficacité du maillage déjà réalisé dans tous les secteurs menaçants pour le totalitarisme capitaliste en voie de mondialisation, donc l’importance et l’étendue de la mobilisation réactionnaire.
L’expression « grande distribution » parle aussi. Le commerce était traditionnellement suspecté de grossir la rétribution de ses services (probablement une désinformation à la mode d’Eward Bernays). Alors, pour dissimuler la réduction desdits services et la mise en coupe réglée des producteurs, il était nécessaire d’emballer joliment la nouvelle formule. Grand Commerce aurait fait mauvais genre, mais distribution… Quel beau nom pour masquer l’ogre qui allait imposer sa loi à toute la société – à toutes les sociétés ! Distribution, comme distribution gratuite, comme distribution des prix, comme distribution de cadeaux, comme distribution aux pauvres. Cela évoque le désintéressement, la générosité… Une « distribution » ne peut être que positive. Surtout si elle est « grande » ! C’est la signature d’une tromperie de grande ampleur. De la belle et bonne manipulation du langage pour faire tomber les préventions et manipuler les motivations. Les labos de la novlangue avaient fait du bon boulot. Ils n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin !
J’apprécie particulièrement l’ouverture des colonnes de La Baleine, le bulletin des Amis de la Terre, et du Sauvage d’Alain Hervé, Philippe Viannay, Claude Perdriel, Michel Bosquet, etc, à un représentant d’un tel lobby. En dépit des prétentions, l’écologie les avait à peine effleurés. Cela dit tout de la conception de la liberté d’expression et de la bonne façon de faire une société chez ces gens s’auto-désignant comme « l’élite« . Ouverture insuffisante. Trop faible empathie pour comprendre l’alerte écologique et intégrer une dynamique coopérative. Comme un certain que j’allais rencontrer beaucoup plus tard, ils avaient une conception très spéciale du « jeu de la démocratie« . Leur démocratie « de gauche » excluait les manants, mais s’accordait à merveille avec les objectifs du commerce financiarisé. Sans doute tout autant avec ceux d’autres lobbies. Leur démocratie correspondait donc à la conception de Walter Lippmann qui défendait la désorientation et la manipulation de l’opinion pour « fabriquer des consentements » ; tout en prétendant y voir une « révolution dans la pratique de la démocratie« . Cette « démocratie » étant, dans le meilleur des cas, limitée au choix de gestionnaires du capitalisme présélectionnés de longue date.
En toute simplicité, la « grande distribution » est, depuis les années cinquante, à la pointe de l’offensive capitaliste, tant à l’échelle du village que de la planète. Dans l’élan donné par les promoteurs de la manipulation de masse par la consommation de nouveaux produits manufacturés, elle aura peut-être été le plus puissant levier de la rupture culturelle, écologique et sociale qui a mené, non pas à la prospérité promise, mais aux effondrements en série. Or, parmi les objectifs du Plan Marshall lancé à la veille des années cinquante sous prétexte d’aide à la « reconstruction« , avec le crédit et le « pouvoir d’achat » comme lubrifiants, il y avait le développement de la consommation de masse. Cette opération de la guerre froide visait à promouvoir un modèle d’abondance en opposition au modèle frugal communiste. Mais, derrière les apparences, le grand enjeu de la consommation de masse était de substituer l’acte d’achat et la possession matérielle aux savoirs-faire ensemble, entraides, réciprocités, fiertés, etc., qui construisent l’être et le collectif. Donc, de substituer un individu désorienté aux communautés.
Il fallait déstructurer le plus largement possible les personnalités et les communautés (en utilisant la manipulation de masse à la Bernays), pour développer des dépendances, mieux assujettir et faire adhérer les exploités à l’exploitation…
En 1917, le gouvernement du président américain Thomas Woodrow Wilson avait créé le Comité pour l’information publique (dite Commission Creel) pour faciliter l’entrée en guerre en 1918, car, l’opinion étant majoritairement pacifiste, il fallait « l’informer » pour la faire changer d’avis. Remarquable, la Commission était pour partie composée de journalistes et autres professionnels des médias, des gens censés être attachés à la véracité des faits. Sauf que, justement, ce sont eux qui sont les plus exposés aux manœuvres de séduction de la caste dominante. Et qui y succombent ! Utilisant les plus grosses ficelles de la désinformation, la campagne de propagande américaine avait réussi à retourner l’opinion publique, maquillant l’entrée en guerre en décision démocratique *. Comme avec la légende des armes de destruction massive de l’Irak au début des années 2000, elle-même diffusée aussi avec le concours de nombreux journalistes (et tant d‘autres exemples !). Chez les élitistes, les exploiteurs et les pique-assiette du grand banquet, le spectaculaire succès de 1918 a stimulé l’inventivité en matière de détournement des motivations. Issus de la Commission Creel, Edward Bernays et Walter Lippmann excelleront dans la stratégie de l’extinction de tout esprit critique, et ils le feront si bien qu’ils semblent encore conseiller les prédateurs d’aujourd’hui. L’une des premières cibles : la sensibilité ouverte sur le vivant, celle qui vivifie la conscience la plus grande sans laquelle tout devient possible en matière d’abêtissement et d’assujettissement. Ainsi ces artistes du mensonge et leurs nombreux émules préparaient-ils une mise à mort définitive de la démocratie sous l’illusion de son simulacre. On voit d’où vient l’objectif de la machinerie propagandiste de la guerre froide : « conquérir l’esprit des hommes« . Sans oublier la « conquête des coeurs et des esprits » développée par les services psychologiques de l’armée française (la septième arme) autour des années 1950 – avant de migrer vers la défense de l’entreprise face aux contestations.
* Captains of consciousness : advertising and the social roots of the consumer culture, Stuart Ewen 1976, Basic Books, 2001.
La société de l’indécence – Publicité et genèse de la société de consommation, Stuart Ewen 1983, Retour aux Sources 2014.
Pour développer la consommation de masse, quoi de mieux que des supermarchés donnant l’illusion d’une abondance à portée de la main ? La « grande distribution » allait donc tenir le premier rôle dans la stratégie d’abrutissement ouvrant la voie à toutes les déstructurations, avec pour objectif ultime la concentration du capital.
Grande distribution de dégradations
Dans les années 1930, des membres de l’École de Francfort dénonçaient la consommation comme destructrice pour la démocratie. Ils assimilaient le consommateur moderne non pas au citoyen parfait, mais au contraire au sujet parfait d’un régime autoritaire (et, en particulier, du fascisme).
Dans la grande tradition des coups bas fomentés par « le haut« , par la caste dirigeante, le système prédateur de la « grande distribution » a progressé dissimulé derrière la démagogie des « prix bas« . C’était l’appât, et cela l’est resté. L’oeil d’autant plus rivé à l’étiquette que le coût réel de sa miraculeuse modicité leur était dissimulé, des multitudes de consommateurs ont défilé sans soucis de la diminution de la variété et de la qualité, de la chute de la diversité biologique (2), des subventions publiques déversées en « aides » de toutes sortes, de l’intensification de l’exploitation partout, des nouvelles pollutions, des nouvelles maladies, etc., cachées derrière le rideau de fumée des « prix bas« . Des consommateurs chaudement encouragés par les progressistes chantant des odes au « pouvoir d’achat » en le confondant avec le « niveau de vie« . Les curieux journalistes penchés par-dessus l’épaule des écologistes étaient de ceux-là.
Derrière l’étalage de la propagande, les « prix bas« , enfin, les prix artificiellement abaissés ont été réalisés en tendant à éliminer les coûts sociaux et écologiques ; coûts « externalisés » sur la biosphère et l’avenir des nouvelles générations, ici et partout ailleurs. Par cet artifice, l’augmentation du « pouvoir d’achat » était censé améliorer le « niveau de vie« … Un « niveau de vie » ne tenant aucun compte des énormes dégâts collatéraux. Si modeste soit-il, ce gain en « pouvoir d’achat » – ajouté à l’enrichissement des patrons de la « grande distribution » vite devenus milliardaires – a été obtenu en ruinant des catégories et des populations entières et leurs écosystèmes.

Plutôt qu’une amélioration des conditions de vie, les « prix bas » ont entraîné un accroissement de la consommation d’énergie, de matière et de vies. L’économie réalisée au détriment des plus nombreux est allée gonfler les portefeuilles des fabricants des nouveaux « biens de consommation » imposés et s’imposant à tous en multipliant les dépenses et les contraintes (voitures, écrans, téléphones…). Dans le style « trucmuche libère la femme« . Ce niveau de vie-là allait détruire la majeure partie des conditions nécessaires à sa réalisation. La démagogie fonctionne encore et, par exemple, précipite des légions d’automobilistes ignorants de leur boulimie de matière, d’énergie et de vies à la recherche du moindre centime d’économie.
Mais la note des « prix bas » est présentée maintenant, et nul ne peut ignorer que les effondrements conjugués du vivant et des climats en font partie. La planification des « prix bas » agricoles a éliminé la plupart des paysans pour imposer l’intensification des productions, donc l’élimination de la polyculture-élevage familiale et coopérative qui, les années maigres, garantissait la subsistance, sinon des revenus confortables. Trop impénétrable par les lobbies industriels et financiers !
La « grande distribution« , qui était si chère à Alain Hervé, Michel Bosquet et leurs amis, est une arme de grande déstructuration. Elle s’est d’abord illustrée en jouant un rôle déterminant dans la ruine des producteurs (l’essentiel du « secteur primaire« , comme ils disent). Relativement autonomes, multiples, diversifiées, fières de leurs savoirs et de leur ouvrage, inscrites dans des histoires qui façonnaient les cultures et les paysages, ici même, les populations des campagnes gênaient des prédateurs qui semblaient inspirés par les colonisations depuis 1492. Pour concentrer le capital et extraire des profits maximaux, d’une manière un peu plus subtile que celles employées ailleurs *, il fallait affaiblir les campagnes en supprimant les moyens d’existence échappant à l’ordre marchand, en diminuant les revenus des productions vendues, tout en créant des besoins aussi nouveaux que ruineux. Dès les débuts de la Cinquième République, la planification économique a imposé une réduction drastique de la diversité des produits agricoles, tout en réduisant leur prix et en foulant aux pieds ce qui restait de démocratie. La soumission des producteurs aux accapareurs soutenus par la finance, par le moyen de la dépossession de la liberté de choisir ses distributeurs (Circulaire Fontanet du 31 mars 1960), a fait le reste. De la sorte, les nouveaux « grands distributeurs » ont pu mettre le couteau sous la gorge des industriels intermédiaires, lesquels ont fait de même avec leurs fournisseurs, et ainsi de suite jusqu’aux premiers producteurs : les cultivateurs, les éleveurs, les artisans qui, sitôt après, commencèrent à protester, mais en vain… Les « prix bas » étaient nés de la rencontre entre spéculateurs et élites technocratiques très fières d’avoir trouvé un moyen de donner du « pouvoir d‘achat » à certains – mais au détriment des autres et du vivant. Avec cette machinerie totalitaire, la majeure partie des populations des campagnes allait être plus facilement déracinée et jetée dans le chômage et les banlieues**, comme le préconisaient les planificateurs de la ruine écologique et sociale.
