La Grande Casse écologiste et sociale

De l’alerte et des alternatives aux effondrements

chapitre 6 – Feu sur les alternatives !

Feu sur les alternatives !

Le vol suspendu des Aérotrains (en annexe, suivi de : Le vol suspendu du Télébus et du moteur linéaire Guimbal)

Retour à la pesanteur

L’extinction des lucioles

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Feu sur les alternatives !

Polluer est évitable techniquement, certes, mais tout est dans le « sous condition« . Tout est évitable à condition que les décideurs soient probes et éclairés, et que la croissance marchande ne soit pas prioritaire quel qu’en soit le coût ; et de loin. C’est évitable à condition qu’il y ait régulation par l’intérêt général, même si c’est tant pis pour la croissance et le lucre. Après tout ce bla-bla, nous n’allions pas attendre longtemps avant d’avoir un nouvel exemple pratique de la nuisibilité des adorateurs de croissance marchande. Dans ce qui, depuis notre point de vue, semblait être le même système se livraient des combats aussi féroces que déloyaux, et dommageables.

Le 17 juillet 1974, à peine élu au suffrage universel, Giscard d’Estaing tombe le masque en accordant une première victoire aux lobbies boulimiques aussi dominants que rétrogrades qui contrôlent, voire occupent l’appareil d’État. Entre autres déliquescences, le spectacle des destructions croissantes engendrées par les politiques décidées au plus haut niveau avait révélé le compérage des institutions avec le pire du capitalisme. Plus tard, en examinant les entrailles du système, d’autres arriveront au même constat : « (…) après-guerre, (…) le parlement devient la citadelle des milieux d’affaires » *. Ajouté à ce que nous découvrions de « l’emprise du monde patronal sur la sphère médiatique » **, seulement depuis notre modeste poste d’observation, cela ne rendait pas optimistes les partisans de l’écologisation des consciences et des pratiques. Très loin de la démocratie tant invoquée, n’étions-nous pas tombés en ploutocratie ?

* Les alliances du patronat et de l’État planificateur, Frédéric Charpier, dans Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, Cahiers Libres 2014.

** Benoît Collombat, David Servenay, Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours (op. cit.).

l’Aérotrain, de la Défense à Cergy-Pontoise

Alors que Bernard Charbonneau dévoile le double jeu de la « caste dirigeante » dans La Gueule Ouverte, Valéry Giscard d’Estaing donne une illustration éclatante de la toute puissance de l’affairisme contre l’intérêt général. D’un oukase, sans consultations, sans même passer par le Parlement, il met fin à l’essor des Aérotrains de Jean Bertin, Louis Duthion et Maurice Berthelot. Cette technologie était pourtant encouragée par son prédécesseur et l’appareil d’État depuis les années 1960.

À priori, du fait des vitesses recherchées avec ses prototypes vedettes, ce nouveau moyen de transport n’était pas tout à fait « écologique« . Mais, en comparaison avec l’ère des grandes destructions et des gaspillages de matière et d’énergie qui allaient suivre, on ne peut que regretter l’abandon des Aérotrains. Libérés de la gravité, ne pesant plus, ils évoluent dans l’air en souplesse, sans blesser la surface terrestre comme les véhicules ultra-lourds qui les ont remplacés. Comme de bien entendu, ce qui a été abandonné est une technologie presque douce – douce aussi pour les finances publiques.

Le très grand intérêt du coussin d’air n’est pas tant dans la disparition de la résistance due au frottement des roues. Il réside dans la suppression des efforts exercés sur la voie. Il n’est donc plus nécessaire de construire une infrastructure d’autant plus lourde que le véhicule est rapide (et pesant pour coller à la voie). Au contraire, avec l’air sous pression comme lubrifiant et le guidage central, la suppression des efforts permet de faire glisser les véhicules sur un rail-viaduc léger qui élimine tout risque d’encombrement de la voie et épargne tout l’environnement : le foncier et les écosystèmes.

« L’atout essentiel de l’Aérotrain, c’est sa simplicité (…) La sécurité est apportée par la forme de la voie, qui rend tout déraillement impossible, et par sa surélévation qui empêche la présence de tout corps étranger ou de tout animal (…) » (Jean Bertin).

Les différentes formules de l’Aérotrain – car il y en avait plusieurs – constituaient des innovations élégantes et prometteuses. Elles étaient donc annulées d’un trait pour privilégier un nouveau train porté par la SNCF, justement pour résister à l’avance de l’Aérotrain : le TGV (alors Turbotrain à Grande Vitesse toujours au stade des essais). Un train dont les coûts faramineux étaient habilement dissimulés. Notons que la SNCF avait déjà sacrifié le Pendulaire qu’elle portait aux nues à la fin des années soixante *. Comme le Pendulaire développé depuis par d‘autres, les Aérotrains n’ont pas été un « échec« , ils n’ont pas été abandonnés, ils ont été sabordés.

* Le TGV, très vite mais trop cher, « Le gouvernement privilégie désormais le train pendulaire, plus rentable« , La France en retard d’un pendulaire, Libération du jeudi 3 octobre 1996. « La grande vitesse » sur le plancher des vaches semblait avoir fait long feu. L’annonce, discrète, en avait été faite en mars 1996.

D’un seul oukase tombé des tours de l’affairisme, le sabotage éclair des aérotrains, du coussin d’air et du rail aérien, que tout promettait à un avenir fécond, permet d’imaginer avec quelle désinvolture et quelle facilité ont été effacées les autres alternatives moins célèbres et moins soutenues.

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Le vol suspendu des Aérotrains (document suivant)

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En juillet 1974, tout nouveau président de la république, Valéry Giscard d’Estaing fit une brillante démonstration de l’incapacité structurelle du processus électoral et de l’État de droit à défendre l’intérêt général contre les coalitions d’intérêts saccageuses du bien commun. Un critère pour bien apprécier la qualité d’un système qui invoque d’autant plus la démocratie qu’elle est détournée par ses ennemis. Une nouvelle démonstration à l’appui de la dénonciation de l’électoralisme et de la capitalisation du pouvoir. Mais quelle tristesse ! Comme avec la ruine des campagnes sous la politique « agricole » des « prix bas » et des subventions orientées. Comme avec les biocides* « agricoles » des industries de guerre recyclées épandus en abondance (également sur les voies SNCF pour entretenir les remblais). Comme avec la libéralisation de la « grande distribution » et la multiplication des grandes surfaces au détriment des producteurs, des artisans et des commerces familiaux et coopératifs. Comme avec la priorité à l’automobile en propriété individuelle contre les transports collectifs. Comme avec les autoroutes ouvertes à marche forcée dans les campagnes. Comme avec le « tout-jetable » répandu partout. Comme avec le « tout-nucléaire« . Comme avec les essais nucléaires. Comme avec beaucoup d’autres « choix » de civilisation qui, avec la contribution de la caste dirigeante unanime, allaient être imposés avec un total mépris du vivant. « Choix » dont nous supportons maintenant les conséquences pour très longtemps. « Un premier constat s’impose : le fonctionnement de l’économie, et singulièrement celui du capitalisme moderne industriel hérité du XIXème siècle, repose le plus souvent sur la triche. L’embrouille, l’escroquerie, l’arnaque, ou le trafic d’influence… en résumé le simple et habile contournement de la loi.« , Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Erwan Seznec, Martine Orange **, La Découverte 2014, page 13.

