chapitre 2 – Le Guet-apens
La grande déstructuration – chapitre 2
En quête d’autres complémentaires
Touchez pas à la consommation !
Le guet-apens
Rencontre avec « la stratégie révolutionnaire«
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Au tournant des années soixante soixante-dix, nous manquions encore d’informations, mais l’émotion des destructions dont nous étions témoins, l’inquiétude pour le vivant, l’ouverture et l’empathie correspondante nous aidaient à trouver le chemin. L’indignation aussi. Nous ressentions ce que les apprentissages ultérieurs n’ont fait que confirmer. C’était comme familier et c’est ce qui, après tant d’autres, nous disait l’importance des interrelations et de la coopération – sans concentration, ni capitalisation de pouvoir dans des hiérarchies.
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En quête d’autres complémentaires
Écologistes, nous devions aider à nous extirper – tous – de la culture utilitariste insensible aux autres et à l’ensemble vivant, celle qui fonde la domination sur une illusion de liberté individualiste, le capitalisme et leurs avatars dévastateurs. Nous ne proposions pas de remettre à demain les évolutions indispensables, avec prise de pouvoir intermédiaire* et imposition d’une version fantomatique de la démocratie. Nous avions cela en partage avec les anarchistes individualistes, la prise du pouvoir qui en fascinait tant était pour nous une voie aussi absurde que mensongère ! Nous proposions une évolution culturelle vers plus d’intelligence sensible laissant chacun libre de son adaptation **. Il s’agissait d’éveil et de transformation, à la fois individuels et collectifs (en coévolution). Cela nous paraissait d’autant plus pertinent que, derrière les destructions systématiques, nous pressentions un projet. Car la dégradation de la biosphère, sans oublier celle des sociétés humaines, ne pouvait être une sorte de dommage collatéral du fonctionnement du système. Elle était consubstantielle à la recherche de profit et à la capitalisation du pouvoir, à quelque échelle que ce soit – même aux niveaux les plus modestes. Avec un recul de deux bons siècles de destructions massives pour « le pouvoir » et le profit, qui n’a remarqué que la dégradation est indispensable à l’établissement du système et à son renforcement ? C’est pourquoi les estimations officielles comptabilisent même la mort dans l’actif, surtout la mort, et négligent d’établir le prodigieux passif de l’économie de croissance et de profits.
* bien pratique pour éliminer les défenseurs de l’intérêt général.
** Depuis, il y a eu une petite amélioration. Mais bien insuffisante et trop souvent confidentielle ! Des études sur l’histoire des idées et la pensée contemporaine ignorent encore la connaissance du vivant et la philosophie écologiste. Dans les années 1990, je constatais combien il était étonnant que les auteurs de la pensée écologiste et conviviale soient oubliés dans Histoire de la philosophie moderne et contemporainepar Jean-Michel Bosnier, un gros travail documentaire encensé par la critique. Et, rebondissant sur l’un de mes articles (Entre réduction et ouverture, Courant Alternatif n°34 à 36, Silence n° 174/175/176, février/mars/avril 1994), Jacques Grinevald m’écrivait : « Tous les auteurs que vous mentionnez, et que je pratique depuis des années dans mon enseignement et mes recherches, sont curieusement absents du récent manuel universitaire de Madame Jacqueline Russ, La marche des idées contemporaines : un panorama de la modernité (Armand Colin 1994, 479 p.). On est stupéfait à la lecture de ce gros livre bourré d’informations bio-bibliographiques de ne pas trouver une seule ligne sur le courant de pensée écologique ! (…) Il nous faut, en effet, lutter contre l’accusation (très clairement exprimée par Luc Ferry ou Dominique Bourg) d’anti-humanisme (en fait, d’anti-anthropocentrisme) en assumant notre critique des fondements judéo-chrétiens de notre culture occidentale (…) ». Constat complémentaire : anarchie et libertaire sont aussi des entrées ignorées dans l’ouvrage cité. Et, si j’ai bon souvenir, coopération aussi !
C’est durant cette période que j’ai commencé à découvrir que Jacques Grinevald était un acteur de longue date d’Écoropa, le réseau dont j’allais apprendre le rôle déterminant dans les épreuves subies par le mouvement écologiste. De nouvelles stupéfactions en perspective.
« Le pouvoir du système sur les hommes augmente à mesure qu’il les éloigne de l’emprise de la nature » ont diagnostiqué Max Horkheimer et Theodor W. Adorno dans La dialectique de la raison (page 54 de l’édition Gallimard 1974). Et encore : « Aujourd’hui, au moment où l’Utopie de Bacon, la « domination de la nature dans la pratique« , est réalisée à une échelle tellurique, l’essence de la contrainte qu’il attribuait à la nature non dominée apparaît clairement. C’était la domination elle-même. Et le savoir, dans lequel Bacon voyait la « supériorité de l’homme », peut désormais entreprendre de la détruire. Mais en regard d’une telle possibilité, la Raison, au service du présent, devient une imposture totale pour les masses » car « Toute tentative ayant pour but de briser la contrainte exercée par la nature en brisant cette nature n’aboutit qu’à une soumission plus grande au joug de celle-ci« . On ne peut être plus clair. La domination passe par l’artificialisation des conditions de vie et de l’environnement. L’artificialisation n’est pas une conséquence malheureuse d’un certain progrès. C’est un projet. Origine des troubles du comportement, cause de l’affaiblissement spectaculaire des consciences et des volontés, l’altération du vivant et de sa compréhension sont vitales pour la domination ! Cela, jusque dans la structure intime de la cellule.
À l’origine de toutes les agressions et destructions, les écologistes identifiaient un déficit culturel profond annihilant l’intelligence sensible, ou entravant son développement, et altérant les relations aux autres et à l’ensemble vivant. Il produisait ces handicapés incapables de reconnaître la relation entre leur action et ses conséquences. C’étaient ces « intellectuels » qui passaient leur vie à édifier des tribunes *, C’étaient ces industriels déversant leurs effluents dans la même rivière et devant épurer l’eau captée avec les pollutions de l’amont, avant de la rejeter sale, à leur tour. C’étaient des cultivateurs séduits par les démarcheurs de l’agrochimie et du machinisme lourd **, destructeurs de haies, de chemins creux et de boqueteaux, et ne comprenant pas pourquoi ils devaient sans cesse augmenter leurs achats d’engrais et de « traitements » biocides. C’étaient les mêmes, et chasseurs, qui déploraient la raréfaction du « gibier« . C’étaient des saccageurs de sources, assécheurs de zones humides, constructeurs de remblais dans le lit des rivières, metteurs de ruisseaux en égouts, boyaux, buses, se plaignant alternativement de la sécheresse estivale et des inondations hivernales. C’étaient ces machos, dominateurs, exploiteurs, prédateurs primaires, qui ne comprenaient pas l’étendue des relations grosses d’autres échanges et de la diversité des épanouissements ; et pas davantage les mauvais retours (rétroactions) provoqués par leurs malfaisances. Et tant et tant d‘autres coupés des réseaux communautaires à tous les nivaux, incapables de percevoir le monde autour d’eux, mutilés du sens de la relation à l’autre, aux autres, à l’ensemble, dissociés et faisant n’importe quoi de leur vie et du vivant. Tous individus individualisés utiles au système de la domination, ou facilement manipulables par lui, comme allait le souligner Ivan Illich. Dans Dans le miroir du passé, Conférences et discours, 1978-1990 (éditions Descartes & Cie 1994), il notera : « La valeur économique ne s’accumule qu’en raison de la dévastation préalable de la culture (…) » et des activités traditionnelles qui constituent l’art de vivre, qu’il définit comme l’art vernaculaire d’habiter. Car la destruction matérielle ne suffit pas. Il faut aussi éteindre la moindre velléité de résistance et de révolte, mieux : réduire les hommes en unités de production de la domination et du profit. Autrement dit : dégrader systématiquement toutes les conditions favorables à la bonne vie des personnes et des communautés (tout ce que nous devons comprendre comme communaux, y compris la nature), est indispensable à l’existence de la domination ***.