* Massacres, déplacements de populations, trafics de drogue, politique de la canonnière, etc.
** « l’exode rural » des années soixante et la suite : Sous les dorures du productivisme et des Trente Glorieuses, avec la « Révolution Verte », la colonisation capitaliste et le saccage des campagnes
Détail : comme l’a montré mon échec à promouvoir le bio même chez les coopérateurs *, la « grande distribution » a joué un rôle majeur dans l’entrave à l’essor du bio, et dans l’uniformisation des produits par le bas, partout où elle a étendu son emprise.
*1971 – Les COOP et le Mouvement Coopératif refusent le bio
Il faut savoir apprécier la coordination des processus de déstructuration-colonisation lancés avec les différents plans des années quarante-cinquante (le Plan Monnet et le Plan Marshall en tête) :
– d’abord, la ruine écologique et sociale des campagnes pour réaliser une production intensive d’exportation et concentrer la propriété et les profits (avec la même politique agricole, 6 décennies plus tard, la France perdra encore 100 000 fermes en 10 ans pour tomber à moins de 400 000 « exploitations » en 2023 !),
– puis la dépossession des commerçants de village et de quartier, familiaux et coopératifs, par l’essor de la « grande distribution » et des « zones » commerciales éloignées de l’habitat,
– le rejet des usines, fabriques et ateliers hors des villes, délocalisés à la place de bois ou d’espaces humides, sur des terres agricoles, dans des « zones » industrielles et même artisanales, pour dissocier le travail et l’habitat, et accroître toutes les distances,
– la politique expansionniste du modèle pavillonnaire et des lotissements, cette artificialisation générale qui a détruit les fermes et les jardins, et leurs sols vivants, intégrés à l’habitat, ou très proches, pour réduire l’autonomie, la convivialité (les « liens sociaux« ), et encore accroître les distances parcourues quotidiennement, y compris dans les villages ; une déstructuration massive qui contrariera la réduction de la consommation d’énergie et de matière indispensable pour restaurer la biodiversité et stopper la dérive climatique,
– le développement du système automobile auquel les autres programmes ont grandement contribué, en accroissant toutes les distances (trains et tramways sacrifiés exprès).
Pour extraire un maximum de profit en accroissant la dépendance, ces processus imposés ont mené dans des impasses écologiques, économiques, sociales, énergétiques.
Machine de guerre du néocapitalisme pour affaiblir toutes les populations et accroître sans limite (dérégulation) le niveau de l’exploitation, ethnocidaire et écocidaire par essence, la « grande distribution » était naturellement l’un des principaux ennemis du mouvement écologiste. Puisque les écologistes voulaient réintroduire le vivant – de chaque être à l’ensemble – dans la philosophie politique, le droit, l’économie, donc restaurer des régulations effacées et les renforcer, et que la politique de dérégulation (justement), de concentration et de massification comprenant l’essor de la « grande distribution » les alarmaient, il fallait les faire taire, ou couvrir leurs voix avant qu’ils soient reconnus. L’ouverture offerte par Michel Bosquet/Gorz* à un rejeton du lobby dans des media à prétention écologiste dévoile l’un des procédés employés : la substitution (comme aux Amis de la Terre). Le tour de passe-passe était d’autant plus efficace que, dès l’origine comme avec le Courrier de la Baleine, ces media à prétention écologiste étaient inaccessibles aux écologistes. Quant à l’entrée du fils Leclerc dans l’équipe de Que Choisir ?, journal d’une association de consommateurs… Là, chacun peut apprécier la politique du loup dans la bergerie appliquée par le futur Gorz, donc la nature du culte de celui-ci et de ceux qui l’accompagnaient.
* merci à Michel-Edouard Leclerc pour la confirmation du rôle de Bosquet dans la coulisse des Amis de la Terre
1960-1975 : la légende André Gorz, par ACG
La légende André Gorz
Dès 1971, la censure complétait la fragilisation. Une censure dont nous ne pouvions avoir aucune idée puisque même les journalistes que nous croyions connaître faisaient partie des organisateurs de la cabale. Même si nous avions été vraiment alarmés, nous n’aurions pas pu alerter ! Mais nous ne l’étions pas encore. La double contrainte faisait pleinement partie de la manipulation : aux agressions avaient à nouveau succédé les sourires et les caresses. Aussi, malgré les contrariétés, l’image « de gauche » de ces Messieurs-Dames nous rassurait plutôt. Ils s’étaient sûrement trompés, ils avaient agi sans réfléchir, mais ils allaient revenir de leur erreur. Nous allions attendre longtemps. Jamais l’un d’eux ne témoignera – sauf pour se vanter et provoquer encore. Mais jamais l’esquisse d’une prise de conscience !
Alors, après quelques discussions animées où tout fut dit, nous nous sommes contentés de considérer la descente des Quarante Voleurs comme nulle et non avenue. Au fond, nous ne voulions pas croire aux soupçons qui grandissaient. En n’essayant pas de soulever le rideau de coulisse, en évitant le conflit déjà déclaré, nous avons choisi de nous protéger. Et puis, très longtemps, j’ai même cru que nos agresseurs finiraient par se rendre compte de leurs erreurs et s’amenderaient. Car, enfin, c’était trop gros, trop insensé. Cela ne devait être qu’un faux pas, une méprise sans lendemain. L’une de ces crises nerveuses dont les gauchistes semblaient coutumiers. Pour nous, un acte aussi stupide ne pouvait pas gêner un mouvement vital ! Et puis, nous devions rester concentrés sur la prise de conscience. Ces niaiseries ne devaient pas nous atteindre.
Bien sûr, avec le recul, il est évident que nous avons été beaucoup trop imprudents. Mais comment aurions-nous pu imaginer que cela n’était qu’une première manifestation spectaculaire d’un programme de longue haleine destiné à gommer les alertes et les résistances ? Comment aurions-nous pu imaginer la perversité qui, déjà, nous enserrait ? Impossible. Nous n’avions pas été préparés pour affronter pareil déversement d’ordure. Une telle abjection n’appartenait pas à notre monde – sinon nous n’aurions été ni lanceurs d’alerte, ni proposeurs d’alternatives. Mais c’est aussi avec cette agression, que nous avons commencé à apprendre la défiance. Cela n’allait pas de soi. La bienveillance et la confiance accompagnaient l’ouverture écologiste. Naturellement. Elles avaient la force de principes politiques inspirés par l’expérience du vivant libérée de la domination. Elles fondaient la démocratie que nous proposions de restaurer pour annihiler le pouvoir des prédateurs.
Après la défiance, ces charmants compagnons allaient apprendre à tous le mépris et la haine. Toute la société allait en être affectée, car les saboteurs des mouvements sociaux n’allaient cesser de devenir plus mauvais, plus nuisibles, au fur et à mesure de leur « réussite« . Même complètement embourgeoisés (en fait, ils l’étaient déjà), ils allaient rester fidèles à leurs chers maîtres à penser, de Lénine à Mao, en ne cultivant que le ressentiment – en quelque sorte inversé – et le conflit. La résilience est inconciliable avec leur structure mentale. Depuis, à la morgue initiale, ils ont ajouté la fureur d’avoir été découverts.
Et, bien sûr, personne ne nous a aidé à prendre conscience de la supercherie. Il est vrai qu’à l’époque nous étions assez seuls. Le mouvement foisonnait partout, mais à part les contacts avec Survivre et Vivre* et Pollution Non, nous ne connaissions guère d’autres groupes écologistes; en tout cas, nous ne nous rencontrions pas. Ou, plus exactement, certains s’interposaient déjà pour limiter ces contacts (comme avec Charbonneau et quelques autres tout aussi manipulés que nous). De toute façon, ultérieurement, avec le retour à grandes enjambées de la culture arriviste, puis le culte socialiste des « gagneurs« , peu nombreux seront ceux qui réagiront au récit de la sauterie du Pré-aux-Clercs et des autres manipulations. Incapacité à y voir une anomalie, à en deviner les conséquences ? Inaptitude à mesurer l’étendue des tartuferies révélées ? Désarroi devant l’énormité de l’imposture ? Accoutumance aux tripotages et au viol de la démocratie ? Soumission à la domination ? Ou simple corruption ?
* par l’intermédiaire de Jean Detton et Hervé le Nestour
La pantomime galonnée était pour nous à la fois ridicule et scandaleuse, mais la diligence des réseaux complices allait en démultiplier l’impact en changeant l’imposture en acte démocratique. Comme une seule plume, les « journalistes de l’environnement » allaient afficher leur connivence avec les violeurs sociaux en diffusant une falsification qui impressionnera à l’extérieur du mouvement, là où nous n’aurons bientôt aucun moyen de savoir ce qui se passe.
Les journalistes avaient donc été sélectionnés pour donner toute satisfaction à leurs maîtres ; et cela, au moins depuis 1968. Étant arrivés à l’action politique sans être passés par les luttes de pouvoir, nous ne pouvions imaginer pareille escroquerie et semblables avilissements. Le rôle déterminant des journalistes tend à relativiser celui des gauchos-féministes qui ont aidé à la manoeuvre. En effet, on peut douter que ceux-ci… enfin, que tous aient bien compris les intentions de ceux qui leur avaient passé commande. Excepté les petits-chefs trempant dans les magouilles politiciennes, comment auraient-ils deviné que leur chahut d’un soir allait être si puissamment et si longtemps relayé, au point de changer le cours de l’histoire en favorisant l’installation de l’ultra-capitalisme et le développement des destructions massives qui nous alarmaient. Par contre, les « journalistes de l’environnement » (JNE) qui nous faisaient risette depuis plusieurs années savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. Leur contribution évidente rappelle le rôle de leurs confrères dans le Comité pour l’information publique (dite Commission Creel), le conseil propagandiste créé pour faciliter l’entrée en guerre des USA en 1918.
Nous croyions que l’ouverture au monde stimulant la prise de conscience du bien commun était irrésistible, et nous découvrions tout à coup une imposture dont l’étendue semblait sans limite.
Pascal Durand publiera une analyse sur le sujet en 2006 : « La censure, aujourd’hui, n’est plus que rarement l’interdiction d’un texte ou d’un message ; elle est bien davantage imposition non sentie d’écrire et de parler en un certain sens. Les médias, l’édition, la phraséologie politique ou économique, tels sont quelques-uns des lieux d’exercice de cette « censure invisible », qui échappe aux vigilances les mieux armées. (…) La première avance sans masque ; la seconde, masquée. L’une impose, édicte, exige, galvanise ; l’autre inculque, dicte silencieusement, suggère. L’une affirme sans nécessairement convaincre ; l’autre convainc sans avoir besoin d’affirmer. L’une se passe du consentement de celui auquel elle fait violence ; l’autre produit, sans violence, le consentement dont elle a besoin pour agir. » (Pascal Durand, La censure invisible, Actes Sud 2006).