* Biocides et non pas « pesticides » ou « produits phytosanitaires« , termes choisis pour laisser entendre qu’il s’agit de lutte contre des « pestes » et de santé des végétaux ; ce qui permet d’évacuer la nocivité des produits et la question de l’origine des « pestes« , par exemple la monoculture. De taire aussi l’information sur les autres méthodes culturales.

** Il est amusant de retrouver Martine Orange dans cette dénonciation fouillée des triches du capitalisme industriel, elle qui (nous l’avons vu), pour valoriser le TGV, avait fidèlement rapporté les désinformations sur l’Aérotrain, dans L’aventure du TGV, chapitre de Histoire secrète de la Ve République.

Avec le TGV, technologie dure d’entre les technologies dures, les semeurs de confusion n’ont pas manqué (encore aujourd’hui). En bonne place, René Dumont une nouvelle fois du côté du gaspillage de matière et de vies, une fédération d’usagers des transports (FNAUT), et encore des protecteurs de la nature à contre-emploi (FRAPNA : Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature) qui n’ont pas négligé leur soutien en prétendant que le TGV nous épargnerait des autoroutes et une part du trafic aérien. Enfin, qu’il contribuerait à « un bilan écologique favorable » ! Probablement abusés par la propagande, ces « protecteurs » n’ont rien vu, rien compris ! Aveuglement total sur le bolide au ras du sol, dans la partie la plus dense de la biosphère, et ses impacts. Même aveuglement accablant pour les transferts de remblais, de déblais, et les collines de ballast arrachées ailleurs. La FRAPNA allait jusqu’à plaider pour la création d‘une ligne supplémentaire *. Même constat avec, plus récemment encore, un « Shift Project » qui propose de « décarboner l’Europe » en ne voulant rien changer au gaspillage et au désastre écologique du ferroviaire à grande vitesse. Bien au contraire : « Tripler le réseau des trains à grande vitesse » ** Aucune évocation d’une sortie du système roue-rail-déblais-remblais-ballast énorme-biocides et autres chimies. Ces décarboneurs semblent n’avoir pas encore découvert le coussin d’air et les viaducs ! Ni la fragilité de la biosphère. Décarboner, mais pas trop, et pas au détriment de la croissance marchande !

* Entre autres sources : Libération du 22/08/90,

Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances 1991,

Un outil nécessaire à mieux exploiter, par Jean Sivardière, un ex de la SNCF qui, comme par hasard, présidait la FNAUT en chantant les louanges du TGV, Écologie n°400.

** Climat > 9 propositions pour que l’Europe change d’ère

https://decarbonizeurope.org/wp-content/uploads/2016/11/4-Train-version-longue.pdf

Pour la SNCF dont la responsabilité, dans le coup d’arrêt au développement du coussin d’air sur viaduc, est maintenant largement reconnue, le problème est, si cela se peut, plus troublant encore. Surtout sachant qu’un « Comité de Surveillance de l’Aérotrain » avait été créé au sein de la SNCF dès 1965 – comme un service d’espionnage industriel ! La SNCF n’était-elle pas un service public ? Elle aurait, donc, dû être au service de l’intérêt général, soucieuse de ne nuire en rien, mais au contraire animée par l’esprit de complémentarité, de coopération, d’économie aussi. Elle aurait dû reconnaître la valeur de la nouvelle technologie autrement qu’en lui empruntant pour mieux la couler. Mais, ses dirigeants avaient choisi la guerre commerciale ; une guerre avec ses plagiats, ses coups bas, ses sabotages, ses violations de la prétendue chevalerie du capitalisme (la célèbre libre concurrence où le meilleur gagne). Pour se comporter comme une coalition d’intérêts en lutte contre des ennemis jurés, ils étaient déjà complètement sortis des rails ! Rivalité, concurrence déloyale et lobbying, brutalité, dissociation, logique du tout ou rien… Le service public avait été effacé par une dérive monopolistique qui, désormais, sapait les améliorations qu’un peu, rien qu’un peu d’intelligence de la complémentarité aurait pu développer !

Les dénigrements ridicules, les outrances, les mensonges trahissent la volonté d’éradiquer toutes les technologies différentes. Le ferroviaire à grande vitesse est toujours présenté comme l’unique solution (comme l’ordre économique de la croissance marchande auquel il correspond). Il ne doit y avoir place pour aucun autre développement, surtout s’il est plus économe, plus souple, plus adaptable – plus démocratique. Ni coussin d’air sur rail suspendu, ni pendulaire, encore moins de monorail gyroscopique… Cette rigidité, cet absolutisme ressemble à la promotion du Concorde réalisée au détriment de la Caravelle – pourtant un avion remarquable. Abandonnée par la technocratie française, Caravelle inspirera beaucoup l’avion vedette de Douglas : le DC9, puis ses successeurs. Quand on est incompétent…

Retour à la pesanteur

Plus grande évolution depuis la roue et le vol, l’association du coussin d’air et du rail central sur viaduc a été effacée de la façon la plus perfide, la plus malhonnête. Mais ne serait-ce pas la norme ? Le coussin d’air était une véritable technologie douce. Elle résolvait maintes contraintes, permettait de réaliser autant d’économies, et changeait les perceptions et les perspectives. Elle bousculait trop. C’était intolérable pour les intérêts investis dans les technologies dures, leurs super-profits, et les mentalités que les unes et les autres avaient formatées et corrompues. Bernard Charbonneau l’avait bien analysé ainsi : « En dépit de la crise du pétrole et des difficultés, malgré les résistances et les hommes, « on passe à l’exécution pour le TGV » pour développer l’économie contre vents et marées« , Le Feu Vert, Karthala 1980, page 41.