* Comme Jane Goodall l’a rapporté, dans les années soixante, les professeurs hors biosphère pontifiant dans des universités prestigieuses interdisaient que l’on ose seulement évoquer la sensibilité des autres êtres vivants, leurs personnalités différentes, même s’agissant de Chimpanzés. Il ne fallait surtout pas soutenir qu’ils éprouvent des émotions, qu’ils réfléchissent, qu’ils ont un esprit, etc. Donc, pas de noms pour les Chimpanzés étudiés, uniquement des numéros !
** Ce saccage des campagnes, cette mise à mort de la paysannerie et de toute la société des villages étaient plaisamment nommés : « Révolution Verte » : la colonisation capitaliste et le saccage des campagnes https://planetaryecology.com/sous-les-ors-du-productivisme-et-des-trente-glorieuses/.
*** Un exemple parmi tant d’autres : 1960 2018 – Eau, têtes de bassin versant, biodiversité, patrimoine, etc., plus de 50 ans d’une destruction exemplaire du bien commun
À Paris, Alain Hervé, un journaliste travaillant pour la très droitière et libérale revue Réalités, et appartenant aussi au cercle du Nouvel Observateur, disait vouloir « réunir les forces« . Très bien, c’était à notre programme. Il était venu à nous à l’occasion d’une intervention de la Semaine de la Terre dans un très sage Festival des films d’environnement.
Quelques mois plus tard, il vint s’asseoir par terre dans le local qui nous était prêté rue Raymond Losserand. Il nous présenta l’association dont il avait déposé les statuts quelques mois auparavant (d’après lui : fin 1970) : les Amis de la Terre – un joli nom qui sonnait bien à l’oreille des acteurs de la Semaine de la Terre. Peut-être un peu trop bien. Cela ressemblait à cette autre : « Les Amis de la Liberté« , une association contemporaine de l’autre, et qui était une émanation du Congrès pour la Liberté de la Culture, l’agence propagandiste de la CIA et des fondations du capitalisme. « Liberté« , un autre mot mis à toutes les sauces par les propagandistes depuis quelques dizaines d’années. Curieux comme l’on finit par devenir soupçonneux.
Ces Amis de la Terre étaient, en fait, une filiale de l’association étasunienne Friends of the Earth avec laquelle Hervé avait de nombreux contacts. Une association étonnante, à la réflexion, ces Friends of the Earth. Une association pas plus vieille que notre propre courant (1969), et déjà puissante. Alain Hervé insista beaucoup pour que la Semaine de la Terre rejoigne ses « Amis de la Terre« . Cet Alain Hervé paraissait sympathique et sa proposition de rapprochement et d’entraide entre écologistes correspondait exactement à notre projet. L’association d’Alain Hervé avait un local, et même deux, et pas n’importe où : 25, Quai Voltaire *, dans le très chic Carré Rive Gauche. Comment cela était-il possible ? Nous dûmes nous contenter de : « Prêté par un ami« . Roland de Miller, un compagnon de Jeunes et Nature qui avait boudé la Semaine de la Terre n’avait pas tari d’éloges sur cette formation. Mais il ne nous avait pas dit qu’il en était adhérent depuis la création ; un détail qui prendra du relief avec les événements ultérieurs. Donc, après quelques hésitations, nous décidâmes de faire l’essai. Va pour ces Amis de la Terre : « (…) et une poignée de militants pas comme les autres s’assemblaient à l’enseigne des Amis de la Terre » écriront quinze ans plus tard Hervé Hamon et Patrick Rothman dans Génération (tome II, page 526).
* dans l’immeuble où Henry de Montherlant vivait ses derniers moments (il s’est suicidé là le 21 septembre 1972)
Nous ne nous étions pas posé plus de questions que pour les autres associations qui nous avaient accueilli. Pourquoi nous serions-nous méfiés ? Pourtant, Une fois chez ces Amis de la Terre, nous découvrîmes avec étonnement que les rares amis qui se montraient étaient essentiellement des bourgeois dilettantes ; ou des salariés, mais à gros salaires et gros egos. Surprise qu’ils aient éprouvés le besoin de notre compagnie et que nous puissions partager la même culture critique… Après tout, pourquoi pas ? Pourtant, n’était-ce pas une situation ressemblante à celle que nous avions connue dans la protection de la nature (mais nous n’avions pas tout compris) ? Tout de même, ces journalistes empressés, ces avocats d’affaires et ces banquiers américains dans une si confidentielle association… Où était-ce le signe que la grande évolution indispensable pour sauver le vivant avait commencée ? Portés par la conscience de l’urgence, nous imaginions que l’alerte et le message d’intérêt général du mouvement écologiste étaient capables de les faire changer de point de vue et de pratiques. Nous espérions, nous croyions que les divergences idéologiques, la plupart des égocentrismes et les rivalités d’intérêts pouvaient être changées par le retour de la conscience du bien commun.
Car, à l’époque nous ne pouvions pas croire que tous – même chez les bourgeois dilettantes – étaient assez abêtis par l’ivresse de l’opulence financière et de la domination pour compromettre l’avenir commun. À l’époque. La suite et une révélation faite par Bernard Charbonneau allaient nous prouver le contraire. Des dizaines d’années plus tard, on en sera encore à douter des capacités de compréhension des dominants et de leurs « gestionnaires » à oeillères devant l’étendue des dégâts qu’ils produisent.
Une première contrainte perturbante fut la cotisation. En dépit du « prêt » des locaux, il fallut verser de l’argent pour continuer ce que nous faisions jusque-là bénévolement. En effet, la Semaine de la Terre avait été réalisée avec quelques dizaines de timbres, du papier offert, des matériels et des locaux prêtés, et beaucoup de disponibilité et de bonne intelligence. Avec ces Amis de la Terre, l’argent faisait sa réapparition, avec le papier à en-tête et un avis de réception par courrier pour la cotisation versée de la main à la main. Comme si nous étions passifs, consommateurs d’un service. Ce fut un moment difficile. J’ai souvenir d’avoir eu le sentiment de perdre quelque chose d’important. Non pas tant à cause de l’argent, mais de la contrainte et du formalisme.
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Touchez pas à la consommation !