Les écologistes ont fait l’expérience des différentes formes de censure, mais aussi de l’étape préparatoire, directe et violente – totalitaire : celle du chapeautage et du musellement des lanceurs d’alerte, des militants, des groupes de base et des associations (entrisme), puis de leur remplacement par des faux-semblants (substitution), voire de leur élimination à vie (effacement). Bien que peu subtile, spectaculaire même, celle-ci reste ignorée de la plupart, car la censure invisible prend immédiatement le relai pour effacer toutes les traces et produire « sans violence, le consentement dont (la caste dominante) a besoin pour agir« .
Les violences anti-écologistes et les censures d’il y a cinquante ans et plus annonçaient toutes celles qui allaient suivre. C’est par ces manoeuvres initiales que les prises de conscience et les mouvements sociaux sont privés de leurs forces vitales, privés de leur histoire, désorientés, affaiblis et rejetés dans l’oubli. Après vient le temps des récits falsifiés qui parfond l’effacement en changeant l’histoire.

C’était hier, à l’époque du sabotage du mouvement écologiste
Mais qui étaient donc les heureux « élus » des féministes d’Eaubonne, de l’AMR, du PSU, du Nouvel Observateur, etc. ? Le couple des nouveaux. Le couple qui ne pouvait dissimuler son contentement de nous voir mis en difficulté par les gauchistes. Un degré de plus dans le ridicule.
Pour « trésorière« , la pantomime avait adoubé Lison de Caunes. Lison était de bon milieu bourgeois. Nous n’y prêtions aucune attention, mais cela allait se révéler très important. Elle était la fille du Georges de la télévision. Maman était Benoîte Groult. Cela aussi nous ne l’avons pas su avant longtemps. Benoîte Groult, féministe cela va sans dire, mais féministe des salons parisiens. Un rapport avec l’engagement à contre-courant de Françoise d’Eaubonne ? Les connivences bourgeoises auraient-elles effacé toutes les logiques de l’engagement, et la cause elle-même ?
Il faudra attendre encore davantage pour apprendre l’intimité de maman avec le parrain français des meilleurs ennemis des écologistes et, d‘ailleurs, de tout le mouvement de l’éveil et de l’émancipation : François Mitterrand. Que de troublantes coïncidences !
Lison de Caunes, l’une des actrices du guet-apens du 23 juin 1972, et l’une de ses bénéficiaires… Quel meilleur témoin ? Une que l’on ne peut soupçonner d’alourdir le trait pour mieux décrédibiliser les zozos qu’elle accompagnait.
8 ans plus tard, elle allait écrire : « Nous militions dans une petite association qui venait de se créer, découvrions les maîtres à penser de cette toute nouvelle science, le nucléaire et ses tentacules, la pollution, l’importance des biotopes et les potagers biologiques. Après quelques mois d’apprentissage il est devenu président, moi trésorière, (chacun à sa place, non ?). Lui le grand oeuvre, moi l’organisation souterraine. Lui le général, moi l’intendance » (Les jours d’après, Lison de Caunes, Jean-Claude Lattès 1980). Le général s’appelait Brice Lalonde.
Tombés d’une autre planète ! Une planète sans jardins et sans biotopes. Mais avec hiérarchies. Tombés aussi d’un autre siècle.
L’ignorance de l’alerte écologiste, l’ignorance de tout ce qui l’avait déclenchée, l’ignorance de l’écologie, donc l’ignorance de la culture politique du mouvement, mais l’invention de maîtres à penser (!?), et l’inconscience qui ne modère pas l’infatuation. Et encore cet aveu ingénu de la soumission à la domination machiste… Une phallocrate qui s’ignorait ? Heureusement que la maman de Lison de Caunes était une féministe distinguée ! Toute l’inculture de son milieu vis-à-vis du mouvement social et du vivant en général. Comparable aux délires niaiseux des maoïstes sur « le chef« , style « Number One mythique des maos » (Une génération de Mao à Moïse, Alain Garric, Libération du 21 décembre 1984) *. Lison était probablement inspirée par cette ambiance, vu les appuis dont elle et son compagnon bénéficiaient chez les admirateurs du tortionnaire de la Chine, car ces têtes réduites et réducteurs de têtes semblaient se multiplier autour d’eux. Ils formaient « la « bande », ses troupes en quelque sorte » (Les jours d’après, page 149). « La « bande »« , en effet : la bande des singes hurleurs qui avait déboulé sur le Pré-aux-Clercs un mémorable soir de juin 1972. Les mêmes bons à tout faire, et surtout à défaire : les « troupes du général » rameutées dans les luttes picrocholines de l’UNEF et du PSU. On apprécie les références citées par Lison de Caunes, surtout dans le contexte du mouvement de l’émancipation. Aucun doute : les deux tourtereaux étaient depuis longtemps connectés à l’origine de la mascarade.
* On remarque encore l’emploi de « génération« …
Dans quelle mesure cette inculture a-t-elle joué un rôle dans la détermination de tous ces gens à nuire au mouvement de l’alerte écologiste ? Savaient-ils tous ce qu’ils faisaient ? S’en foutaient-ils, eux qui, de nuire, semblaient jouir ?
Et encore : « Je m’en satisfaisais parfaitement ; j’aime organiser et mettre de l’ordre, il aime être le chef et commander« . Ben voyons, c’est tout à fait logique. « Chef« , toujours la terminologie très en vogue chez ces gauchistes qui créaient partout les « petits-chefs autoproclamés » épinglés par Hocquenghem. Un chefaillon, un petit potentat, comme l’écrira Serge Quadruppani (Mai 68, le gadget triomphant et l’utopie nécessaire). Comme par hasard, plusieurs – dont Hocquenghem lui-même – faisaient partie de « la « bande » » organisée.

Ces gens étaient seuls au monde. N’y avait-il personne d’autre dans cette « petite association » ? Et, cette « petite association » ne faisait-elle pas partie d’un ensemble – ce que l’on nomme communément un mouvement social ? Et les autres, autres acteurs de l’association, autres acteurs du mouvement, les attendaient-ils pour devenir enfin quelque chose ? Ces autres n’avaient-ils donc pas de consistance, d’ancienneté, de compétence, d’expérience, de projets… pour que les premiers blancs becs venus des beaux quartiers les coiffent d’une hiérarchie d’opérette ? Voulaient-ils, d’ailleurs, d’une hiérarchie ? Rien, aucun questionnement. La fille de la féministe Benoîte Groult ne s’interroge pas, ne s’étonne pas. Confisquer la parole, le travail, l’identité des autres lui semble tout à fait naturel. Cela dit que, derrière les sourires de façade, aucun lien consistant n’était tissé avec ces autres qui n’étaient pas de ses réseaux de connivences, de son monde. C’est la parole d’une prédatrice : la plèbe n’est-elle pas faite pour être dominée, y compris par des ignorants (pourvu qu’ils soient d’extraction bourgeoise) ? Typique de ces « gauchistes » et « féministes » du Tout-Paris. Imbus et suffisants, ils croyaient « s’investir dans ce qu’on pourrait appeler des révolutions minuscules« , dixit Christophe Bourseiller (encore un pseudo), parce que, soit ils n’y comprenaient rien, soit ils y devinaient un danger pour leurs intérêts de classe – voire les deux simultanément. Ou ils y étaient conduits par de beaucoup plus habiles qu’eux qui n’étaient pas là pour changer la vie en mieux. L’ennui, c’est que nombre de ces plagiaires finiront par croire qu’ils étaient vraiment à l’origine de ce qu’ils colonisaient et dénaturaient. Certains le croient encore. Bourseiller en est.
Parlant des maoïstes (maoïstes !), Bourseiller ajoute : « (…) Beaucoup (…) inventent l’écologie, militent dans le mouvement des femmes et des homosexuels (…) » (L’extrémisme, une grande peur contemporaine, CNRS éditions 2012). Que voilà une écriture remarquable pour décrire les exploits des adeptes du pire style manipulateur (Hocquenghem ayant repris conscience). Cette seule phrase décrédibilise l’auteur et laisse deviner les contours d’une révision de l’histoire. Christophe Bourseiller était-il l’un des olibrius qui entouraient le « président » et la « trésorière » sortis du chapeau d’Alain Hervé ? Ou a-t-il été abusé par les menteurs liés à l’opération, tel celui-ci qui « a créé les Amis de la Terre » (mais que j’ai vu y arriver sur la pointe des pieds), ou tel autre qui « lance la Gueule Ouverte, journal de l’écologie naissante (…) en 1974 » (Le mécano Bennahmias remet les clés, Paul Quinio, Libération 23 et 24 juin 2001) *, etc. Mais pourquoi Bourseiller n’a-t-il pas vérifié ? Et ce salmigondis est publié par le CNRS, le « Centre National de la Recherche Scientifique » ! Cette originalité mérite de figurer dans un Guinness dédié aux fausses informations.
* Mécano… plutôt machiniste des coulisses du sabotage du mouvement. Pour ceux qui n’ont pas vécu l’époque, La Gueule Ouverte (le journal qui annonce la fin du monde) a été créée en 1972 par Pierre Fournier, avec l’appui de Cavanna et Choron.
Associer les maoïstes aux écologistes, aux féministes, bref à la nouvelle gauche, montre l’ignorance de Christophe Bourseiller vis-à-vis des mouvements de l’émancipation. Changer en lanceurs « de l’écologie« , et autres luttes, des adorateurs de l’un des régimes les plus totalitaires, des admirateurs d’un obsessionnel de la destruction, et prédateur sexuel notoire, véritable Père Ubu jamais en panne de nouvelles débilités pour faire « table rase du passé« , et coupable d’un écocide sans fin… Et, qui plus est, saboteurs de tous les courants de l’émancipation. Il faut avoir manqué beaucoup d’épisodes pour oser une telle absurdité* ! À moins qu’il s’agisse de belle et bonne propagande pour compléter le travail de falsification (encore la censure invisible ?).
* ou être très copain avec les saccageurs…
Un autre historien, Philippe Buton, a, au moins, le mérite de reconnaître « l’hostilité » des trotskystes et, plus encore, des maoïstes vis-à-vis des écologistes. Vu les références de ces petits gars au boucher de Kronstadt et de l’Ukraine révolutionnaire, puis à la dictature chinoise, et les exploits de ces braves gens, hostilité est une litote (La Révolution Inconnue, Voline, 3 tomes, éditions Pierre Belfond 1972).
Mais, en 2012, Buton s’interroge pourtant sur « une difficulté à intégrer l’écologie dans le patrimoine culturel de l’extrême gauche« . Curieuse préoccupation et jolie précaution ! Mais pourquoi vouloir changer l’histoire ? C’est bien simple, la difficulté n’a jamais été surmontée puisque la culture gauchiste de référence – dominatrice de la nature et des hommes : impérialiste – est radicalement opposée à celle des écologistes ; mais pas à celle du capitalisme (à peu de chose près, c’est la même). D’où l’impossibilité de l’association rêvée par Philippe Buton, oublieux de l’hostilité première, parti en quête d’un invraisemblable « gauchisme écologiste« . Bien qu’il ait relevé la contradiction entre affichage d’une « préoccupation écologiste » et programme « marqué par une philosophie productiviste« , Philippe Buton s’est si bien laissé troubler par les simagrées du PSU qu’il a cru voir celui-ci « s’ouvrir précocement à l’écologie« . Nous verrons bientôt qu’il ne fallait pas se fier aux professions de foi du PSU, toujours contredites par les actes.