Toute ressemblance avec ce qui, dans le même temps, arrivait aux autres alternatives – y compris politiques – ne peut être fortuite. Le sabotage des Aérotrains est exemplaire du sabotage de toutes les alternatives à « la croissance marchande » et à son monde borné par la culture impérialiste et les technologies dures… Mouvement Coopératif infiltré et détourné, commerce coopératif et familial détruit par la « grande distribution » de la finance, nouvelle gauche noyautée et naufragée, comme toutes les alternatives culturelles et politiques, comme le féminisme (celui sans le pouvoir capitalisé et ses « réussites » dans l’ordre machiste), comme l’écologisation et son mouvement, comme toutes les ouvertures de l’intelligence sensible vis-à-vis des autres hommes, des autres êtres, du vivant dans son ensemble, etc.

le pendulaire Chartret à la fin des années cinquante

Le sacrifice des Pendulaires et plus encore des Aérotrains pour imposer un TGV ruineux en tous domaines illustre les multiples carences et handicaps de la perception et de la représentation dans un État contrôlé par les lobbies. Il nous a tous privés, en France et partout ailleurs, d’améliorations qui auraient évité nombre des destructions, des pollutions, des extinctions et des gaspillages déplorés depuis. Entre compréhension des complémentarités et des interdépendances du local au planétaire, et culture coopérative, on voit là encore ce que la sensibilité ouverte sur le vivant aurait pu apporter. Mais cela n’est pas tout. Aux Aérotrains et aux Pendulaires, on peut ajouter les projets de dirigeables effacés simultanément (Orly-Le Bourget, Paris-Londres, projet Pégase en haute altitude pour les télécommunications, etc.) *. Et encore cet autre épisode si ressemblant : dans cette première moitié des années 1970, l’élan des techniques solaires, éoliennes** et d‘économie d’énergie, de matières et de vies fut brisé par le « Tout électrique, tout nucléaire » amorcé dès 1973 : « Ne perdons pas notre temps avec le charbon, les énergies nouvelles et la conservation de l’énergie. Soyons sérieux, mettons tout de suite tout le paquet sur le nucléaire« , Alexis Dejou, directeur délégué d’EDF, rapporté par Louis Puiseux qui commente : « Applaudissements sur les bancs communistes. Discrète satisfaction sur les bancs Creusot-Loire« , Les bifurcations de la politique énergétique française depuis la guerre, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, N. 4, 1982. Creusot-Loire dont on a vu l’intérêt particulier dans le développement du TGV.

* Colloque Aérall, 12-14 novembre 1973, https://www.aerall.org/annexes/12-Colloque-AERALL-1973-Analyse.pdf

https://francearchives.gouv.fr/facomponent/d4d6bc9991345e8eb1f45e56448e11afb3061ea6

2001, l’internet s’envole en ballons. Le projet Sky Station est déjà en phase préindustrielle

https://www.liberation.fr/futurs/1998/08/21/2001-l-internet-s-envole-en-ballons-le-projet-sky-station-est-deja-en-phase-preindustrielle_244090

Pégase, Sky Station, Stratobus, Hispasat, Thales Alenia Space, Airbus… tous les projets de dirigeables géostationnaires semblent avoir été effacés par les mega-pollueurs qui lancent des nuées de satellites avec des fusées Von Braun : les étasuniens Star-Ship et SpaceX, l’indien Isro, le chinois CGTN, etc. Là aussi, le gaspillage d’énergie et de matière est privilégié par les décideurs hérités des détournements politiques par les milieux d’affaires.

Stratobus, un projet de dirigeable autonome entre le drone et le satellite

https://www.usinenouvelle.com/article/stratobus-un-projet-de-dirigeable-autonome-entre-le-drone-et-le-satellite.N249955

** que nous proposions à l’échelle locale, maîtrisés par les utilisateurs et les collectivités : revue Écologie octobre-novembre 1975, n°3, énergie solaire, revue Écologie avril-mai 1976, n°6, énergie éolienne. Le contraire des monstruosités capitalistiques développées depuis à grands renforts d’énergies fossiles et de matières arrachées de tous côtés.

ballon satellite Halop

Agriculture bio, coopératives, technologies douces, ou de bien moindre impact par rapport à ce que le patronat le plus rétrograde était en train d’imposer, relations détendues avec la biosphère, culture du bien-vivre contre société de consommation, etc., toutes techniques et façons d’être conviviales qui accompagnaient l’écologisation et auraient pu changer beaucoup. Car l’écologisation ne se limitait pas à l’ouverture sur le vivant, depuis les bactéries jusqu’à la biosphère, à la compréhension de ses dynamiques interactives, de son unité dans une infinie diversité… Elle associait toutes les prises de conscience développées sous le choc du saccage planétaire perpétré par l’essor de la croissance marchande des années d’après guerre. L’écologisation était donc grosse d’un projet politique très étranger à l’engrenage des dégradations accompagnant les confiscations/capitalisations des pouvoirs – l’ordre prédateur qui menaçait toute la planète. La perspective de ce nouvel univers politique donnait des frissons à tous les accapareurs. Cela explique largement les mésaventures extraordinaires vécues par les écologistes. On réalise mieux pourquoi il y a eu une telle mobilisation pour effacer les écologistes et les remplacer par les totalitaires de gauche et les ersatz environnementalistes connectés au capitalisme.

Presque simultanément, il a été mis fin aux innovations technologiques douces et au mouvement écologiste. À l’inverse, tout ce qui coûtait cher et détruisait massivement le bien commun a été privilégié. Comme a dit Alexis Dejou, il fallait être « sérieux » et faire place nette à la croissance marchande. Fin de la période enthousiaste et imaginative, et début du règne des prédateurs-gagneurs. Sinistre année 1974 !

* Le poids du profit

37 ans plus tard, en 2007, sous le label du « Grenelle de l’environnement » à l’initiative de la Fondation Nicolas Hulot, un texte de loi d’orientation présenté par une vieille connaissance, Jean-Louis Borloo devenu ministre de l’Écologie, s’inscrira dans cette belle continuité. L’ex-dévot du maoïsme qui a conduit les affaires de Bernard Tapie avant de contribuer à la fondation du Génération Écologie de Brice Lalonde*, annoncera triomphalement « La réalisation de 2.000 km de lignes ferroviaires nouvelles à grande vitesse« . On apprécie la « loi d’orientation » utilisée pour ça… Comme au bon temps de la déstructuration des campagnes sous le remembrement prétexte à l’éviction des fermes familiales et à l’écrasement des campagnes sous le machinisme et la chimie. Toujours en plein progrès côté profits des lobbies et destruction de la biosphère ! Un nouveau symptôme de la servilité de l’environnementalisme vis-à-vis de la croissance marchande. Avec le système TGV déroulé sur toute la planète par les lobbies et leurs obligés, combien de saccages qui auraient dû être épargnés ? Combien de victimes ? Quel impact sur le climat ?

* encore cette fameuse « génération«  !