Nous avions poursuivi la pratique des réunions hebdomadaires. Quelques nouvelles têtes étaient apparues, beaucoup passaient pour voir, mais l’esprit était inchangé – enfin, le croyions-nous. Ou voulions-nous le croire. Quoique l’interdiction, sous peine d’excommunication, d’une alerte contre les emballages jetables…
C’était l’époque où la consigne des emballages alimentaires régressait et où nous voyions des produits jetables (mais durables comme déchets) se multiplier, s’accumuler, se répandre. Ces emballages jetables illustraient parfaitement le projet de l’industrie et d’un certain commerce de masse en pleine expansion : épuiser la biosphère tout en la changeant en poubelle pour faire toujours plus de profit. Alerter contre cette nouvelle folie devenait une urgence, mais les réactions étaient faibles, écrasées par le rouleau compresseur de la propagande. Aussi, nous avions rejoint les Amis de la Terre avec l’intention de lancer des manifestations spectaculaires pour attirer l’attention et informer sur la pollution des emballages jetables.

L’action était déjà esquissée :
– projets de tracts sur le gaspillage et la pollution,
– manifestations « retour à l’envoyeur » avec amoncellement d’emballages jetables devant les sièges des entreprises, des magasins et aux adresses personnelles des responsables, etc.
L’invitation à manifester était choisie : « Venez polluer les pollueurs ! »
Quand, en réunion, j’ai présenté le projet de l’action, Alain Hervé fut tout à coup très agité : Pas question ! Pas d’alerte contre les emballages jetables !
C’était comme un éclair dans un ciel bleu. Lui qui affectait d’être calme jusqu’à l’indolence était métamorphosé. Pour que nous comprenions bien le sérieux de son refus, il lâcha : « Le comité n’acceptera pas« . Et de nous menacer d‘exclusion… Très impressionnant ! Mais, de quoi parlait-il ? Quel « comité » ? Celui des « personnalités » utilisées pour cautionner ce qu’elles ne connaissaient pas ? Claude Lévi-Strauss (le professeur de Hervé le Nestour ?!), Jean Rostand (qui avait salué la Semaine de la Terre), Jean Dorst… Improbable qu’ils se dressent contre l’alerte écologiste. Il ne pouvait s’agir que d’un autre « comité ». Et pourquoi cet Alain Hervé qui était venu nous trouver pour nous inviter à unir nos forces se comportait-il ainsi ? Lui parler de la gravité de la situation et des perspectives cauchemardesques ouvertes par le développement des plastiques jetables ne servit à rien. Toute discussion était impossible.

Pourtant : « Le combat contre les pollutions, avec le souci de mettre en évidence l’étendue de leurs répercussions sur l’environnement et de s’attaquer aux systèmes qui les engendrent, est également une des principales préoccupations des Amis de la Terre. » était le texte d’un tract réalisé par Alain Hervé. Très curieux.
Comment Alain Hervé pouvait-il se prétendre écologiste et être inconscient des conséquences déjà perceptibles de l’essor des emballages jetables en plastiques ? Lui, le marin qui devait tirer des bords avec son ami Philippe Viannay, fondateur de l’école de voile des Glénans ?! Et son « comité » énigmatique, était-il vraiment dans le même état de déni écologique – ou de relativisation de l’urgence ? Ou s’agissait-il d’autre chose ? Aurions-nous dû demander pour qui il travaillait ? Quelles forces étaient derrière lui ? Justement, d’où sortait ce comité derrière lequel il se protégeait ?
Ce fut notre première rencontre avec l’opacité où étaient plongés Alain-Hervé et sa curieuse « association« . La première étape d’une longue série.
1971 – Emballages jetables en plastique : l’alerte empêchée
Connaître cet épisode remarquable en sachant la sensibilisation du Laboratoire Coopératif* sur le sujet montre quelle grande occasion a été ratée avec l’échec de ma tentative de mobilisation des coopérateurs en faveur des produits bios.
* outil de la Confédération Française des Coopératives de Consommation. Le Laboratoire en était même au point de dénoncer la prodigieuse escroquerie réalisée en passant de la consigne au jetable :
Magazine de la vie moderne : les ordures https://www.ina.fr/video/CAF94072652
Mettre en perspective l’étouffement des alertes des années 1960/70 avec la catastrophe mondiale réalisée depuis permet de mettre à nu maints discours et quelques réputations. Par exemple, 28 février 2022, Nairobi : ouverture d’une nouvelle assemblée des Nations unies pour l’environnement. Il s’agit de « lancer les négociations préparatoires à un accord mondial sur le plastique« . Des négociations préparatoires en 2022 ! Une première 50 ans après les tentatives d’alerte. Mais à Genève en 2025, les négociations préparatoires allaient encore accoucher d’un échec. Comme c’est étonnant.
Puis, tout à coup, Alain Hervé décida que le temps était venu de réunir une « Assemblée Générale » de ces Amis de la Terre qui nous surprenaient chaque jour davantage. Ni concertation préalable, ni information sur l’idée. Pas même une convocation avec un ordre du jour. Ni, d’ailleurs, un délai de convocation décent. Une étrangeté de plus. Une « Assemblée Générale« … C’était exotique. Nous étions totalement étrangers à ce formalisme. Si étrangers que nous n’avions qu’une idée brumeuse de ce que cela impliquait. Et puis, faire une « AG » pour une si modeste association où tout le monde pouvait participer aux réunions hebdomadaires (au moins)… Mais, il est vrai que l’on voyait peu d’Amis de la Terre dans ces réunions. Les rangs de ces Amis de la Terre étaient bien moins fournis que ceux de la Semaine de la Terre – le groupe. En fait, les Amis de la Terre semblaient être une coquille vide traversée, quelquefois, par des personnages assez peu diserts. Huit mois après avoir rejoint cette association, nous avions l’impression que nous lui avions donné chair. Et, seule, notre manif à vélo troquée contre l’alerte contre les emballages jetables avait fait venir d’autres bonnes volontés. Et, justement, le groupe était dynamique, de plus en plus riche en compétences et en idées. Alors, pourquoi une assemblée générale ? Et à ce moment-là ?
Le 23 juin 1972, donc, le vendredi choisi par Alain Hervé pour tenir une AG impromptue, c’était un mois et demi après la première manif à vélo contre la monopolisation de l’espace commun par l’automobile, et pour une civilisation douce, économe et détendue. Une manif surprenante et remarquée qui prolongeait la Semaine de la Terre du printemps de l’année précédente. Le succès de la manif à vélo avait surpris tout le monde ; trop de monde, sûrement, et trop désagréablement, surtout dans les partis (cela nous avait été rapporté). L’alarme avait peut-être sonné aussi dans les officines de l’industrie automobile et plus loin. Car, à l’époque, sans réseaux sociaux, on pouvait rassembler des milliers de personnes contre l’automobile, sur une simple distribution de tracts. Cela devait être particulièrement dérangeant pour l’oligarchie d’ici et d’ailleurs. Dérangeants aussi quelques autres coups de pied dans l’inertie des idées et des pratiques, comme la dénonciation de l’économie du profit à n’importe quel prix, et celle de la capitalisation du pouvoir contre la démocratie. Avec ses lobbies, ses agences, ses services, le système qui imposait « l’expansion » n’avait-il pas fait de l’automobile individuelle l’un des flambeaux de la propagande anticommuniste et un vecteur de la guerre de conquête capitaliste ? Nous étions loin d’imaginer que la réaction était mobilisée depuis beaucoup plus longtemps, bien avant que nous, les petits français, ayons commencé à lever le petit doigt. Depuis l’initiative de la Semaine de la Terre un an et demi auparavant, les manifestations et le développement du groupe (des autres également) n’avaient fait que confirmer les prévisions et les craintes de ces gens.