Au moins, Philippe Buton accorde-t-il un peu de considération aux « révolutions minuscules« .
Prêtons attention à ce que Christophe Bourseiller révèle comme par mégarde… Sous la rhétorique du mépris et ce qui ressemble à une valorisation des maoïstes, affleure l’un des rares témoignages publiés sur le piratage du mouvement écologiste. Bourseiller rejoint Alain Hervé (chapitre précédent) sur un point essentiel – c’est la clé de la compréhension de ce que les écologistes et toute la nouvelle gauche ont vécu au début des années 1970, et de tout ce qui a suivi jusqu’à aujourd’hui : l’entrisme gauchiste, son objet, et ce qui en a résulté (Michel Bosquet/ André Gorz, par Alain Hervé, Le Sauvage, 16 avril 2010, http://www.lesauvage.org/2010/04/michel-bosquet/). Et quels « gauchistes » ! Les maoïstes d’ici que j’ai pu identifier étaient convaincus d’être hors du vivant, au-dessus, supérieurs (!). L’alerte écologiste, l’ouverture sur le vivant, l’émancipation, c’était pour eux aussi. Mais c’était peine perdue. Ils étaient bouchés à l’émeri, hermétiques à toute évocation du vivant, et n’avaient en eux que mépris pour l’autre ; comme les vandales de la « Révolution Culturelle« , leurs modèles ! C’étaient des croyants, des intégristes même. Hallucinés, ils voyaient dans la dictature maoïste « le phare du socialisme« . Pire, ignorants de la Chine comme de l’écologie, ils ne voulaient pas savoir. Il leur suffisait de croire et de débiter mécaniquement les mêmes maximes creuses. Ce côté mécanique avait quelque chose d’effrayant. En d’autres circonstances, on n’aurait pas été étonné de les voir faire des brochettes de Moineaux vivants ou battre à mort de sales écologistes révisionnistes. Et beaucoup sont restés dans cet état, changeant plus ou moins d’idoles, mais toujours fascinés par le pouvoir. Comme des gardes rouges en virée. Pas étonnant qu’ils aient été des supplétifs rêvés pour la désertification générale qui était au programme des néocapitalistes. Est-ce pour ces qualités qu’ils seront couverts d’éloges : « Le Maoïsme est venu en France comme quelque chose qui permettait de se libérer » (il est vrai que c’est du Sollers). Encore plus fort : « Les gauchistes en général et les maoïstes en particulier n’ont pas démérité de la démocratie. Si la France d’aujourd’hui est un petit peu plus vivable que dans les années 60, elle le doit pour une part non négligeable aux maoïstes.« . Voilà qui est assez étonnant pour qui se réfère à une dictature ! Et voilà qui parle de l’ignorance de l’écologie et de ses implications philosophiques, et qui révèle l’ignorance des menaces sur le vivant (une ignorance toujours intacte 35 ans après). Ignorance aussi de la dégradation du pays biologique et culturel, ici et partout ailleurs. Ignorance encore de la déstructuration économique et industrielle ; celle qui a réduit drastiquement les capacités d’adaptation aux différentes crises générées par le système, et que les maoïstes n’ont pas peu contribué à renforcer. Plus c’est gros… Mais l’énormité est de Gérard Miller, maoïste toujours revendiqué (en 2005 sur TV5monde). Indécrottables.
Au fait, tous « les maoïstes » ? N’y avait-il pas des nuances ? Ces maoïstes « petits-chefs autoproclamés« , entre cafés de Saint-Germain-des-Prés et luxueux salons du septième arrondissement et de l’île Saint-Louis *, qui ont fait des écologistes leurs proies, n’étaient-ils pas légèrement différents de ceux que l’on aurait pu rencontrer dans les provinces, militants désinformés entraînés par la propagande ? On peut le penser en lisant ou entendant d’ex-maos s’exprimer comme si, si longtemps après, ils ne savaient toujours rien des manoeuvres de leurs directions sous neuroleptiques et autres substances. Mieux, il semble que beaucoup aient cru rejoindre un réseau anar, ou, comme nous le verrons, devenir écologistes en s’adonnant aux magouilles les plus dégradantes !
* Michel Schneider, La passion selon Mao, Champ psy 2010, L’Esprit du temps.
François Hourmant, Les « maoïstes mondains » ou le crépuscule ostentatoire de la Révolution, dans L’aventure démocratique, Presses Universitaires de Rennes 2017.
Quant à la description de l’action des intrus par Christophe Bourseiller…
« Ils s’investissent« … Reste à préciser le sens et les conditions de cet investissement – en d’autres circonstances, ils disaient établissement. Ils ne se sont pas investis en apprenant, en s’adaptant, en changeant de mentalité. Ils ont infiltré en avançant masqués. Visages, comportements, langage, les plus habiles nous copiaient et réussissaient même à sourire. Parfois. Les autres se taisaient prudemment. Ils ne semblaient pas dangereux, mais c’était une conquête ! Une colonisation mi-brutale mi-subreptice. Ils investissaient comme des spéculateurs investissent dans un coup boursier, comme des soudards s’emparent d’une place en la nettoyant de ses occupants et de sa culture, comme les Gardes Rouges de la « Révolution Culturelle » (en tête de gondole de leurs modèles), comme les Sionistes en Palestine, comme les Kmers Rouges (qu’ils admiraient et allaient applaudir longtemps) investissaient, à la même époque, les régions « libérées » ! Les mêmes méthodes étant employées par les stratèges capitalistes, nous ne pouvions faire de différence entre le mépris « de gauche » et le mépris « de droite« . D’ailleurs, l’observation des contorsions d’un Alain Hervé faisant la navette entre les deux extrêmes montre une osmose parfaite entre les activistes des deux partis. Entre prédateurs…
« Ta joie de vivre ils te la feront rentrer dans la gueule« , Pierre Fournier, Concierges de tous les pays, unissez-vous, Charlie Hebdo n° 28, 31 mai 1971.
Ils « inventent l’écologie » (!)… Des révolutions minuscules (!)… C’est en 2012 que Bourseiller écrit cela. 2012, c’est l’année de Comment avons-nous pu tomber si bas ? où je m’étonne qu’un analyste renommé – Edgar Morin – semble avoir perdu de vue la nouvelle gauche et la façon dont elle a été effacée. Mais, il est vrai, Morin est de ceux qui ont cédé à la maolâtrie, défendu les publications d’une Maria Antonietta Macciocchi *, et fait un bout de promenade avec les adversaires les plus résolus de l’écologisation ! Heureusement que, parfois, quelqu’un de plus avisé peut encore témoigner : « Tout était sur la table au moins dans les années 70 (…) En 68, déjà, la question environnementale était centrale dans les débats politiques et cette question a totalement disparu des facultés d’économie pour ne commencer à revenir que ces dernières années« , Gilles Raveaud, le jeudi 30 avril 2015, émission « La tête au carré » : L’économie, une science en crise ?. Et pourtant, ne côtoyant pas les acteurs du mouvement, Gilles Raveaud n’en avait qu’une connaissance indirecte. Cavanna en a témoigné aussi : « (…) On ne veut plus voir dans 68 que la chienlit folklo et irresponsable… On veut oublier – et on y arrive très bien – que là a commencé à se faire entendre le mot « écologie », que le propos initial du grand chambard fut la remise en cause de la société de consommation, la dénonciation du gaspillage des ressources, de l’injustice de leur répartition, du saccage de la planète, de sa flore, de sa faune… (…) », Géranium et papier peint, Écologie Infos septembre 1988. En effet, j’ai aussi bon souvenir que toutes ces préoccupations étaient représentées en 68 (et pour cause !), parce qu’il était déjà clair que les politiques mises en œuvre nous envoyaient dans le mur. Nous avions suffisamment de clés pour comprendre leur nuisibilité et en craindre les conséquences. Et si, comme le dit Philippe Buton, se référant à un ouvrage de M. Perrot, M. Rebérioux et J. Maitron, dans L’impensé écologiste de l’extrême gauche française avant 1968, « tous les discours, tracts et journaux de ces mois de mai et juin 1968 sont strictement muets sur la question écologiste« , c’est tout bonnement parce que ladite « extrême gauche française » voyait d’un oeil peu amène émerger la nouvelle gauche, surtout l’écologiste, et aidait déjà au travail de censure utile au capitalisme. Quant à la discrétion de l’expression écologiste… Sans locaux hérités de prédécesseurs, sans moyens offerts par les « grands frères » et les services de la veille capitaliste, dispersés, devant tout amorcer, tout initier, on ne pouvait imprimer et diffuser plus de quelques tracts ronéotypés. Cependant, comme le soulignait Cavanna, dans les slogans, dans les affiches, dans les débats en bas de l’estrade colonisée par les nouvelles vedettes, l’alerte écologiste était bien présente – ne serait-ce que par les slogans : « On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance !« .
* une pure propagandiste du maoïsme.
Les écologistes n’étaient pas subventionnés par des puissances étrangères et n’avaient pas de familles fortunées pour assurer leurs arrières. Et, surtout en France, les écologistes n’avaient pas bénéficié d’une longue gestation dans le giron des « partis frères« , avec formation aux magouilles politiciennes de bas étage. Aucun risque ! L’univers politique était trop fortement conditionné par les idéologies d’une brutale domination imposée à tous les vivants (y compris aux autres hommes). Exploitation, innovation sans soucis du contexte, production, consommation sans discernement et sans limite, censées permettre d’atteindre un mirage : « le progrès« … Nous étions encore dans l’héritage du XIXème siècle, mais le pire du XIXème. Un XIXème siècle sans Stirner, Hugo, Darwin, Reclus, Bakounine, Kropotkine, Gide (Charles), etc. Dans cet environnement arriéré, nul n’avait la moindre velléité d’appuyer l’alerte écologiste. La sensibilité écologiste et, d’une manière générale, les remises en cause proposées par le mouvement multiforme des années soixante étaient beaucoup trop renversantes pour la plupart, sclérosés par l’anthropocentrisme, la pensée mécaniste et une profonde ignorance du vivant. D’ailleurs, une cinquantaine d’années plus tard, même l’ONU et le GIEC faisant le constat d’une conscience incroyablement chétive par rapport à l’urgence planétaire, permettent d’imaginer comment les écologistes étaient généralement regardés !
On ne comprend pas grand-chose à tout cela si l’on oublie le contexte international de ces années d’après-guerre, et, tout particulièrement l’histoire de la guerre froide qui a tout influencé. La guerre froide… Un fait mondial d’une extrême importance, et, pourtant, largement méconnu.