Tout ce qu’ils nous ont fait rater !

Entre-temps, le 17 juillet 1991, le prototype de l’Aérotrain à moteur linéaire (le S44 de 1969) a été brûlé à Gometz-la-Ville. Puis, le 22 mars 1992, alors qu’une exploitation touristique, avec pour thème les Aérotrains, allait être lancée, un incendie allumé par des mains expertes détruit l’Aérotrain I80 à Chevilly (Loiret). Curieusement, l’enquête n’a pas abouti et a été abandonnée. Il s’agissait là de l’Aérotrain I80 dont une variante avait battu le record de vitesse sur rail en mars 1974 : 430,2 kmh. – sur une voie de 17km seulement, donc avec distance d’accélération, plus distance de freinage plus distance de sécurité ! Cette performance permet d‘apprécier la différence avec le très lourd TGV qui, en freinage d’urgence, a besoin d’environ 3 Km pour passer de 300 km/h à zéro.

On remarque que la destruction des Aérotrains a eu lieu à une époque où les opposants au TGV étaient harcelés et poursuivis (ci-dessus l’exemple de Mariette Cuvellier). En tous domaines, les saboteurs du bien commun ont de la suite dans les idées. Et des moyens.

https://www.mairie-limours.fr/ma-ville/decouvrir-limours/histoire/l-aerotrain-de-jean-bertin

Et pendant ce temps, la vie qui s’éteint.

Le Club de Rome (Halte à la croissance ? *, l’Unesco, l’Union Européenne (la lettre ouverte de Sicco Mansholt à la Commission européenne en février 1972), etc., semblaient prendre conscience de la crise écologique. Mais ce début de reconnaissance des ratages du sacro-saint progrès n’était que stratégique. Cela n’était que pour introduire une énième acrobatie logique : plus de progrès et de croissance résoudra tous ces inconvénients. Nous l’avions déjà entendu. Le Parti Communiste en était coutumier : 1972 04 – Nous les néo-malthusiens

https://planetaryecology.com/1972-04-nous-les-neo-malthusiens/

* c’est le point d‘interrogation qui fait toute la différence…

Bien qu’il ne soit pas exactement réglé sur la longueur d’onde de Georges Marchais, Alain Hervé avait censuré la dénonciation du culte du progrès et de la croissance dans la gauche française. Cela n’était pas sans rapport avec l’agression du 23 juin 1972. Plusieurs des compliments que nous avaient adressés les gauchistes invités par Alain Hervé et Lalonde étaient du même ordre. Demain, le progrès et la science (peu ou prou « socialistes« ) allaient tout régler, tout réguler. Fallait-il que nous soyons des rétrogrades, voire des idiots, pour ne pas faire confiance aux « progressistes » éclairés qui daignaient se pencher sur nous ! Des « élites » allait me dire une universitaire de la fac de Jussieu : Maryse Arditi. Je cherchais une formation professionnelle dans les énergies douces et les économies d’énergie, et avais cru bon de m’adresser à elle. Deux excellentes raisons : je l’avais vu faire du bon travail en animant le Groupe Héliotechnique de Paris, et elle dirigeait le service de la Formation Permanente de la fac. Dans son bureau, l’ambiance était moins chaleureuse qu’au temps du Groupe Hélio : « Tu comprends…« . J’avais déjà entendu cette entrée en matière. Alain Hervé m’avait fait le coup sitôt passé le seuil des « Amis de la Terre« . Et, non, je ne comprenais pas plus sa langue de bois. « Tu comprends, nous voulons nous consacrer entièrement à la formation des élites« . « Élites« , elle avait dit « élites » ! Sacrées « élites » dont les créations calamiteuses occupaient les écologistes ! Si précieuses « élites » qui, déjà lancées dans une déstructuration généralisée, allaient prendre les décisions importantes pour l’avenir. Alors, « Tu comprends, les plombiers, ça ne nous intéresse pas« . Torchons et serviettes… Fallait-il que je sois bête pour ne pas saisir une telle évidence ! « Mais… pourtant, il faut bien des plombiers ! Même les « élites » ont besoin de « plombiers » pour mettre en oeuvre« … « Euh, booof, c’est pas mon problème« . Ses « élites » pratiquaient sans doute la lévitation. Sans appui sur un mouvement social, sur une dynamique de compétences et de volontés, sur les écosystèmes… Complètement hors-sol. Comme les brillants esprits qui avaient vanté la « croissance marchande » aux écologistes quelques mois auparavant ? Le « plombier » est reparti Gros-Jean comme devant, mais avec un poids en plus et un stock d’interrogations. Et, dans le couloir, il est tombé sur un certain qu’il avait déjà croisé quelque part : Alain Geismar *… Geismar dont son ex-camarade en énergie solaire venait de s’attribuer la réintégration dans l’Éducation nationale ; comme pour enfoncer davantage son interlocuteur en soulignant la différence de traitement entre les plombiers et les élites de sa collection. Un doute s’insinuait. L’identité maoïste ne semblait pas gêner Arditi. Moins que l’identité écologiste, en tout cas. Geismar qui était un de « la génération » mao, Geismar qui siégeait au bureau d’une association des Amis de la révolution cubaine (avec Bosquet-Gorz), une élite selon Maryse ? Maoïste elle-même, la Maryse ? Le puzzle commençait à prendre forme.

* un idolâtre de Mao et un « chef » de cette confrérie, faut-il le rappeler ?

Comme ses remarquables amis, Arditi ne souffrait-elle pas d’un point aveugle de la taille de la biosphère ? Outre son ignorance des capacités des plombiers et de l’intelligence collective, son fantasme de formation d’élites trahissait son inconscience de l’urgence écologique. Elle impliquait une remise à demain de ce que l’on pouvait, de ce que l’on devait mettre en train maintenant. D’un côté, la révolution par les élites, un jour, quand les élites seront enfin formées… De l’autre, les révolutions minuscules, maintenant. D’un côté, c’était toujours après. Après le difficultueux éveil des élites ! Après la prise du pouvoir au nom du peuple – ou de la biosphère qui, déjà, n’en pouvait mais. Un jour. Peut-être. Après le Grand Soir. Après le Purgatoire, après la Fondation Saint-Simon où les élites de Maryse allaient se précipiter… Rien à voir avec la philosophie écologiste et sa conscience de l’urgence qui impose le changement immédiat – avec le concours de tous, même et surtout des plombiers. Rien à voir, non plus, avec la philosophie de la coopération et sa transformation progressive de l’organisation sociale, sans hiérarchie de pouvoir – sans élites. Et l’exact contraire de la pratique démocratique commune au mouvement coopératif et à la nouvelle gauche écologiste.