La Semaine de la Terre

Semaine de la Terre, printemps 1971, photo Igor Muchins
L’extrême rareté des photos disponibles sur les différents courants de la nouvelle gauche française, tandis qu’il y a pléthore de clichés complaisants sur ses adversaires, trahit l’escamotage étudié des alternatives pour laisser toute la place au système mortifère.
Ce même mois de juin 1972, je venais d’être brutalement licencié, avec effet immédiat, par un Mouvement Coopératif déjà infiltré et contaminé par l’ordre néocapitaliste. Motif : j’avais osé proposer que les coopératives agricoles produisent des aliments bio qui seraient commercialisés par les coopératives de consommation (les Magasins Coop).
Cela valait le coup d’essayer ! J’avais la chance d’être exactement au point de confluence des différentes formes de la Coopération (le mouvement historique), au contact de la Confédération des Coopératives Agricoles et de la Confédération des Coopératives de Consommation (FNCC). Avec, en prime, l’excellent Laboratoire d’Analyses et de Recherches conduit par François Custot, Alain Gaussel et Jeannine Grinberg qui se préoccupaient de la présence de résidus chimiques dans les aliments (http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/camt/fr/egf/donnees_efg/2000_022/2000_022_FICHE.html).
En lançant l’idée, j’espérais beaucoup du Laboratoire Coopératif et de ceux qui le soutenaient. Coopérateurs critiques et écologistes, n’était-ce pas la conjonction idéale pour faire évoluer production et consommation, en plein accord avec l’esprit coopératif ? Hélas, celui-ci ne servait plus guère qu’à noircir le papier de la Revue des Études Coopératives et à faire vivoter l’exposition itinérante dont je m’occupais. D’autres intérêts avaient pris le pouvoir sur le mouvement et toutes les relations en étaient déjà corrompues. Plus de 120 ans de projets d’émancipation par la coopération, et de réalisations prometteuses, étaient en train d’être balayés par la charge furieuse des caddies.
Resté confidentiel (du fait de la censure déjà exercée à l’époque), cet épisode n’a cessé de prendre du relief avec les ravages perpétrés par l’agriculture industrielle et la pollution des aliments. En particulier, il démontre que le Mouvement Coopératif était déjà passé sous le joug des lobbies de la chimie et de la « grande distribution« . C’était donc un mouvement social historique, la culture alternative au capitalisme, un projet de transformation en profondeur correspondant parfaitement au projet politique de l’alerte écologiste et du mouvement de l’émancipation, qui était en train d’être effacé en silence. Écologistes, nous n’allions pas tarder à faire connaissance avec les techniques qui avaient eu raison de « l’idéal coopératif » :
1971 – Les COOP et le Mouvement Coopératif refusent le bio
Quant à l’agriculture accordée au vivant, de la production à la consommation, celle à laquelle j’espérais contribuer, elle sera longuement décriée par les lobbies et les réactionnaires. En 1982, comme s’ils répondaient à ma proposition de 1971, la FNSEA et le CNJA pondront cela :
Pourquoi pas une agriculture écologique ?
« Une agriculture écologique extensive, en diminuant les rendements de moitié, aurait « l’avantage » de supprimer les excédents dont l’écoulement sur le marché mondial se fait difficilement.
Mais le renchérissement des produits agricoles qui en résulterait, ferait que le consommateur devrait consacrer, comme au début du siècle, 50 % de ses dépenses (au lieu de 22%) pour se nourrir.
Ces sommes prélevées par les ménages pour leur alimentation ne pourraient plus être utilisées aux autres consommations (habillement, habitation, voiture, loisirs, etc.).
Ce serait surtout les ménages à plus faible revenu qui seraient touchés par ce système et il en résulterait, compte tenu de la régression d’un tiers de la demande en biens industriels, l’arrivée sur le marché de quelques milliers de chômeurs supplémentaires qui ne pourraient être accueillis par une agriculture nécessitant cependant plus de main d’oeuvre. Sans compter que la diminution de l’exportation de produits alimentaires entraînerait par ailleurs une extension dramatique de la faim dans le monde. ».
Rapporté par Philippe Desbrosses dans Le krach alimentaire, page 96.
Le renchérissement des produits agricoles… Curieux syndicalistes qui vantent les vertus des « prix bas » et la dégradation de la qualité ! Les lobbies de la chimie et du machinisme lourd ont toujours embauché de bons mercenaires.
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Le guet-apens
En juin 1972, malgré l’accumulation de mauvaises nouvelles, nous avions l’espoir de changer tout cela.
En juin 1972, Angela Davis venait d’être acquittée. Cependant, infiltrée et manipulée, la nouvelle gauche américaine (the new left) avait pris un coup fatal. C’était un peu loin pour nous qui étions encore dans l’enthousiasme des débuts et pleins de confiance. Cela n’est que beaucoup plus tard que nous saurons combien nous étions dans l’erreur. D’autant que plusieurs circonstances étonnantes et la multiplication des entraves et des embûches auraient dû nous mettre en garde.
Le 23 juin, donc, le rendez-vous fixé par Alain Hervé était curieusement tardif : 21H.
C’était un beau soir d’été…
Isaac Hayes chantait Schaft
https://www.youtube.com/watch?v=nFvRvSxsW-I
Pink Floyd jouait The dark side of the Moon
Joan Baez chantait Here’s to you en hommage à Sacco et Vanzetti
À Washington, 6 jours auparavant, cinq agents très spéciaux avaient été arrêtés dans l’immeuble du Watergate. Cette affaire d’espionnage politique allait provoquer la chute de l’administration Nixon. Mais c’était une bluette à côté de ce que les écologistes allaient découvrir et qui allait fausser l’histoire sociale, politique et écologique pour des décennies.
Pour nous, le seul intérêt d’une Assemblée Générale était la possibilité d’échanger avec des personnes qui ne venaient pas aux réunions habituelles ; par exemple celles de ce mystérieux comité de parrainage plusieurs fois évoqué mais jamais rencontré – invisible. Viendraient-elles ? Mais ce parrainage… Nous n’avions rien sollicité. Pourquoi ne l’avions-nous pas rencontré, ce « comité » qui, si obligeamment, nous « parrainait« , et pourquoi n’allions-nous jamais pouvoir parler à ses membres ? En fait, d’autres encore restaient en coulisses. Dans des papiers de l’époque, il est question d’une Assemblée Générale tenue le 16 septembre, avec convocation en date du 7 (toujours en 1971) ! Remarquablement, au dos de la convocation figure le compte-rendu d’une réunion tenue le 6. Celui-ci ne dit pas un mot sur les démarches pressantes effectuées par Alain Hervé, au nom de l’association, auprès de la Semaine de la Terre (?). Nous ne saurons rien de plusieurs des actions évoquées, par exemple :
« des week-ends d’information dans une ferme des environs de Paris (…) avec un certain nombre de spécialistes qui ont proposé leurs services« , un projet de « référendum national sur la suppression des voitures particulières dans le centre des villes« , une action « s’adressant aux quatre millions et demi de pêcheurs à la ligne« , etc.