La guerre froide n’était pas qu’un arsenal militaire et un rapport de forces entre puissances. C’était aussi une formidable machine de surveillance, et de contrôle politique et social. Propagande, tromperies en tous genres, falsifications, infiltrations, corruption… toutes stratégies visant à renforcer l’aliénation et à en développer de nouvelles (en général, via la consommation). Il y avait des compétences pour chaque fonction, et les moyens étaient illimités. Avec un tel déploiement, on devine que rien n’a échappé aux prédateurs lancés dans la globalisation capitaliste. Les étranges mésaventures vécues par les écologistes l’illustrent. Il ne fallait pas que l’alerte écologiste, et plus encore l’attrait de l’émancipation et les perspectives d’une civilisation détendue, contrarient l’objectif : « conquérir l’esprit des hommes » (feuille de route de la jeune CIA de la fin des années quarante).
Sans même aborder l’intense remue-ménage déclenché par 68 dans la fourmilière de la guerre froide : services officiels d’ici et d’ailleurs, services clandestins, foultitude de réseaux secrets, anciens et nouveaux, tous beaucoup plus hostiles aux écologistes qu’aux gauchistes, tous mobilisés pour contrôler le mouvement, et tisonner l’incendie afin d’entraîner des réactions de peur et de rejet, et le retour à l’ordre *. Probablement des milliers d’agents sur le terrain pour observer, infiltrer, influencer, écarter les éléments les plus pertinents, récupérer, détourner… Beaucoup d‘événements ont été, au moins, influencés, et cela n’est pas non plus un hasard si la représentation du mouvement se résume généralement à une image simpliste masquant les indignations, les alertes et les propositions alternatives.
* symptôme édifiant, le SAC a vu ses effectifs enfler en 68 (20 ou 30 000 membres selon les sources).
L’indifférence glacée, souvent l’hostilité, à gauche et à l’extrême gauche (comme à droite, d’ailleurs), vis-à-vis d’une ouverture, d’un élargissement aux autres êtres et à l’ensemble vivant de la critique de l’exploitation dissuadait toute tentative de rapprochement. Y compris avec les syndicats *. Dans l’ouverture de la sensibilité et la curiosité pour la nature, dans la perspective d’une régulation inspirée par la connaissance de la fragilité du vivant, les balourds productivistes voyaient quelque chose d’inquiétant, de régressif, sûrement réactionnaire. Ils le voient encore et cette seule arriération entrave toute évolution. Côté « protection de la nature« , beaucoup d’alertes semblaient partagées – apparemment. Mais un doute subsiste. En tout cas, l’heure n’était pas du tout à la désignation des responsabilités, à la critique de la principale origine des destructions : l’exploitation capitaliste. Comme pour d’autres rencontrés plus tard, les naturalistes s’interdisaient toute mise en cause « politique« . Ce qui, en définitive, fait rétrospectivement douter de la profondeur de leur prise de conscience et tend à expliquer leur contribution à la censure des écologistes. Des deux côtés, la remise en cause de la sacro-sainte économie par le petit bout de la lorgnette pour l’étendre à l’économie de la nature dérangeait. Encore plus celle d’une évolution de « la démocratie » et de ses annexes – le droit, par exemple – pour y inclure le vivant !
* Plus de 50 ans après, l’intelligence sensible a progressé ; mais, en général, pas grâce à la gauche réduite à l’accompagnement du capitalisme, certainement pas. Pas grâce aux électoralistes et à leurs élus sans pouvoir. À de rares exceptions près, ceux-là restent en dehors de l’évolution. C’est la culture commune qui a progressé indépendamment, voire malgré eux et leurs accointances avec les lobbies de l’exploitation productiviste et de la violence gratuite.
Le compliment des « révolutions minuscules« , minuscules comme leurs nombrils, s’applique bien mieux aux protégés de Bourseiller qui, au mieux, ne comprenaient rien à ce qu’ils avaient entrepris de détruire ; comme, nous le verrons, les fameux élus de Alain Hervé et des gauchistes. Même si l’on oubliait un instant l’intentionnalité évidente et l’état-major réactionnaire qui les soutenait, la nullité des résultats de leur OPA dit tout de leur nullité politique. Combien d’idées généreuses ridiculisées ou détournées ? Combien d’énergies épuisées, effacées ? Combien de mouvements de l’intelligence sensible sacrifiés ainsi ?
Christophe Bourseiller, qui ne manque pas d’humour, publie avec l’onction du CNRS. Comment est-il possible que 40 années de confirmation des alertes écologistes et de régression philosophique ne lui aient pas ouvert les yeux, ni même éveillé une curiosité pour ceux que ses petits amis ont chassés et remplacés ! Comme tout énamouré de ces maos qui ont tout « inventé« , il ne s’interroge pas un seul instant sur le pourquoi et le comment de leur mutation apparente. Comment ces dilettantes formatés par la culture de la compétition et de la domination, habitués des terrasses de Saint-Germain-des-Prés (à la Rhumerie, par exemple), sont-ils soudain passés à ce que Bourseiller croit être « l’écologie » (sic), tout en restant admiratifs d’un totalitarisme anti-nature et anti-culture ?! Étant donné l’énormité de l’invraisemblance, il est curieux que nous soyons si peu à nous interroger sur le phénomène. En quelques dizaines d’années, je n’ai noté que l’étonnement – récent – des auteurs de Changer le monde, changer sa vie, enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France *. La démarche initiale semblait prometteuse : « Contre la réduction de la “génération 68” aux seuls leaders, parisiens et intellectuels, nous proposons un triple décentrement du regard : de Paris vers les régions, de Mai aux “années 68”, des têtes d’affiche aux militants ordinaires ».
* Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et Isabelle Sommier, avec un « collectif sociologie du militantisme, biographies, réseaux, organisations » (Sombrero) qui rassemblerait une phalange de politistes et sociologues.
La question du pourquoi et du comment reste entière : pourquoi ce remplacement systématique, dans quel but ? Et comment une telle opération a-t-elle été réalisée ? Avec quelles forces ?
Mais encore, « l’écologie » (sic) n’est que très brièvement évoquée dans cette étude qui, pourtant, dévoile le mythe médiatique changeant la nouvelle gauche des années soixante en son contraire. C’est ballot, car ce qui est arrivé au mouvement écologiste éclaire tout le reste. Las, la façon dont le sujet est abordé révèle une ignorance complète et – c’est un comble ! – la prépondérance du conte sur l’histoire : « (…) Autre question émergente, l’écologie. Les plus sensibles y sont les maoïstes et le PSU (…) Une étude reste à faire pour expliquer cette sensibilité maoïste (ou maoïsante) à la protection de l’environnement (…) » (!). Pour qui sait l’implication du PSU et des maos dans l’agression anti-écologiste du 23 juin 1972 et la suite *, les actions des maoïstes contre les écologistes, et quelques autres faits édifiants que nous allons découvrir, l’attribution d’une « sensibilité écologiste » au PSU et aux maoïstes fout tout l’essai par terre. D’un coup, le sens est perdu et le collectif s’égare. La propagande électoraliste prise pour la réalité de l’engagement pour le bien commun ! L’imposture – démasquée depuis les années 1980, au moins – mise à la place de ses victimes ** ! Peut-on imaginer renversement plus complet, erreur plus dépréciante pour une thèse ? Mais, où diable tous ces gens ont-ils été chercher une intox pareille ? Chez Bourseiller, ou cela leur a-t-il été soufflé intentionnellement ?
* Et celles d’avant visant Pierre Fournier.
** Aucun de ceux qui ont croisé mon chemin depuis l’époque, physiquement ou par écrit, ne peut prétendre l’ignorer. Cela fait du monde ! Mais pour un résultat nul. Tout au plus, une stupéfaction, une écoute, une velléité d’action, ou une gêne, et plus rien. Encéphalogramme plat. Ni constance, ni compréhension des implications pour eux-mêmes et l’ensemble. Ou résignés ; abattus par l’ampleur du problème. Ou formatés et dissociés. C’est particulièrement révélateur quand il s’agit de ceux qui ont contribué à la dégradation ; surtout s’ils n’hésitent pas à s’en plaindre ! Défaillance de l’intelligence sensible, démonstration supplémentaire d’une incapacité à faire face aux causes de la dégradation générale. Une impuissance… Vu l’état de la majeure partie des sociétés et de la biosphère, on ne saurait s’en étonner.
« Une étude reste à faire pour expliquer cette sensibilité maoïste (ou maoïsante) à la protection de l’environnement« … En effet ! Je serais très curieux de voir réaliser un tel exploit. Au moins depuis le début des années cinquante et l’application à grande échelle du lavage de cerveau rôdé pendant la Longue Marche (réforme de la pensée en « frappant le cerveau et le lavant« ), depuis l’invasion du Tibet (1950) et le désastre écologique et social généralisé, depuis « le Grand Bond en avant » avec ses cortèges d’horreurs, on ne peut faire rapprochement plus absurde.
Des agressions premières à l’effacement final
Nous avons déjà croisé la « Deuxième Gauche« , une entité très spéciale que nous allons retrouver souvent. Bien qu’elle s’oppose à la nouvelle gauche, qu’elle soit accolée au Parti Socialiste, cette Deuxième Gauche est souvent confondue avec la nouvelle gauche. Cela n’est pas un effet du hasard ou de l’inattention. La nouvelle gauche, cela va de soi, n’a aucun rapport avec un courant socialiste français de la fin des années cinquante. Courant d’ailleurs précédé par un « Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche » (MUNG) en 1957, lequel n’était en rien un précurseur des mouvements critiques et alternatifs ! C’est à partir de 1977 que l’appellation « Deuxième Gauche » deviendra commune. Comme pour sceller l’escamotage de la nouvelle gauche (l’écologiste). Les acteurs de la « Deuxième Gauche » gravitant autour du PSU renseignent sur sa valeur et son origine. On y trouvait Michel Rocard encore en vedette, Jacques Julliard l’anti-écologiste primaire issu du PSU (et ami de Rocard et de Michel Bosquet, alias André Gorz*), Edmond Maire de l’illusionnisme syndical CFDT, François Furet l’ex-PC ex-PSU devenu ultra-libéral, Pierre Rosanvallon (futur secrétaire de la Fondation Saint-Simon), l’inévitable Jacques Delors… une alliance entre ex-communistes capitalisés et socialistes assouplis par des intérêts très très libéraux, et la perspective de carrières dorées sur tranche. Tous chantres de la domination de la nature (des peuples autochtones et des paysanneries aussi, comme des prolétariats), et d’une consommation dopée par une forte productivité. Cette belle formation de combat était ardemment défendue par une flotte de journalistes assez peu soucieux de démocratie, dont l’équipe du Nouvel Observateur qui marquait les écologistes à la culotte. La « Deuxième Gauche » réunissait donc une bonne partie de ceux – surtout les pro-nucléaires et les pro-croissance – qui étaient en train d’estourbir la nouvelle gauche. Rien d’étonnant à cela puisque la plupart de ces messieurs allaient bientôt accoucher de la Fondation Saint-Simon (3) ! Cette « Deuxième Gauche » préparait l’offensive libérale des années 1980 qui a initié la régression toujours actuelle.