On avait déjà vu de quels prodiges ces élites survitaminées étaient capables. On l’avait si bien vu que le mouvement écologiste avait surgi pour alerter, et que cela avait inquiété les élites de la croissance marchande de gauche qui étaient du même bois que les autres *. Depuis, nous en avons vu bien d’autres et mesuré la perte de temps à attendre que les élites pondent autre chose qu’une augmentation du niveau d’exploitation et de destruction (comme avec la défense des plastiques jetables, comme avec le TGV contre l’Aérotrain).

* Nul doute que Rocard et ses frères étaient aussi au nombre des élites de Maryse.

On a les élites que l’on peut. Sous l’influence de ces élites du capitalisme autogéré, les nouvelles générations, plus conditionnées que jamais, allaient être conduites vers « les études » – études universitaires, études de commerce, études d’administration, études de gestion… Toutes les études qui ignorent la vie pour mieux servir la croissance marchande. Tant pis pour les savoirs qui n’avaient pas reçu l’onction. Les sciences de la vie allaient encore reculer dans la recherche et l’enseignement. Tant pis pour ceux qui s’étaient déjà investis dans des innovations, des productions, des entreprises *… Tant pis pour les métiers et les connaissances de terrain. Tant pis pour la formation des plombiers conscients – eux. Tant pis pour l’émancipation – celle à laquelle travaillait Charles Gide avec la coopération. Cette dérive aussi allait se traduire par une incalculable dégradation, car les élites de Maryse avaient été soigneusement sélectionnées pour nous concocter le pire. Elles promettaient de tout foutre en l’air, et elles ont réussi ! La stratégie de Maryse Arditi et de ses favoris n’a mené qu’à la plus dramatique des crises. Si « boomers » il y a, qui méritent d’être installés durablement sur la sellette et soumis à la question extraordinaire, ce sont bien ces élites et leurs soutiens!

* Tels celle qui allait devenir un pilier du journal écologiste Silence, Madeleine Nutchey. Elle et son mari ont aussi été victimes des oukases tombés des cabinets constitués par ces élites sérieuses à la manière Alexis Dejou :

« (…) après une vie professionnelle très variée, nous avons voulu François et moi, créer une entreprise (fabrication de capteurs solaires d’après un brevet que François avait mis au point *), à la fin des années 70 en rassemblant toutes nos économies, car nous ne correspondions à aucune des normes pour avoir des aides. Nous nous accordions l’équivalent du SMIC (quand la fin du mois le permettait) sans compter nos heures, les salariés étant bien payés avec un horaire tout à fait légal (ou des heures supplémentaires). Un cas particulier tout à fait marginal ? Non, nous avons rencontré à l’époque plusieurs fous de notre espèce (…) Aucun regret, c’était une expérience extraordinaire… et nos capteurs fonctionnent toujours » (lettre du 29 mars 2000).

* les capteurs pouvaient être livrés en kit.

Du haut de son piédestal, Maryse Arditi allait participer à la constitution des Verts sur le cadavre du mouvement des plombiers écologistes. Elle allait le faire en compagnie des tristes entristes gauchistes, de bons capitalistes, d’écologistes défroqués, et y siéger longuement. Dommage que la seule pratique que ces maoïstes aient abandonnée en chemin soit celle de l’auto-critique. On aurait peut-être pu découvrir qu’ils savaient le contrôle exercé sur leurs élites, par la « grande distribution » et l’industrie nucléaire. Et le reste, car on aurait peut-être appris la présence d’autres lobbies, et, probablement, su que tous partageaient l’idéologie totalitaire de la croissance. En plus de la relance des destructions de tous ordres, l’imposture se traduira par des retards irrattrapables quand il s’agira d’amorcer une évolution enfin positive.

Après une accélération prodigieuse de la marche vers l’effondrement généralisé, d’autres élites fantasmeront sur des astuces technologiques censées pouvoir augmenter une intelligence humaine décidément insuffisante (!), et corriger les stupidités réalisées par leurs devancières (sans nul doute par manque de technologie). Et de remplacer le progrès par le transhumanisme et « l’Homme augmenté« , toujours en appui de la croissance marchande et de la capitalisation des pouvoirs de penser et d’agir arrachés aux plombiers.

C’est comme si, au fur et à mesure de la régression du vivant, celui-ci importunait de plus en plus, et que ses assassins croyaient désormais pouvoir se passer complètement de lui.

Se passer de lui… Cela n’est pas qu’une impression inspirée par l’inconséquence de l’époque. La question vient d’être posée par Elizabeth Kolbert qui est plus jeune d’une génération que les écologistes de la nouvelle gauche. Bien qu’elle ait mis en garde contre « la sixième extinction » et qu’elle s’interroge sur la pérennité des « systèmes qui ont jusqu’à présent gardé l’Homme en vie » (sic), elle doute que l’extinction menace vraiment l’Homme. On note l’utilisation du singulier et de la majuscule qui fond tous les hommes dans le même lingot anthropocentriste coupé du monde; nuisibles, victimes et lanceurs d’alerte réunis. Consciente du désastre, de l’effondrement massif des insectes, des oiseaux, des populations aquatiques et marines, etc., Elizabeth Kolbert en minimise l’importance puisqu’elle abstrait encore son « Homme » de la biosphère. Elle reste sous la coupe de la culture dominante au point d’espérer qu’un supplément d’ingéniosité pourrait permettre de survivre à la mort ! La complète apathie devant la multiplication des signaux d’alarme doit probablement beaucoup à cette vision dissociée qui insensibilise au point d’éteindre l’intelligence. Mais Elizabeth Kolbert est-elle sincère ? Ne devrait-elle pas quelque chose à la fabrique du doute ?

http://www.nationalgeographic.fr/environnement/lhomme-survivra-t-il-la-sixieme-extinction-massive

Le comble de la gestion dérégulatrice par les élites allait arriver avec la désindustrialisation. En France, c’est Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel (1995-2006), qui en deviendra le héraut en prônant « l’entreprise sans fabrique » (fabless) *. Ainsi, après la coupure avec la biosphère – comme externalisée – et la réduction continue des paysans contraints de céder la place, la dérive allait être poussée jusqu’au seuil de la dématérialisation de l’entreprise avec l’externalisation des ouvriers et la réduction des autres personnels. Après l’économie sans la nature, l’économie sans la société.

* L’entreprise sans usines ou la captation de la valeur, Jean-Marie Harribev, Le Monde, mardi 3 juillet 2001.