Une lettre du 29 octobre distribuait des rôles entre la « permanence du bureau de Paris » et « 11 groupes de travail« . Peut-être plus curieux encore : la plupart des gens auxquels il est attribué une responsabilité nous étaient inconnus, et ils le sont restés. Ils ne nous ont jamais été présentés. Comme dissimulés. Et eux, savaient-ils notre existence ?
Nous ne voyions pas d’enjeu particulier dans l’Assemblée Générale d’Alain Hervé. Aucun n’avait même pensé à la constitution d’un « bureau » puisque, pour nous écologistes, toute hiérarchie de fonction ou de pouvoir était naturellement exclue (seules comptaient la diversité et la complémentarité des bonnes volontés, la créativité, l’expérience, la compétence, la dynamique…). Pris de court par l’annonce de cette « AG« , nous ne nous étions pas intéressés à son organisation. C’est donc avec un peu de surprise que nous découvrîmes le 83 de la Rue du Bac, ancien Couvent des Récolettes créé en 1637 sur le Pré-aux-Clercs, cette campagne de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés réputée pour ses duels et ses batailles rangées. Nous aurions dû nous méfier ! Depuis les années cinquante, Yvette Morin avait là ses salles de répétition fréquentés par des danseurs, des chanteurs et des comédiens – le Studio Morin (548 18 05).
L’Assemblée Générale allait se tenir dans la grande salle de danse. C’était de plus en plus bizarre. Sur ce plancher uniquement foulé par des pieds nus ou des chaussons, nous entrâmes en chaussures de ville ! Un sacrilège dans toutes les salles de cette sorte. Et puis, pour ce qui devait être une réunion de travail, c’était spartiate. Ni tables, ni sièges, ni carafe d’eau. Rien qu’un espace vide.

À l’arrière a été créée la galerie Beaupassage
Pourquoi un plancher de danse si vaste et si impropre à pareille réunion puisque nous disposions d’une salle où nous pouvions tous tenir assis sur des chaises autour d’une grande table, nous sentir à l’aise, prendre des notes… Enfin, où il y avait les meilleures conditions d’une réunion constructive. D’ailleurs une salle assez confortable pour avoir accueilli plusieurs soirées-buffets consacrées à des auteurs américains de passage (Paul Ehrlich, Barry Commoner, etc.). Là, nous nous retrouvions assis par terre dans un espace trop grand, dans la précarité des réunions de la Semaine de la Terre tenues l’année précédente dans les locaux spartiates prêtés par d’autres associations, rue Raymond Losserand par exemple. Et puis l’heure anormalement tardive de la réunion – 21 H – ajoutait à l’étrangeté de la situation. Elle semblait indiquer qu’il avait fallu tenir compte des cours qui s’y étaient déroulés avant. Ou, peut-être, d’autres contraintes, car, en arrivant, nous n’avions croisé personne. L’heure tardive témoignait, au moins, de la légèreté du programme de cette « AG« . D’ailleurs, celui qui avait décidé de cette réunion, Alain Hervé lui-même, brillait par son absence. Incroyable. Cela ne pouvait être une négligence. Les absences de cette sorte trahissent un dessein. Cette absence était une action. Organisateur absent, feuille de présence absente, ordre du jour : néant… Le flou était complet. Que faisions-nous là ?
Paul Ehrlich, l’auteur de The Population Bomb (La bombe P, Fayard) en 1968
Barry Commoner, auteur de l’alerte publiée en Français sous le titre Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?, Seuil 1970.
Sans doute le plus accoutumé d’entre nous au formalisme d’une AG (il était avocat), Henri Fabre-Luce (le fils d’Alfred) prit les choses en mains. Nous ne l’avions vu qu’à l’occasion de deux ou trois de ces étonnantes soirées-buffets déjà évoquées. Il était l’un des rares à nous avoir précédés dans cette association, et il devait être encore plus étonné que nous. Quoique… avec le recul, on ne peut que s’étonner de son acceptation d’une forme si exotique pour une « Assemblée Générale » : pas d’ordre du jour, pas de convocations, délai non respecté, salle impropre à l’exercice, etc.
Henri Fabre-Luce eut à peine le temps d’esquisser quelque chose que la porte s’ouvrit sur une troupe bruyante. Apparemment, que des femmes. Et quelles femmes ! Des femmes qui chargeaient dans le couloir d’entrée en faisant balancer leurs seins libres de l’accessoire honnit : le soutien-gorge. À leur tête, et avec une trogne revêche que je ne lui connaissais pas, une égérie du mouvement féministe : Françoise d’Eaubonne.
Également en 1972, Françoise d’Eaubonne monte à l’abordage de la tribune d’un congrès de psychiatres de la vieille école (probablement à San Remo) avec la même détermination qu’elle en a mis dans l’assaut contre les écologistes

Françoise s’effondra sur le plancher, devant moi, sans même un bonjour ! Que venait-elle faire ? Et pourquoi débarquait-elle avec cette troupe ? Elle n’avait pas du tout l’air d’être venue pour jouer, ni pour parler émancipation. Loin de vouloir constituer un parti, nous avions toujours été ouverts aux contributions les plus diverses. Tout le monde pouvait venir à la plupart de nos réunions. Plutôt qu’un risque, nous y voyions la possibilité d’un enrichissement. Ce soir-là, nous avions plutôt besoin de faire le point entre nous, car, surprise, des Amis de la Terre que nous ne connaissions pas s’étaient déplacés… Mais Françoise et ses dames de compagnie ne semblaient pas être venues pour faire tapisserie. Elles étaient parties en guerre et, c’est sûr, nous allions en faire les frais. Mais pourquoi ?
« Françoise, c’est une assemblée générale de l’association, tu peux assister, mais pas participer« … Elle fit mine de me découvrir, ricana et jeta un regard appuyé à trois des nôtres* qui semblaient particulièrement heureux de la voir. Malaise.
* Jean-Luc Fessard qui avait participé à la Semaine de la Terre, et un couple de nouveaux
Nous n’eûmes pas le temps de demander plus d’explications. La porte céda sous la poussée d’un troupeau. Que des mâles se bousculant pour passer le couloir. Tous étaient très échauffés et s’encourageaient mutuellement, comme s’ils se préparaient pour la bagarre. Comme à la grande époque : une bande de spadassins déboulant sur le Pré-aux-Clercs pour un mauvais coup ! Enfin, spadassins… traîneurs de manches de pioches convenait mieux à ceux-là. En feignant d‘ignorer notre présence, sans un salut, ils s’effondrèrent bruyamment en remplissant l’espace.