* Curieuse amitié entre un « penseur de l’écologie » et un social-démocrate si peu démocrate qu’il était anti-écologiste (démonstration édifiante dans son déballage historique : Non à la déesse Nature !, dans Le Nouvel Observateur de décembre 2009. Un article toujours très apprécié chez les ultra-libéraux.
L’ampleur de la désinformation sur le mouvement écologiste, et l’appartenance de ceux qui la relaient, leurs soutiens et leurs publications aussi, démontrent la puissance du système qui l’a créée et la diffuse continûment. Dommage que les auteurs de Changer le monde, changer sa vie n’aient pas fouillé plus loin, au-delà de la propagande. Dommage qu’ils semblent tout ignorer de l’ingénierie de la manipulation des motivations ! Ils auraient pu apprendre l’origine de la légende et combler quelques vides : Alain Hervé, ses amis et ses protégés repeignant inlassablement le décor pour parfaire l’oeuvre de la censure invisible. Les auteurs de l’enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France se seraient peut-être aperçu de la supercherie et de l’existence d’un mouvement écologiste (naturellement libertaire) sous la pantalonnade gauchiste. Toutes leurs perspectives en auraient été bouleversées. Surtout leur classement des adorateurs de dictatures sous l’attrayante expression de « gauches alternatives » ! La jeunesse des auteurs n’explique pas tout, d’autant qu’ils se disent appuyés par « une trentaine de politistes et sociologues » (?!). Le produit de leurs efforts réunis montre combien l’amnésie organisée est omniprésente en France, combien l’histoire des années soixante-soixante-dix a été défigurée pour justifier à posteriori toute la dégringolade qui a suivi. Une histoire défigurée au point d’effacer le mouvement mondial de l’émancipation sous les convulsions de quelques groupuscules totalitaires ; lesquels – comme c’est étrange ! – ont servi la globalisation capitaliste sur un plateau. Ces approximations qui font la part belle aux imposteurs ont été publiées par Actes Sud en mars 2018.
Les vains efforts de ces politistes et sociologues laissent deviner l’étendue des conséquences de l’effacement du mouvement des alertes et de l’émancipation qui a marqué les années soixante en France et partout ailleurs. L’ignorance du mouvement et, surtout, de la mobilisation réactionnaire qui l’a infiltré et effacé a engendré une insuffisance culturelle et politique à l’origine de l’incapacité à reprendre la main dans une démocratie simulée.
Sans la connaissance de cette histoire, impossible de voir clair aujourd’hui et de faire de vrais choix politiques. D’autant que le mouvement écologiste n’a pas été le seul à bénéficier de tant d’attentions si particulières. Entre beaucoup d’autres étrangement négligées, cette histoire riche en manœuvres florentines donne tout un trousseau de clés indispensables à la compréhension de ce qui nous est arrivé; plus exactement : de ce qui nous a été imposé. Les connaisseurs en observent encore les conséquences. Pour être soigneusement dissimulée, cette histoire n’en est pas moins évoquée en creux par nombre d’historiens de l’écologisme peu regardant sur la vérité historique. Car, en faisant tant d‘efforts pour taire ou déformer les faits qui contredisent le récit officiel, ils témoignent de l’importance de ce qu’ils dissimulent.
Christophe Bourseiller est un cas intéressant. Il s’interdit de penser à ceux que ses chers maoïstes ont contribué à exclure. La présomption le dispute au mépris pour autrui, rappelant exactement l’attitude des agresseurs gauchistes des écologistes. Même morgue qui, au moins en partie, explique l’inconscience obtuse à laquelle se sont heurtés les écologistes. Mais cela peut être aussi une façon de minimiser le noyautage qui a détruit des mouvements autrement plus importants que le sujet de Bourseiller. Ancien gauchiste, « maçon franc« , enseignant dans des écoles de « sciences politiques« , chroniqueur radio, Christophe Bourseiller est réputé être un « spécialiste de l’extrême gauche« . Assurément, il ne l’est pas de la nouvelle gauche ! Sa confusion est comparable à celle d’Olivier Assayas qui, pour illustrer « la génération 68 » dans le film Après Mai, montre des jeunes bourgeois désoeuvrés s’imaginant – un peu – résister au système prédateur pour avoir fait un détour par « le petit livre rouge« , l’alcool et la fumette. Alors, en effet, Edgar Morin a raison en écrivant : « (…) cette docte ignorance est incapable de percevoir le vide effrayant de la pensée politique« .
Mais l’ignorance de l’existence de la nouvelle gauche ne peut tout expliquer. On lit et l’on entend couramment rappeler l’appartenance au maoïsme comme s’il s’agissait d’une bluette. Comment l’exhibitionnisme maoïste a-t-il été possible ? Comment l’est-il encore ? Entendu il y a peu à propos de l’un des plus hallucinés de cette faction : « philosophe maoïste » prononcé sur un ton détaché, comme s’il s’agissait d’une banalité. Oserait-on parler de « philosophe totalitaire« , de « philosophe fasciste« , voire de « philosophe stalinien » comme d’une identité culturelle comparable aux autres ?

Lison de Caunes, la compagne du général, ne parait pas avoir davantage conscience de l’existence de la nouvelle gauche et de sa philosophie politique contre laquelle s’époumonaient tous les penseurs du capitalisme, dont le triumvirat Norman Podhoretz, Irving Kristol, Raymond Aron, les lanceurs du néoconservatisme que, pourtant, son chéri avait déjà rejoints ? Elle ne la connaissait pas, même 8 ans après l’avoir approchée ! Elle est passée au travers et a contribué à lui couper les ailes sans s’en rendre compte.
Étonnant que cette histoire digne du magazine Nous Deux ait été accouchée avec la complicité de la farouche « écoféministe » Françoise d’Eaubonne, et sous l’oeil de la féministe Benoîte Groult ! Par rapport à l’émancipation des femmes – l’une des préoccupations du mouvement – le témoignage de Lison de Caunes est riche en confessions intimes stupéfiantes. Il permet de mieux cerner la mentalité de nos gauches agresseurs « gauchistes » (mais vrais bourgeois) de juin 1972. Les grossiers appartenaient à un milieu social très spécial, un milieu très éloigné de celui de la majeure partie des militants, un milieu où la prétention le disputait aux égarements les plus ahurissants ; surtout depuis au moins un an. Pourquoi un an ? C’est que deux mois après les manifestations écologistes de la Semaine de la Terre, s’était produit un événement aux lourdes conséquences : la parution française du livre d’une fanatique du maoïsme *. C’était banalement un livre de propagande comme il y en avait tant, mais celui-ci était très fortement soutenu par les éditions du Seuil, une kyrielle d’intellectuels de gauche influents ** (?) et une presse décidément très éclairée, en particulier Le Nouvel Observateur et Le Monde. Ceux-ci n’épargnèrent aucun moyen, pas même la censure des informations et des critiques sur la dictature maoïste. Tiens donc ! Comme par hasard, Le Nouvel Observateur et Le Monde, les plus mobilisés pour étouffer les voix des écologistes et de toute la nouvelle gauche. Parfaitement logique avec l’anti-écologisme primaire des maoïstes, et leurs méthodes. Avec des moyens croissants, la campagne de presse et d’édition allait s’étendre aux institutions : Maria Antonietta Macciocchi allait enseigner à l’université de Vincennes… Enseigner la propagande maoïste ! Puis, elle allait être portée au Parlement Européen par les socialistes (1979-82), et se voir offrir maintes facilités, au point de pouvoir organiser des rencontres internationales où courraient des « intellectuels » ! Ce succès aussi phénoménal que fabriqué ajoutait à la maolâtrie grandissante depuis 68, réplique de la propagande de la « révolution culturelle« .
Pourtant, en janvier 1971, était sorti le livre de Simon Leys Les habits neufs du président Mao – chronique de la révolution culturelle ; un livre qui confirmait le constat déjà fait une dizaine d’années auparavant, au moment du « Grand Bond en Avant« , en disant tout de l’escroquerie maoïste. Mais l’emprise et le fanatisme étaient trop forts : « J’ai ouvert les yeux à cause du fonctionnement quotidien de l’organisation et non de ce que l’on pouvait déjà savoir de la mascarade de sang et de mort de la Révolution culturelle. Car rien, même pas Simon Leys, ne passait la barrière de la croyance. » (Michel Schneider, un maoïste qui allait être opportunément propulsé dans les gouvernements Rocard) ***. La barrière de la croyance… Entre autres barrières au premier plan desquelles celle de l’élitisme fantasmé.
* Maria Antonietta Macciocchi, De la Chine, 500 pages de resucées de la propagande maoïste. Avant même sa traduction, étaient déjà parus des articles qui l’encensaient. Par exemple, Lettres de l’intérieur du parti par André Fontaine, Le Monde en août 1970.
** tels Philippe Sollers (par ailleurs défenseur des pédophiles et d’Althusser assassin d’Hélène Rytmann), Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Jean-Luc Godard, Louis Althusser (!), Guy Lardreau, Maurice Clavel, Jean Daubier, Michel Foucault, Michelle Loi, Michel le Bris, Edgar Morin, Roland Barthes, René Dumont… Des anciens, des nouveaux, tous fascinés par la dictature, tous convaincus d’avoir raison contre le monde entier.
*** Mao. L’histoire inconnue, Jung Chang et Jon Halliday, Gallimard 2011.
La Vie privée du Président Mao – Les Mémoires du médecin personnel de Mao, Li Zhisui, Plon 2006.
Mao, sa cour et ses complots. Derrière les Murs rouges, Jean-Luc Domenach 2015.
Le Feu sous la neige, Päldèn Gyatso, 32 ans d’incarcération à partir de la colonisation du Tibet, Actes Sud 1997.
Chronique des années noires en Chine : 1958-1978 – Parcours d’une étudiante, du collège à l’université, https://journals.openedition.org/com/6158
Les gauchistes mondains veillaient. La propagande maoïste réussit à tenir tant de place que les critiques ne trouvaient plus à s’exprimer. Ainsi, il faudra attendre 1983 pour que les informations et la critique de Simon Leys et d’autres soient enfin largement reconnues. Pour beaucoup, c’est seulement le massacre de la Place Tian Anmen (juin 1989) qui éveillera la conscience !
L’année 1971 et les suivantes furent marquées par une nouvelle poussée de fièvre, sorte d’abêtissement radical, d’envoûtement qui allait durer très longtemps. Plus d’une dizaine d’années d’extinction de la pensée critique dont les effets se poursuivent. Enivrés, les gauchistes germanopratins et leurs sinistres maîtres à penser ne se sentaient plus. Leurs rangs clairsemés avaient été gonflés par une vague de nouveaux convertis d’autant plus exaltés qu’ils étaient désinformés, pour ne pas dire : conditionnés. Ils détenaient la vérité vraie et courraient la ville en se prenant pour des gardes rouges missionnés par le Grand Timonier.
Un autre que Guy Hocquenghem, également grand connaisseur, en a fait un portrait réaliste : « Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au prolétariat — ce dernier mot déclenchant particulièrement l’hilarité). Il n’est pas étonnant que ces soixante-huitards-là aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et qu’ils aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement d’une mémoire vivante : la commémoration.