À partir des années 1980, des outils de production précieux et des compétences qui le sont tout autant allaient être condamnés à l’extinction par les « gestionnaires » d’une « croissance marchande » de plus en plus déconnectée du réel. La négligence du bien commun, voire son ignorance chez beaucoup de dirigeants, allait, donc, faire des ravages jusque dans le système productiviste et marchand lui-même. Cela n’est pas passé inaperçu. Après longtemps d’illusions et de « Non, cela n’est pas possible, pas à ce point !« , la perte de confiance dans la caste dirigeante a fait un bond en avant. Les statistiques disent que cela s’est produit au tournant des années 1970-1980. Depuis, les différents scandales sanitaires étouffés, l’enrichissement des gagneurs sur un lit de ruines, les mensonges prétextes aux guerres d’Irak, les pertes d’autonomie, de convivialité et de perspectives des écrasés sous la charge multipliée du système, le désespoir devant le sort réservé aux vieux et aux exclus comme chosifiés sitôt passé une frontière invisible ou la porte d‘un « EHPAD« , les pénuries croissantes des médicaments essentiels, puis la crise sanitaire de la Covid 19 sortie des écosystèmes dévastés sous la croissance marchande, la crise écologique globale enfin révélée, etc., ont mis en relief l’organisation d’une impuissance à assurer les services du bien commun et à produire le nécessaire, même en cas de crise aiguë. Là, il faut s’arrêter un instant pour admirer l’incapacité à décider, agir et produire quand il s’agit de sauver ; tandis que, pour dévaster les campagnes ou pour la guerre, l’inventivité et la volonté ne manquent pas.

Progressistes, élites, gauche intelligente, gestionnaires de fortune… ont laissé un champ de ruines derrière eux, mais aussi une traîne de nouveaux super-riches qui sont autant de handicaps, et de dégradeurs surpuissants. On comprend mieux pourquoi il leur fallait évacuer les lanceurs de l’alerte écologiste.

Covid 19 : un missile intercontinental à charge virale s’abat sur l’écosystème Français de la santé ?

https://www.andese.org/andese/messages-du-president/470-covid-19-un-missile-intercontinental-a-charge-virale-s-abat-sur-l-ecosysteme-francais-de-la-sante.html

Cette « croissance marchande » interdisant tout développement mesuré pour imposer le pire correspondait trop au renforcement du capitalisme de Plan en Plan. La programmation du saccage des vies de la plupart et du bien commun ne pouvait être le fruit du hasard. Était-ce une retombée de la plus spectaculaire stimulation du néocapitalisme, donc de la croissance marchande, en Europe : le Plan Marshall et sa propagande massive, ses expositions itinérantes vantant l’american way of life, sa promotion de toutes les dérégulations, ses différentes intrusions et ingérences, ses commissions, ses « missions de productivité » *, etc. ? Nous aurons plus tard – trop tard évidemment – confirmation de ce qui n’était encore que suspicions. L’autogestion n’était-elle donc qu’un rideau de fumée pour masquer les accointances aux lobbies ? Nous n’étions pas seuls à commencer à deviner la supercherie. Dans son dernier numéro paru au printemps 1975, Survivre et Vivre, qui n’avait rien su de l’échange avec les élites du PSU et leurs lobbyistes, avait suffisamment expérimenté pour faire une analyse sur ces discours mensongers : « L’autogestion (…) est un mot qu’utilisent le PS et les Réformateurs, gens dont on peut penser qu’ils réprimeraient avec une certaine énergie un mouvement ouvrier qui voudrait réaliser le pouvoir des Conseils« . Réprimer, ils le faisaient déjà, mais de façon si dissimulée que Survivre et Vivre n’avait encore rien vu.

* près de 500 voyages de plusieurs semaines de formation aux USA, des milliers de « pèlerins » attentifs pour constituer une force au service de la rationalisation productiviste.

Une plongée plus profonde dans les prémices du néocapitalisme, révèle la relation avec le système de la marchandise pensé pour faire régresser les citoyens éveillés au stade de consommateurs assujettis. C’est l’aliénation de masse développée dans les années vingt grâce aux riches contributions de Walter Lippmann et Edward Bernays (respectivement : La fabrique du consentement en 1922, et Propaganda en 1928). « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. Nous sommes gouvernés, nos esprits sont modelés, nos goûts sont formés et nos idées sont suggérées, en grande partie par des hommes dont nous n’avons jamais entendu parler. Ce sont eux qui tirent les fils qui contrôlent l’esprit public.« , Propaganda. Cette seule péroraison dévoile la parenté entre deux branches de la manipulation de masse : la fabrique du consentement et la fabrique du doute ; celle-ci étant systématiquement employée pour affaiblir les alertes et la valeur des innovations insuffisamment profitables pour la caste dirigeante.

Dès la Ford T (« la voiture pour tous« ) et la campagne de promotion des oeufs au bacon, devenus le modèle du petit-déjeuner américain, le consumérisme est devenu le plus puissant levier de la manipulation de masse. La réduction des producteurs et des distributeurs (paysans, artisans, commerçants), et la concentration dans des grandes surfaces faisaient partie du plan. Elles ont permis une réduction drastique des rencontres, des échanges, des interactions de tous ordres qui font la cohésion d’une société et entretiennent sa réactivité. C’est ce processus dégénératif qui a trouvé son plein épanouissement dans les « centres commerciaux » devenus lieux de promenade d’une société désocialisée. Avec leur injonction de la croissance marchande, Rocard et ses amis du PSU attestaient du détournement de la gauche devenue une « fabrique du consentement » par l’aliénation consumériste dissimulée sous le maquillage du progrès, voire de l’émancipation ! La découverte du rôle précoce de Michel Bosquet, alias Gorz, dans le développement de la « grande distribution » des ruines sociales et écologiques viendra confirmer ce premier constat. Nous y reviendrons. Plus tard, un certain déclarera que le PSU rocardien était dans « une démarche de contestation radicale » ! Il est vrai qu’il s’agit de Jacques Delors, l’ex-conseiller productiviste du Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas (1969-1972), celui-là même qui s’est inscrit dans « une démarche économico-sociale » répondant à « un impératif économique d’une économie en mutation rapide » (Jacques Delors. L’unité d’un homme. Entretiens avec Dominique Wolton, Odile Jacob 1994, pages 24 et 29). Le jargon ne suffit pas à cacher l’intention. On comprend très bien de quoi il s’agit. Nous en avons maintenant le résultat sous les yeux : un effondrement global.