Ça, on ne l’avait jamais vu. Que venaient-ils faire ?
J’ai mis longtemps, très longtemps, à pouvoir mettre des mots sur cette agression, tant c’était surréaliste. Quel changement en comparaison des réunions apaisées, mais passionnantes, de la Semaine de la Terre ! Comment dire ? C’était incompréhensible. Décidément, « l’Assemblée Générale » préparée par Alain Hervé ne ressemblait à rien de connu ! Le show promettait d’être étonnant. À ma droite, Henri Fabre-Luce était bouche bée. Le voir dans cet état me rassura un peu : je ne délirais pas, mais c’était encore plus inquiétant. Tout devenait obscur.
Ensemble, féministes et spadassins étaient au moins une bonne quarantaine, donc plus nombreux que les membres de l’association présents ce soir-là, Amis de la Terre et Semaine de la Terre réunis. C’était sans doute un seul et même assaut, car Françoise d’Eaubonne et ses nonnes de combat n’étaient pas du tout surprises par l’irruption des autres. Au contraire, l’arrivée des seconds avait été saluée par les sourires complices des premières. Pourtant, les rouleurs d’épaules ne ressemblaient guère aux sympathisants habituels du féminisme. Pas vraiment.
Qui étaient vraiment tous ces gens ? D’où sortaient-ils ? Comment savaient-ils la réunion ? Qui était derrière tout cela ?

Les leaders du troupeau ne perdirent pas de temps en salamalecs. Ils n’étaient pas venus pour débattre, confronter les informations et les idées. Ils commencèrent à gueuler. Nous tentâmes de leur faire réaliser l’incongruité de leur présence et de leur comportement. Pourquoi étaient-ils là ? Ne s’étaient-ils pas trompés de lieu ? Venaient-ils pour adhérer ? Gros rire. Non, ils n’étaient pas venus pour payer une cotisation. Quel dommage qu’ils ne nous aient laissé ni bulletins d’adhésions tardives ni procès-verbal de séance avec leurs identités ! Ils n’étaient pas non plus venus pour discuter. Cyniques et provocants, ils affichaient sans fard la volonté de nous assujettir, voire de nous casser. La morgue des nervis. « Camarades ! » braillaient-ils ; et ils se lançaient dans des discours farcis de formules toutes faites pour tenter de nous faire taire, ou de nous impressionner. De dissimuler leur vacuité, surtout, car leur présence et leur comportement démentaient chacune de leurs prétentions.
Camarades !… Depuis 3 ans, Jean Ferrat chantait Camarade.
C’est un nom terrible Camarade
C’est un nom terrible à dire
Quand, le temps d’une mascarade
Il ne fait plus que frémir
Que venez-vous faire Camarade
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit
Camarade Camarade
Exceptée Françoise d’Eaubonne, je ne reconnaissais personne. Par contre, groupés comme des Inséparables, le couple de nouveaux de quelques mois et Jean-Luc Fessard faisaient risette aux intrus et multipliaient les signes de connivence. Comme ils étaient contents de les voir ! Ils semblaient avoir passé la dernière soirée ensemble* et leur complicité ne devait pas dater d’hier. Une société de cour toute affairée à multiplier les courbettes et à se caresser mutuellement l’ego. Cet exhibitionnisme était étrange et monstrueux, surtout concernant Fessard que nous croyions être des nôtres, donc de la nouvelle gauche, depuis un an et quelques mois (il s’était présenté lors des préparatifs de la Semaine de la Terre). Manifestement, nous avions été trompés. Qu’avions-nous fait pour mériter cela ? Nous étions stupéfaits. En pleine confusion. Pour la nouvelle gauche française, cette soirée du 23 juin 71 allait rester comme le premier acte de la révélation d’une tartufferie sans limites.
* ou, peut-être, le dîner de travail – plutôt la beuverie – d’avant cette pièce ridicule ?
Rencontre avec « la stratégie révolutionnaire«
Nous nous étions réunis avec l’esprit de sympathie et d’ouverture de ceux qui partagent beaucoup, convaincus de vivre une évolution importante, impatients des nouveaux développements de la prise de conscience en cours, et c’est une société plombée par le nombrilisme et l’inconséquence, rancie par l’élitisme, stratifiée par une cascade de mépris et les partis pris d’un autre âge, qui nous tombait dessus. Cette brutalité, cette langue de bois aboyée, ces rodomontades… Des gauchistes ! Pourquoi ceux-là ? Nous n’avions pas de contacts. Même pas une détestation ou une bonne querelle à vider. Alors, que venaient-ils faire chez les écologistes ? Ils n’avaient jamais manifesté le moindre intérêt pour les dégradations et les périls qui nous mobilisaient, ni pour nos propositions alternatives, ne remettaient surtout pas en cause la mythologie du progrès, surtout pas ! Et ils ne partageaient pas non plus notre sens de la démocratie liée au bien commun dans sa conception la plus étendue (sans limitation anthropocentriste). Leur obsession était « la prise du pouvoir » ; même là où celui-ci était rejeté – surtout là ! La preuve : l’invraisemblable agression dont ils nous gratifiaient.
Quelle chance ! Nous pouvions vérifier les mises en garde de Fournier contre « ces connards » qui lui avaient pourri la vie plus d’une fois, et contre tous ceux qui se tenaient derrière (1). « Connards » en effet ! Vu la grossièreté de l’action, on pouvait penser qu’ils auraient mieux fait de s’abstenir. La suite allait nous démontrer qu’ils pouvaient tout se permettre sans craindre la moindre sanction. Bien au contraire…
D’évidence, l’alerte écologiste n’avait rien bougé en eux – ou pas dans le bon sens. Qu’étaient-ils capables d’en comprendre ? Vu ce qu’ils nous montraient, en plus d’un minimum d’information, il leur manquait quelques dispositions pour accéder à cette conscience; par exemple un peu d’humilité, la sensibilité et l’attention aux autres.
Notre volonté d’alerter contre les emballages jetables, de promouvoir les produits bio, et toutes les bonnes idées que nous brassions à longueur de réunions hebdomadaires, avaient dû compter dans le déclenchement de cette manœuvre d’intimidation. Mais par quel biais ?
Tous s’entendaient comme larrons en foire. La pantomime avait été bien réglée… C’était donc cela : un guet-apens. Un guet-apens sur le Pré-aux-Clercs ! Voilà pourquoi la salle de danse avait été choisie de préférence au local de l’association moins pratique pour le mouvement des troupes et où, assis autour de la grande table, nous aurions pu accueillir les importuns dans une meilleure posture… La grande salle de danse remplissait enfin son office : elle était comble.
Pour nous, tout cela était incompréhensible.