C’est d’autant moins étonnant que, maoïstes ou trotskystes, leurs idéologies et leurs organisations ont été, dès le départ, les ennemis résolus de ce qu’il y avait de plus neuf et de plus profond dans 68. Sans parler de l’aveuglement obtus des sectes bordiguiste ou lambertiste qui ne virent dans ce mouvement qu’une agitation petite-bourgeoise, comment les adorateurs du Grand Timonier ou les défenseurs de l’URSS-Etat ouvrier dégénéré pouvaient-ils saisir l’ampleur de ce qui se déroulait sous leurs yeux, ce jaillissement depuis les tréfonds de la société d’une utopie qui échappait radicalement à leurs pauvres catégories mentales ?« , Serge Quadruppani (cité plus haut).
Et c’est ça qui, ce 23 juin 1971, était tombé sur le dos des écologistes immunisés contre la propagande maoïste depuis les horreurs découvertes dix ans avant. On s’en doute, pareils décervelés étaient pain bénit pour les manipulateurs professionnels comme Alain Hervé et ses supérieurs. La grossièreté de l’agression est exemplaire des délires forcenés qui ont saccagé les élans généreux de l’époque. Combien d’autres ?
50 ans plus tard, on s’étonne encore. Et paraissent des articles sur le délire commencé au début des années 1970. « L’aveuglement« , les « chimères » et les « fantasmes« , « l’amphigourisme« , la croyance hallucinée stimulée par la consommation de substances expédiant le sens critique dans un voyage sans retour, sont dénoncés. Mais ces articles taisent encore l’essentiel. Par exemple :
Comment avons-nous pu être maoïstes ? (De 1966 à 1976, le Grand Timonier fut une star à Paris. Et pas seulement dans la nébuleuse gauchiste. Retour sur un aveuglement collectif), par François Reynaert, Nouvel Observateur, mars 2021.
Et Jean-Luc Godard, Jean-Paul Sartre, Edgar Morin : mais qu’avaient fumé les Maoïstes ?, par François Forestier, Nouvel Observateur, mars 2021.
On remarque avec gourmandise que ces articles ont été publiés par Le Nouvel Observateur qui a beaucoup donné dans cet « aveuglement collectif« . Et plus.
Ces articles dénoncent utilement une opération d’intoxication collective dont, 50 ans plus tard, on est encore loin de mesurer les conséquences et de connaître les opérateurs. Cependant, ils véhiculent un abus et un oubli d’importance. D’abord la prétention que tout le monde était contaminé : « La cécité dont a fait preuve toute une époque à l’égard d’une des calamités meurtrières de l’histoire contemporaine reste, à bien des égards, un mystère qu’on n’a pas fini d’éclaircir. » écrit François Reynaert. « Toute une époque » frappée de cécité ! Cela ressemble fort à la trop fameuse « génération 68 » de Serge July, Patrick Rothman, Hervé Hamon et confrères. Rien n’est plus faux que cette généralisation à « toute une époque« , ou à une classe d’âge ; et, pire, cela cache encore une fois tous ceux qui ont été laminés par les frappés de cécité, fanatiques et imposteurs mêlés, et ceux qui les manipulaient. D’ailleurs, n’est-ce pas exactement pour cela : pour effacer, pour amnésier ? La distinction entre les uns et les autres – deux dynamiques que tout opposait, tout de même – est fondamentale, sinon on s’interdit de comprendre l’époque ! Quant à l’oubli… Il s’agit du silence sur les alertes, les propositions d’évolution et les espoirs que les maoïstes ont contribué à effacer. Tout un univers de conscience politique sans commune mesure avec ce qui a suivit l’extinction du mouvement d’émancipation issu des années cinquante.
L’écologisation* était à l’ordre du jour. Entre recherche des modèles inverses à la domination de la nature, circulation de l’information, débats d’idées ouverts à tous, actions générales ou locales, développements alternatifs en tous domaines : de l’agriculture bio à l’exploitation douce des énergies renouvelables, critique de la capitalisation du pouvoir et démocratie directe… la dynamique alternative semblait lancée. Inspirée par la philosophie politique coopérative de Charles Gide, l’écologisation débutante bouleversait déjà des parcours, modifiait des projets personnels, suscitait des vocations, inspirait de nouveaux développements, et donnait même naissance à des projets collectifs associant innovation sociale et technologique. Relativisant les idéologies centrées sur « l’Homme » dominant, ouvrant à de nouvelles compréhensions, assagissant les passions mal fondées, désamorçant les arrivismes, les cupidités et leurs luttes pour la possession, impliquant chacun en interaction avec tous, l’écologisation était la meilleure réponse aux fantasmes totalitaires – tant ceux de l’exploitation d‘une « nature » inépuisable que ceux d’une régulation imposée par le haut. Inverse de la conquête de l’esprit des hommes, l’écologisation semblait faire écho à l’écosophie d’Arne Næss. Malheureusement, nous étions encore loin de découvrir celui-ci.
* Un vocabulaire que j’utilisais à l’époque. La « transition écologique » des temps de l’effondrement enfin reconnu n’en est qu’une version vidée de l’essentiel, à force d’avoir été passée au crible de la propagande capitaliste : 1974 – Écologiser la politique ? (https://planetaryecology.com/2063-2/)
On se fatigue à tenter d’estimer l’étendue des dégâts occasionnés par les entrismes, les censures et les exclusions, les sabotages et les faveurs accordées aux délirants de Saint-Germain-des Prés. Alors, abus et oubli ? Ou dissimulation ? Ou insuffisance de l’information ?
Sous le masque politique et la langue de bois, l’amour dégoulinant des gauchistes pour les dictatures sanglantes correspondait assez bien à leur élitisme indécrottable. Le témoignage de Lison de Caunes achève de démontrer le fantasme de supériorité, la fermeture d’esprit, l’insuffisance de la capacité d’analyse, l’inexistence d’un intérêt pour le bien commun (donc l’incompétence *), l’inconsistance vis-à-vis de l’alerte écologiste, et la duplicité. Cela n’était donc pas une hallucination. Ils étaient bien tels que nous les avions vus. Mais, parallèlement, ce témoignage repose avec force la question de la sélection de ceux qui allaient devenir des « élites » (comme ils disent)… Car le saccage de l’AG écologiste pour imposer un ordre contraire au sens du mouvement était bien une forme de sélection. Et le pire était à venir. Alors, Pourquoi tant d’honneur, et pourquoi sélectionner de complets étrangers au sujet, et, qui plus est, des étrangers fanatisés incapables d’écouter et d’apprendre ? La réponse vient avec l’identification des sélectionneurs.
* mais une connaissance approfondie de l’enfer des bibliothèques bourgeoises
Dissimulation et simulation, mensonge, confiscation de la narration et falsification… Le parcours de Lison de Caunes montre la facilité avec laquelle une fille de « la bonne société » s’est coulée dans le rôle d’agent d’influence (tueur social est plus explicite). Hélas, contrairement à ce que nous avions la candeur d’espérer en misant sur l’ouverture et la dynamique de la confiance, cela montre que l’information libre, le débat et l’offre de perspectives sympathiques, ne sont pas des stimulations assez fortes pour faire évoluer les conditionnés. Comme l’a avoué le maoïste Michel Schneider, leur imperméabilité est totale.
Bien entendu, des gens aussi incultes en matière d’écologie, aussi inconscients des urgences, aussi fourbes, étaient motivés par autre chose. Par une aversion viscérale, comme Pierre Vernant qui allait se répandre dans Lutte Ouvrière en 1973 (note 2) ? Ou étaient-ils en service commandé, spécialement utilisés pour ce qu’ils savaient faire le mieux : saccager et souiller tout ce qu’ils approchaient ? Pourquoi, on peut l’imaginer sans peine. Mais pourquoi des « gauchistes » ? Et quel rapport avec Alain Hervé, le coordinateur du sabotage social en « bande » organisée, celui qui avait préparé la sauterie du Pré-aux-Clercs ? De qui, de quoi était-il le délégué ? Quelle entité avait commandité cette « sélection » ? Le si discret « comité » de soutien, ou de parrainage des Amis de la Terre, y était-il pour quelque chose ?
ACG
.
.
notes
(1) Comité de Liaison pour l’Autogestion Socialiste sous contrôle du PSU rocardien.
Le CLAS se réunissait au 73 de la rue Sainte Anne, Paris 2ème, ou rue Godot de Mauroy. L’une et l’autre adresses appartenaient à La Vie Nouvelle, une formation où Jacques Delors avait animé les cahiers mensuels Citoyen 60, puis les clubs du même nom. Sans rien deviner, nous nous retrouvions au coeur de la Deuxième Gauche !
Cela n’est donc sans doute un hasard si, dans le CLAS, nous n’avons vu qu’une coquille vide de toute substance*. Il était impossible de s’y faire entendre – surtout comme écologistes ! Comme coopérateurs aussi, car les aboyeurs gauchistes qui tenaient le groupe sous leur férule semblaient ignorer jusqu’à l’existence du Mouvement Coopératif. Avec ce CLAS qui n’était qu’un décor fait pour appâter le chaland, nous nous retrouvions au coeur de la « Deuxième Gauche« anti-écologiste ! L’ambiance rappelait le Grand Amphi de la Sorbonne en 68 et l’agression du Pré-aux-Clercs de juin 1972. Et pour cause, c’étaient en effet les mêmes.
* l’article éclairant de Thierry Pfister :
Le groupe Objectif socialiste s’est divisé entre partisans du CLAS et partisans de l’union de la gauche, Le Monde du 13 novembre 1973, page 10
L’ALLIANCE MARXISTE RÉVOLUTIONNAIRE : ce n’est pas le réformisme.
Après son deuxième congrès national, l’Alliance marxiste révolutionnaire (trotskiste) déclare que « la tâche du comité de liaison pour l’autogestion (CLAS) est de combattre vigoureusement les tendances réformistes : celle du P.S. et celle qui s’exprime à l’intérieur de la C.F.D.T., qui cherchent à récupérer l’idée de l’autogestion pour mieux la vider de son contenu révolutionnaire. » (…)
« L’autre tâche du C.L.A.S. est de construire une organisation politique révolutionnaire extrêmement militante qui reprenne ce qu’il y a de meilleur de la tradition communiste, soit armée du programme marxiste de notre époque pour l’autogestion socialiste et de nature différente des groupes d’extrême gauche, tels que la Ligue communiste, Lutte ouvrière, voire Révolution et autres, qui n’offrent d’autres réponses que la critique de l’autogestion et la « force » future de leur appareil, d’ores et déjà « Parti révolutionnaire » de demain. « Le congrès a élu le comité central qui a désigné les huit membres du bureau. Ce sont MM. Nicolas Baby, Henri Duparc, Michel Fiant, Alain Godot, Jean Grobla, Gilbert Marquis, Maurice Najman et Jean-Louis Weisberg. »
Publié le 08 juin 1973 à 00h00 – Mis à jour le 08 juin 1973 à 00h00
Ce seul petit article révèle beaucoup sur leur présomption, leur fermeture et leur goût des hiérarchies verticales. Légèrement en contradiction avec la revendication autogestionnaire ! Et la dénonciation du PS et de la CFDT est d’autant plus curieuse que leur action contre les écologistes était comme accordée aux intérêts de ces formations. D’ailleurs, nous apprendrons plus tard qu’elle était guidée par des intermédiaires très proches du PS et de la CFDT, et, nous allons le voir, mieux encore. Alors, n’étaient-ils pas les premiers à être manipulés ?