L’extinction des lucioles

Avec la note (3), nous avons vu que Jacques Delors avait animé les cahiers Citoyen 60 et les clubs du même nom. Des clubs qui, comme le Club Jean Moulin, le Club des Jacobins et quelques autres, avaient tenu un grand rôle dans le réformisme qui conduira les socialistes vers l’ultralibéralisme (Troisième Voie) et la mondialisation du capitalisme, comme une préfiguration de la Fondation Saint-Simon :

« Les clubs des années soixante ont fourni à l’ensemble de la classe politique française les grands thèmes qui tournaient autour de l’adaptation de la France à la donne mondiale (…) les clubs ont influencé autant la pensée des socialistes au pouvoir, une fois qu’ils y étaient, que les positions politiques de tous ceux qui, dans les autres partis, sont responsables et soucieux d’adapter la France à son temps. (…) Ce n’était pas une mince fierté pour nous tous. C’est la différence entre le concepteur et l’architecte. Les clubs ont été des concepteurs*, les architectes sont venus après et ont pris les idées des concepteurs.« , Jacques Delors. L’unité d’un homme, page 30). Tous clubs et cercles prétendant hautement à la compétence, mais à celle issue du XIXème siècle européen conquérant, ignorante des conséquences pour une « nature » toujours perçue comme inépuisable. Clubs et cercles, puis fondations, tous figés, insensibles aux signes et aux alertes venant de la base, sans empathie, voulant tout ignorer de l’économie du vivant, fermés à l’essentiel du bien commun, donc fondamentalement incompétents et dangereux.

* Remarquable. Jacques Delors y associe le Commissariat général au Plan (il en était), une source des déstructurations économiques, sociales et écologiques nécessaires à « l’adaptation de la France à la donne mondiale« . Bien entendu, Delors a été un pilier du Club Jean Moulin dès 1962.

C’est bien ce même Jacques Delors dont nous apprendrons plus tard, bien tard, trop tard, son activité fébrile dans le dos des écologistes, entre la fin des années 1960 et les années 1970. Plus tard encore, nous apprendrons aussi son intimité avec François Ceyrac, le patron des patrons français de 1972 à 1981. Un conservateur bon teint venu de l’UIMM, l’Union des Industries Métallurgiques et Minières ; un lobby très intéressé au développement du ferroviaire à grande vitesse et à ses très importants besoins en maintenance et en renouvellement de matériels, et dont on peut penser qu’il était moins séduit par les économes Aérotrains. Témoignage de la proximité de Jacques Delors avec le patron des patrons : en 1973, François Ceyrac sera témoin au mariage de Martine Delors, la fille de Jacques, future Aubry. Par exemple ! Mais Delors n’était pas seul « invisible » à grouiller derrière nous. Jacques Delors et les journaux, cercles, clubs auxquels il participait, ou citait en référence, constituaient le courant mendésiste que l’on a déjà croisé *. C’est celui-ci qui, fondu avec d’autres tout aussi dissimulés derrière le peuple et le bien commun, allait se baptiser faussement « Deuxième Gauche« .

* de Mendès-France, l’homme du bol de lait quotidien dans les écoles, mais aussi du productivisme et de la bombe atomique française (décembre 1954).

Pierre Grémion est un homme très informé puisqu’il est un ex-collaborateur de Michel Crozier, l’un et l’autre anciens du Congrès pour la Liberté de la Culture (CCF : Congress for Cultural Freedom) présidé par Denis Rougemont. Or, c’est lui – Pierre Grémion – qui a entrouvert le rideau sur les manœuvres auxquelles participaient tous ces gens dès la fin des années soixante… « Cette résistance partagée à la Nouvelle Gauche resserre ainsi les réseaux universitaires aroniens et les réseaux mendésistes, qui ont divergé jusqu’alors. » (Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris 1950-1975, Fayard 1995, page 577). Toujours d’après Grémion, c’est Norman Podhoretz, futur neocon au service de George Walker Bush qui, en 1967, a lancé la réaction contre la nouvelle gauche (pages 520, 521, 522). Podhoretz, « the conductor of the neocon orchestra » éditeur et rédacteur en chef de la très influente Commentary depuis 1960 – revue de l’American Jewish Committee dont Irving Kristol était lui aussi très proche. Norman Podhoretz était viscéralement hostile à la counter-culture. Un pur réactionnaire. Voire pire…

Quel cocktail ! Entre bonne droite ultra-libérale et gauche autogestionnaire, les écologistes et leurs proches avaient affaire à forte partie !

Un resserrement entre aroniens et mendésistes *, et non pas un commencement ! Un resserrement qui, dit Grémion, s’est fait en 1970 avec la création de la revue Contrepoint. Celle-ci était déjà composée de « Deux milieux, deux entourages (…) vont entrer en résistance pour définir l’originalité de la revue : celui de Raymond Aron (d’anciens intellectuels communistes) et celui de Raoul Girardet. (…) Le second groupe est celui d’intellectuels de droite rescapés, quant à eux, de l’engagement en faveur de l’Algérie française (…) », Grémion page 572. On note que 1970 est l’année indiquée par Bernard Charbonneau comme point de départ de la récupération environnementaliste. Une année décisive pour toutes les réactions.

* ceux qui s’affairaient dans le dos des écologistes, en particulier Jacques Delors et Michel Rocard que nous n’allions cesser de rencontrer en travers du chemin de l’émancipation, de l’écologisation, de l’économie régulée par le vivant et des évolutions technologiques douces (pas assez gaspilleuses, pas assez rentables à leur goût).

Avec tant d‘ennemis sournois, et apparemment si différents, comment aurions-nous pu deviner ce qui se jouait ?

L’anti-nouvelle gauche était puissante et ratissait large. Elle était un développement de l’anticommunisme ; plus précisément de l’appareil de la guerre froide qui protégeait le capitalisme. C’est la revue Commentary de Norman Podhoretz, devenue une machine de guerre contre la nouvelle gauche, qui, grâce au très obligé Raymond Aron, accouchera en 1978 d’un rejeton en français : Commentaire, avec tout naturellement Norman Podhoretz et Irving Kristol pour parrains et contributeurs. Une naissance monstrueuse qui annonce celle, très proche, de la Fondation Saint-Simon. Futur inspirateur et pousse-au-crime de Ronald Reagan, on verra encore Norman Podhoretz – et son fils John – dans le sillage des Bush père et fils (comme Irving Kristol, « le stratège de George W. Bush« ). Podhoretz, celui qui avait fait glisser the Jewish Left Into the Neoconservative Right (Benjamin Balint, Public Affairs 2010), semblait avoir, dès l’université, voué une haine tenace à ses condisciples Allen Ginsberg et Jack Kerouac qu’il allait retrouver dans la nouvelle gauche et la counterculture. « (…) He saw in its sensibility only a « nihilistic assault » that « terrorized » all standards and values (…) Commentary furiously attacked on every front, pursuing a roll call of targets. It struck out sharply, in a defiantly provocative style, critisizing every strand of sixties radicalism : its political, cultural, educational, social, artistic, and foreign policy ideas and attitudes, its institutional structures, and its literary and intellectual heroes – the New Leftists, Black Panthers, Women’s Liberation, educational theorists, « literary revolutionism » and others « new age » notions like ecology and population control, student unrest (…) » etc. Norman Podhoretz and Commentary magazine : the rise and fall of the néo-cons, Nathan Abrams, 2010.