La camarade Françoise d’Eaubonne était méconnaissable, hautaine, butée, bornée, hostile. Elle me toisait comme si elle ne m’avait jamais vu et avait prêté l’oreille aux pires calomnies. Oui, celle-là même qui, avec Guy Hocquenghem, avait lancé le FHAR (le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) quand nous préparions la Semaine de la Terre. Elle avait signé le Manifeste des 343 pour la légalisation de l’avortement un an avant. Comme beaucoup d’autres, dont Guy Hocquenghem, elle venait nous voir, sympa, normale, et nous avions des rapports qui semblaient de bonne intelligence. Comme nous, elle dénonçait les rapports de domination. Comme nous, elle voyait la relation entre l’exploitation des hommes et des femmes, et l’exploitation de la biosphère. Comme nous, elle ne portait donc pas le colonialisme et le capitalisme – y compris celui du pouvoir – dans son coeur. Comme nous, elle allait alerter contre la surpopulation qui démultiplie l’impact des prédations, etc. Enfin, c’est ce qu’elle prétendra en nous faisant écho… après nous avoir tourné le dos. Croyant qu’elle était vraiment sensible à l’alerte écologiste, que nous étions à peu près sur la même ligne, comme des parties complémentaires de la nouvelle gauche, nous la tenions pour une nouvelle amie… Et voilà qu’elle faisait volte-face (2) ! Mais pour rejoindre quoi ?
Comme possédée, Françoise d’Eaubonne ne parlait pas. Elle gueulait d’une voix rauque les mêmes compliments que la bande des singes hurleurs *. À l’entendre, la « camarade » n’en avait pas après nous en tant que personnes. C’est ce que nous représentions qu’elle vomissait **. Mais que représentions-nous ? Mystère.
* La bande leur convenait si bien que nous apprendrons plus tard qu’ils se désignaient ainsi : « la bande« .
** Nous nous en souviendrons quand elle prétendra prendre le relais de notre action.
Eaubonne était apparemment la plus fourbe de nos agresseurs. En effet, peu de temps après, elle se prétendra « libertaire » et se réclamera de… l’alerte et de l’alternative écologistes – « écoféministe » osera-t-elle en récupérant ce qui était dans toutes les têtes écologistes depuis des années ! Mais, là, ce 23 juin 72, dans le studio d’Yvette Morin, elle rompait avec la nouvelle gauche écologiste pour appuyer de toutes ses forces de magnifiques représentants de ce qu’elle prétendait dénoncer : le « système mâle » – le patriarcat – contre les écologistes. Qui plus est, elle n’avait pas de mots assez insultants pour condamner ceux qui, pourtant, devaient être ses meilleurs alliés. Dans la salle de danse Morin, la féministe dressée contre les abus de pouvoir machistes voulait nous imposer des rapports de domination, à nous, nous qui ne l’avions pas attendue pour dénoncer, et le principe de domination, et ses conséquences sur les femmes et la vie ! Quelle démonstration. Complètement décrédibilisée la féministe : elle a été la première à poignarder l’écoféminisme avant même de prétendre le représenter. Et elle fourrageait rageusement dans la plaie.
Le commando qu’elle dirigeait correspondait à la description d’une action du FHAR menée à la même époque :
« En France, les tenants de la libération gaie frappent pour la première fois au début de l’année 1971. Regroupés au sein du burlesque Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), ils interrompent avec succès une tribune de radio, qui porte en ce 10 mars 1971 sur le thème: « L’homosexualité, ce douloureux problème »… Le gros du commando est alors constitué de lesbiennes, dont parmi elles de nombreuses militantes féministes (…) », Une histoire courte de la révolution gaie (http://www.lespantheresroses.org/textes/liberation_gaie.htm).
Les FHAR et leurs copines féministes feront longtemps des gorges chaudes à propos de plusieurs de leurs actions commando (encore aujourd’hui), telle une intervention à l’Institut Catholique, contre un meeting de « Laisser les vivre » et lors d’une émission de Ménie Grégoire. Mais – n’est-ce pas étrange ? – ils ne se vanteront jamais de l’agression contre les écologistes.
Curieux que des gens qui réclamaient la liberté d’être attentent à celle de ceux – rares – qui plaidaient l’émancipation ! L’explication serait-elle dans l’une de leurs proclamations de… avril 1971, justement au moment de la Semaine de la Terre, dans Tout – un journal maoïste * (!) : « Aussi les homosexuels révolutionnaires sont-ils prêts à un effort autrement important : dresser, avec le concours de tous les autres révolutionnaires, un projet crédible de monde nouveau (…) Si les homosexuels se bornent à revendiquer leur liberté, cette demande seule ne sera pas révolutionnaire, et on peut imaginer qu’elle entrera un jour dans le champ de la récupération bourgeoise et réformiste » ? Un texte où est dénoncée l’hostilité de « beaucoup de gauchistes« . Hélène Hazéra, qui participa au FHAR, prétendra même que celui-ci était « un mouvement anti-gauchistes » (France-Culture, Les années révolutionnaires, 29 août 2017)… Alors que faisaient-ils ensemble ? Homosexuels révolutionnaires et féministes n’expliqueront jamais leur alliance avec ces gauchistes qu’ils/elles considéraient – à juste titre – comme « aliénés » avec déviances capitalistes. D’autant que nombre de ces « gauchistes » n’étaient autres que des agents capitalistes à peine maquillés **. Apparemment, en seulement un an, la détermination première avait fait long feu. Avec la prétention « révolutionnaire« , la récupération bourgeoise et réformiste était déjà pleinement accomplie. Pour de tels bavards intarissables sur leurs exploits, quel silence sur le sujet ! Pour comble, toujours en juin 1972, les mêmes avaleurs de propagandes totalitaires sortirent le premier numéro d’un journal donneur de leçons « révolutionnaires » : Le Fléau social. « Fléau social« , en effet !
* de l’un des régimes les plus totalitaires dont nous savions à peu près tous les délires écocidaires depuis une dizaine d’années…
When Sparrows Fall: China’s Great Famine https://www.youtube.com/watch?v=ojOmUWLDG18
RED CHINA: Death to Sparrows https://time.com/archive/6800787/red-china-death-to-sparrows
Leys, l’homme qui a déshabillé Mao https://www.youtube.com/watch?v=6bOI2B68GsY
Simon Leys dont l’étude, Les habits neufs du président Mao, était parue au début de l’année 71. Contrairement aux gauchistes, sa dénonciation ne nous avait pas étonnés puisque nous savions déjà les délires du Grand Bond en avant.

des oiseaux massacrés par millions
** « Gauchistes » curieusement apparus durant la période de la Guerre Froide, quand le système capitaliste mobilisait tous les moyens imaginables pour fragiliser les partis communistes et, généralement, toute manifestation critique et de résistance. Coïncidence ?
Des gens que nous considérions comme des proches, accoquinés avec des ennemis du mouvement, prenant part à cette embuscade, et avec quelle conviction ! Qu’avaient-ils dans la tête ? Tout se brouillait. Rien que cela aurait dû nous convaincre de sortir les armes ; enfin, vu leur consistance, quelques claques bien appliquées auraient suffi… si nous avions été éveillés aux magouilles « de gauche » et de droite. Mais, par définition, cela n’était pas dans notre culture ! Et c’était précisément pour cela, pour effacer la culture du bien commun inverse de leur culture de l’exploitation du vivant (autres hommes compris) qu’ils avaient été mobilisés. Effacer ce qui est différent est primordial pour changer l’avenir ; mais pas dans le bon sens : pour imposer une domination (le FHAR aurait dû le savoir). Nous verrons que la stratégie de l’effacement de tout ce qui gênait un tant soit peu le capitalisme était déjà largement pratiquée, et qu’elle l’est encore… Une continuation de la damnatio memoriae (ou abolitio nominis) d’autrefois.