À l’époque même de l’agression des écologistes, les AMR and C° se répandaient en proclamant défendre « l’idée de l’autogestion » contre ceux qui voulaient « la vider de son contenu révolutionnaire » !
.
.
(2) Supermarchés et centres commerciaux sont arrivés en Amazonie dans les années 2000, sous l’administration de Lula da Silva (celui qui a viré l’écologiste Marina Silva pour la remplacer par une plante verte). C’est à ce genre de « développement » que pensaient les initiateurs du saccage dans les années 1960 et 1970. Exemple :
La mise en valeur de l’Amazonie brésilienne – Les routes transamazoniennes, Michel Foucher, 25 pages, La Documentation française N°4 110 – 4 111, 15 septembre 1974.
Michel Fouchet introduit le sujet en n’hésitant pas à citer les dictateurs Getulio Vargas, Castelo Branco (lanceur de l’Opération Amazonie en 1966), et Emilio Medici comme des références. C’est le début d’un éloge de « l’entreprise amazonienne » marquée par des « inaugurations routières successives au coeur des forêts équatoriales » correspondant à « la mise en place d’un appareil d‘Etat d’autant plus efficace qu’il est pris en charge par des militaires« . Cela pour faire « un espace complémentaire de la croissance économique nationale« .
« L’entreprise amazonienne » ! Comme avec le Congo Belge, avec l’Indonésie réduisant en espaces industriels des écosystèmes essentiels à la biosphère, et quelques autres exemples épouvantables (après l’Amérique du Nord et l’Australie sous la botte des colons), on ne peut mieux souligner le caractère totalitaire de la colonisation des peuples autochtones. Le géographe Michel Foucher semble chroniquer le « Far-West » des années 1830-1870 avec son ethnocide et son écocide. L’histoire des « pays vides » qui n’attendent que les colons est toujours écrite avant d’être accomplie. D’ailleurs, il emploie « colonisation » sans malice, comme naturellement.
Du texte de Michel Foucher, on retiendra encore cette vision réductrice typique des planifications technocratiques :
« D’autre part s’offrent des possibilités d’utilisation d’un facteur de production très bon marché, la terre, et jusque-là négligé, puisque inaccessible. Dans un contexte de pénurie croissante de viande bovine, l’option élevage devient attractive, qui vise avant tout l’exportation« . Pas l’ombre d’un doute. Cette terre qui renferme et porte l’une des associations de vie les plus diversifiées de la planète, et accessoirement quelques peuples riches de culture écologiste, n’est plus qu’un « facteur de production très bon marché » dont on peut faire n’importe quoi, une fois nettoyés les encombrants qui prolifèrent à sa surface (végétaux, animaux, populations humaines…). Les routes transamazoniennes qui faisaient rêver Foucher horrifiaient les écologistes depuis des années. Nous savons tous, aujourd’hui, de quel désastre planétaire ces planifications ont accouché. Pourtant, même Fouchet se faisait l’écho de quelques craintes… Page 88, « La destruction de la forêt et ses conséquences » pourrait donner l’impression d’une prise de conscience. Il y est même évoqué « le rôle de l’évapotranspiration dans la formation des pluies » ! Mais l’éclaircie est vite masquée par le retour d’une « nouvelle géographie amazonienne » sous « le développement« .
À la même époque, tandis que la censure condamnait les écologistes à la confidentialité, un autre pouvait largement faire partager son formatage impérialiste. Ses articles sur l’Amazonie nous avaient stupéfiés : « (…) À perte de vue il n’y avait que l’éternité pétrifiée, angoissante de la forêt (…) même dans un pays comme le Brésil qu’encombre encore sa masse végétale (…) la forêt dévoreuse d’énergies. À première vue, elle n’est qu’anarchie. Pourtant un ordre impitoyable y règne. Deux catégories d’arbres : les dominants, les dominés (…) une région immensément verte et immensément vide (…) », L’Amazonie en train de naître, Charles Vanhecke, le Monde du 12 mars 1976
(https://www.lemonde.fr/archives/article/1976/03/09/i-le-paradis-perdu_2962055_1819218.html). Triste époque où la liberté d’expression était interdite aux écologistes pour être réservée aux porteurs des représentations les plus fausses. Comme Le Nouvel Observateur, Le Monde ne cessait de nous surprendre désagréablement. Nous étions encore loin d’avoir tout vu et de deviner pourquoi.
Et cet autre, un responsable de l’ONF, qui parle de « véritable chaos végétal et amas inextricables » à propos de la forêt primaire guyanaise. Pour ces intelligences bétonnées par la culture de la « domination de la nature » (culture impérialiste, dite anti-nature), la mise à mort était une naissance.
CASINO, un acteur français lié à la déforestation dans les pays les plus riches en diversités
http://envol-vert.org/wp-content/uploads/2020/06/Rapport-Casino%C3%A9coresponsable-de-la-d%C3%A9forestation.pdf
Redoutablement efficace dans la mutilation des écosystèmes et la métamorphose des paysanneries et des peuples autonomes en lumpenprolétariat industriel, la grande distribution a joué un rôle premier dans l’expansion des nouvelles crises planétaires.
.
.
(3) Le réseau international des groupes de pression libéraux, les « collèges« , les « cercles« , les « congrès« , les « think tanks« , donne de belles illustrations de l’unité gauche-droite dans la culture impérialiste. Ainsi, du début des années 1980 à la fin des années 1990, l’un de ceux-ci, la Fondation Saint-Simon, a rassemblé des « grands » patrons, des « hauts » fonctionnaires, des « grands » politiciens, des « grands » journalistes, des « grands » penseurs… Enfin, tous ces grands et ces hauts qui papillonnent entre plusieurs conglomérats de grands prédateurs – pudiquement appelés réseaux d’influence – avec autant d’aisance qu’ils passent du conseil d’administration d’une grande entreprise à un autre. Une sorte de « collège invisible » à plus grande échelle. Gens de « la gauche intelligente » comme de « la droite intelligente » (selon l’un des fondateurs) unis dans une communion élitiste radicalement capitaliste, constituaient « le salon chic des intellectuels anti totalitaires (sic) et des patrons sociaux, le trait d’union entre les rocardiens et le centre droit, la machine à tisser du consensus » (De Saint-Simon à la République, Libération 18 septembre 2006). « Anti totalitaires » ? Vu leur action, cette auto-proclamation révèle encore plus, non pas leur irréalisme, mais leur déconnexion assumée des réalités écologiques et sociales. Naturellement, nombre de ces gens de bien brillaient déjà dans la stimulation du nouveau totalitarisme mondialisé : l’ultralibéralisme, la politique la plus destructrice de vie de tous les temps.
La fondation « est née avec le présupposé que le déblocage de la société française passait par un capitalisme réel, assumé, mais régulé et moralisé par des gens de gauche« , Jean Daniel, le Nouvel Observateur juillet 1999. C’est dit. On retrouve l’idée que la société était bloquée et de la conversion nécessaire au capitalisme, idée avancée, entre autres, par un planificateur de la déstructuration technocratique, l’un des hommes orchestre du productivisme capitaliste : Michel Crozier, protégé du Congrès pour la Liberté de la Culture, artisan de la Troisième Voie – la voie de gauche vers le capitalisme impulsée par la CIA (Central Intelligence Agency) et ses filiales, organisateur du Club Jean Moulin, membre de Esprit, de l’Association pour la liberté économique, de la Trilatérale, du Club de l’Horloge, etc. Bref, le coeur même du système.
Un tel rassemblement ne s’est pas fait en un jour. Il y a eu des prémices, des influences extérieures, des évolutions convergentes chez des gens immergés dans des milieux apparemment éloignés, une longue phase préparatoire avec l’élaboration d’une stratégie, la recherche d’alliances et de complicités, des actions concertées… Pour se faire une idée de l’ampleur et de la durée de la construction, il faut admirer le parcours des fondateurs, des participants et des satellites de cette conspiration ultra-capitaliste. Le parcours de ceux qui ont commencé très « à gauche« , plus précisément, par prendre le contrôle de la gauche révolutionnaire, est particulièrement parlant ; cela jusqu’à maintenant. Ils s’étaient baptisés « la gauche intelligente » ! On découvrira l’ampleur de la supercherie en se rappelant que c’est cette même « gauche intelligente » qui a récupéré et vidé de ses acteurs sincères et de son sens le mouvement autogestionnaire et le mouvement écologiste (chapitre « Impostures politiques et sabotage du mouvement social »).
En remontant la filiation de la fondation, hors « la gauche intelligente« , on trouve :
– La Société du Mont Pèlerin fondée en 1947 par Friedrich Hayek et Milton Friedman (école ultra libérale de Chicago d’où sont sortis les « Chicago boys« ), ainsi que par les technocrates français Jacques Rueff, Maurice Allais et Bertrand de Jouvenel.
– La fondation créée en 1953 par le banquier étasunien John Olin,
– La Trilatérale (1973),
– La revue Commentaire créée en 1978 par Raymond Aron, l’ancien du « Congrès pour la Liberté de la Culture », avec des membres de la future Fondation Saint-Simon.
– Puis le Forum de Davos où courent tous les spéculateurs sur la ruine des peuples et de la biosphère… Enfin, à peu près tout ce qui ressemble à un point de condensation de la culture impérialiste (mécaniste, utilitariste, capitaliste, libérale ultra, absolutiste, cela va sans dire).
Ces apprentis maîtres du monde semblent ne vivre que pour substituer leur ordre au « désordre » du vivant, l’ordre de leurs profits.
En ce qui concerne la filiale française de ce courant, beaucoup d’éléments, en particulier l’identité des références et des structures mentales, permettent d’envisager un rôle déterminant du conditionnement dans les écoles de la technocratie (études de commerce, de politique, d’administration), celles dont la finalité de l’enseignement est le profit et la domination ; en clair : dans les écoles les plus caractéristiques de la culture impérialiste. Qui ne s’est pas interrogé en observant ces individus ainsi formatés, et souvent très proches, distribués de « la droite » à « la gauche« , et même dans une « gauche révolutionnaire » (mais pas chez les libertaires) ? Qui n’a trouvé troublant que, pourvu qu’on les pousse un peu, ils dévoilent tous les mêmes objectifs ? Nous avons vu qu’ils ont fini par coopérer à l’ultra-libéralisation du capitalisme, en passant par les grands travaux, les centrales et les essais nucléaires, les destructions écologiques ici et jusqu’au plus profond des forêts primaires – sans oublier les ethnocides, les atteintes à la santé publique et les affaires. Une seule question reste en suspend : où se situe l’amorce du processus ?