Comme un seul, minimisant notre parole, notre action, nos expériences, les quarante volaient notre liberté de réunion et d’expression. Nous allions découvrir qu’ils volaient déjà notre identité. Quarante Voleurs nous crachaient leurs certitudes au visage, tout en se réclamant de la liberté d’expression et d’autres grands principes. C’est que, eux, ils étaient plus que nous. Ils nous le vomissaient les yeux dans les yeux (un métier !). Ils étaient plus révolutionnaires, ils étaient plus alternatifs, ils étaient plus féministes, etc. Mais ils nous faisaient tous et toutes un impeccable numéro de violence colonisatrice – précisément ce que nous dénoncions comme étant cause de toutes les exploitations destructrices. Pas un qui s’étonne de l’absurdité de la situation, ni de l’outrance des propos. L’humour n’était pas leur fort. Pas la moindre manifestation de doute. Leur présomption était à la mesure de leur ignorance de l’écologie. Butés-bornés, menteurs. Incapables de s’intéresser aux autres. Une meute à la curée ! Comme drogués, ils étaient dans une toute-puissance déconnectée de notre monde, un territoire fantasmé où tout est permis.
D’où leur venait cette arrogance ?
Et d’où tenaient-ils ce savoir-faire ? Car ils nous imposaient des injonctions parfaitement contradictoires qui allaient nous perturber longtemps, puisque nous ignorions tout des personnages qui les dirigeaient, ou manipulaient. Tout à l’alerte écologiste, à l’étude de notre sujet, et aux tentatives de promotion des alternatives, nous ignorions tout dudit savoir-faire et des jeux pervers en vogue dans les lieux d’aisance du pouvoir. Mais se revendiquer de ce que l’on veut confisquer ou détruire était déjà une vieille technique entriste et propagandiste ; un classique de la politique la plus sale. La technique était très largement appliquée, en particulier depuis 68, pour créer de la confusion dans le mouvement social ; et elle l’était par ceux-là mêmes que nous avions devant nous. Avec l’action contre l’alerte et les alternatives écologistes, ceux qui se prétendaient révolutionnaires s’affichaient en parfaits réactionnaires.
Pour agir ainsi, il fallait qu’ils se sachent soutenus, puissamment soutenus et protégés ; si bien que leur perception des autres en était altérée. Tout démontrait que le coup n’était pas improvisé. Il devait venir de très loin. Et, en effet, ils avaient des protecteurs. Et quels protecteurs ! Cela n’est que longtemps après qu’ils eurent efficacement contribué à nous pousser hors de la scène et à nous condamner au silence que nous pourrons identifier les marionnettistes qui les nourrissaient et les dirigeaient.
Avec un bel ensemble, ils nous retournèrent les interrogations, tentant de nous déstabiliser. Non, ils ne repartiraient pas. Ils nous avaient envahis, mais ils étaient à la bonne place. Qui étions-nous pour oser leur parler ainsi, nous qui ne savions rien et étions dans l’erreur et l’ignorance ? Il était temps que nous découvrions la juste cause et sa « stratégie révolutionnaire« , temps qu’ils nous montrent la voie, bla, bla, bla. Ils n’écoutaient rien et nous abreuvèrent d’un déluge idéologique sans aucun rapport avec leurs agissements, et moins encore avec la raison de leur présence – un modèle de langue de bois sans queue ni tête. Ils voulaient nous rééduquer, mais il n’y avait rien de logique en eux. Rien que l’on puisse saisir, sinon leur dérangement. Des marchands de cravates ! Par leurs actes et leurs paroles, ils ne faisaient que dissocier et déconstruire. Excellent pour le système ! Ils étaient inaccessibles, définitivement juchés sur un piédestal de certitudes sans fondement. Comme d’autres déjà croisés. Comme toujours dans cet emploi.
Cela me rappela l’intervention hystérique d’un autre lanceur de « Camarades ! » à tous les échos. C’était dans le Bois de Vincennes, le dernier événement de la Semaine de la Terre en mai de l’année précédente. Il avait surgi comme un diable, en courant, pour s’imposer à côté de celui que nous écoutions, et lui couper la parole en criant des slogans. Or, celui qu’il interrompait méritait qu’on lui prête attention ; c’était Lanza del Vasto. L’hystérique n’en avait cure. Il avait débité la même logorrhée, celle que les envahisseurs du Pré-aux-Clercs nous servaient, et, sitôt l’éjaculation finie, il était parti comme il était venu, toujours courant et secoué. Comme ses alter egos du Pré-aux-Clercs, il n’avait pas signé sa performance.

notes
(1) « Ta joie de vivre ils te la feront rentrer dans la gueule. Ya peut-être plus de contagion possible. On a coupé toutes leurs racines, la volonté de vivre ne passe plus. Ya plus que la destruction, l’auto-destruction qui les fascinent. On perd son temps à leur expliquer qu’ils vont crever, s’en foutent pas mal de crever, au contraire, ils rêvent que de ça, ils veulent que ça (…) Tuer, être tué, ya plus que ça qui peut les faire jouir. Sadisme et masochisme. Tas d’impuissants » (Concierges de tous les pays, unissez-vous, Charlie Hebdo n° 28, 31 mai 1971).
Aux anathèmes lancés contre les écologistes lors de cette assemblée générale bidonnée correspondra bientôt une nouvelle attaque en règle lancée par des frères d’armes des premiers : La multiplication des revues écologiques – UN POINT DE VUE REACTIONNAIRE, Pierre Vernant, Lutte Ouvrière n°247, mai 1973
https://planetaryecology.com/1386-2/
Bizarrement, cet article précieux semble avoir disparu des mémoires (?). Heureusement, j’ai conservé avec soin ce témoignage de l’anti-écologisme primaire qui baignait toute la fausse gauche, et au-delà (et qui, Jacques Julliard l’a démontré, la baigne encore). Je le découvris, ahuri, en fouinant dans la librairie Maspero, à Saint Michel. J’y allais de temps en temps pour tenter de me documenter sur ces étranges gauchistes. Ce jour-là, je fus particulièrement gâté. Combien d’autres torchons m’ont échappé qui ont, depuis, été soigneusement effacés ?
Mais d’où parlait ce Pierre Vernant ? Qui l’avait inspiré ? Les ex-bolcheviques passés à la réaction néo-conservatiste avaient-ils aussi leurs entrées à Lutte Ouvrière ?
(2) Mais il semble que Françoise d’Eaubonne ait eu des sympathies pour le maoïsme, ce dernier avatar de la grande famille totalitaire qui, justement, allait bientôt appuyer frénétiquement le noyautage et l’élimination de la nouvelle gauche – surtout des écologistes. Et pas elle seule. Des connaisseurs désignent maintenant des MLF et l’ensemble du FHAR comme maoïsants. Décidément, nous étions bien entourés ! Ceci expliquerait-il cela, au moins en partie ?