C’est donc Norman Podhoretz qui, en 1967, lança « une réévaluation de l’anticommunisme de gauche » en portant, le premier, le fer contre the New Left qu’il désignait comme « the movement« . Par ailleurs, un bond qualificatif ! Puis, épouvantés par les mouvements de 1968, ce sont des dirigeants du CCF, le Congrès pour la Liberté de la Culture, dont Irving Kristol, qui appelèrent au combat « contre la menace représentée par la montée en puissance internationale de la New Left« , bientôt suivis par un autre poids lourd du CCF : Raymond Aron (Pierre Grémion, pages 520, 521, 522 et 527). La « nouvelle guerre froide » était lancée, cette fois contre le mouvement de l’émancipation et de l’ouverture sensible au vivant. Peu après, en France, sous l’égide du CCF, allait être réuni un sacré collège consacré à l’alerte écologiste – pour l’entraver. Les défenseurs de la biosphère étaient ciblés au plus haut niveau ! Cela explique toute la suite jusqu’à aujourd’hui.

Il faut aussi remarquer que la plupart de ces distingués intellectuels « anticommunistes » avaient si peu le sens des nuances qu’ils pouvaient confondre la nouvelle gauche écologiste, féministe, antiraciste, libertaire, etc. avec… les gauchistes !

Comme le dévoile le parcours d’un Jacques Delors et le témoignage de Pierre Grémion, en fait de renouveau politique inspiré des prises de conscience des années cinquante et soixante, tout en faisant semblant du contraire, le PSU de Rocard et sa nébuleuse de groupuscules partageaient, au moins, l’aversion de l’orchestre des néocons* pour la nouvelle gauche. Jacques Delors, Michel Rocard et ses fidèles s’inscrivaient dans la ligne des Plans technocratiques qui déstructuraient à tout-va depuis les premiers mois de cette 5ème République qui n’était pas issue d’un coup d‘État militaire pour le seul panache **. Une république qui s’était, soudain, montrée très pressée de rejoindre le front de l’armée prédatrice des biens communs : la globalisation capitaliste (« Plan de stabilisation Pinay-Rueff » dès septembre 58, puis « Comité d’experts pour la suppression des obstacles à l’expansion économique » en 59 – l’un et l’autre, productions du Commissariat général au Plan où l’on vient de croiser Jacques Delors (celui qui rôdait autour des écologistes). Le PSU de la croissance marchande n’était donc qu’un Cheval de Troie, une falsification pour détourner les énergies alternatives et manipuler la mémoire du mouvement social sur le long terme.

* souvent soutiens de la colonisation sioniste (Podhoretz en tête).

** 13 mai 1958 à Alger, et 24 mai 1958 : l’Opération putschiste Résurrection lancée sur la Corse. Ci-dessous, démonstration à Ajaccio :

On le devine, mais mieux vaut le dire : l’aliénation consumériste s’accompagne d’une déculturation – une déculturation radicale. C’est particulièrement la culture du bien commun, celle de l’ouverture sur les autres et de la solidarité, donc celle de la valeur d’usage et de la mesure, de l’économie (l’inverse du gaspillage) comme vertu… qui régresse sous les encouragements propagandistes. C’est bien ainsi que ceux-ci ont été pensés et développés, pour « coloniser les esprits« , pour que les citoyens perdent l’esprit critique dans la course au niveau de vie par la consommation de masse. Dans ce but, tous les moyens furent utilisés :

Entre les années trente et cinquante, la Parade du Progrès qui sillonna les États-Unis pour stimuler la consommation. La fabrication de l’American Way of Life.

http://www.motorwayamerica.com/content/gm-parade-progress-futurliner-film-discovered

La « colonisation des esprits » est, en quelque sorte, la technique douce de la domination. La plupart ne s’aperçoivent même pas qu’ils sont roulés dans la farine, ou ne croient pas ceux qui tentent de les réveiller. Mais que l’on se rassure, Lippmann et Bernays n’ont pas ramolli le bras de la domination. Bien au contraire, ils l’ont musclé davantage. Ainsi, après beaucoup d’autres démonstrations, le déluge de désinformation déclenché par Bernays pour la United Fruit Company a permis à la CIA d’Allen Dulles d’instaurer une dictature sanglante au Guatemala.

Avec cet éclairage, on comprend mieux la mobilisation qui a poussé au développement de la « grande distribution » hors de tout contrôle. Les « supers-hypers » ont permis de franchir un nouveau seuil. Avec l’engouement pour ce genre d’exploitation de la crédulité, on peut même parler de bascule dans l’abrutissement. En tous cas : de bascule dans l’inconscience du bien commun au point de le négliger, puis de détruire avec acharnement ce qui subsiste encore. À cet égard, l’exemple de la cité médiévale de Bourgogne évoqué plus haut est parlant : en moins de 30 ans, elle est passée de la résistance à l’implantation d’un magasin de la « grande distribution » aux prières pour en obtenir davantage :

1960 2018 – Eau, têtes de bassin versant, biodiversité, patrimoine, etc., plus de 50 ans d’une destruction exemplaire du bien commun

Le dévoilement imprudent de Michel Rocard et de ses complices du PSU, et le système qu’il nous découvrait, annonçaient une aggravation de la dégradation générale, à commencer par celle des interrelations qui font la société, donc une perte de contrôle de l’environnement, même immédiat. Le système de la croissance marchande était si sympathique, si constructif ! Bientôt, nous n’allions plus pouvoir protéger l’essentiel et nous allions devenir les témoins impuissants des dérives anti-démocratiques et anti-écologiques que nous avions voulu éviter, et de la montée des malversations induites. La plupart des désastres à venir étaient inscrits dans l’aveu et l’attitude du bureau de ce PSU que nous avions cru proche, et qui se révélait n’être qu’un attrape-nigauds.

Mais à l’époque de l’aveu du culte de la croissance marchande par le PSU, nous n’avions aucun élément pour faire le rapprochement entre nos adversaires révélés et le système des supermarchés. Cela nous aurait permis de mieux apprécier encore cette croissance marchande, en révélant l’étendue des spoliations qui l’accompagnaient ! Car cela n’était pas seulement une volonté de stimuler davantage la consommation, mais aussi la stratégie de trusts déjà constitués pour conquérir les marchés au détriment de la multitude des « petits » producteurs, artisans, commerçants. C’était une guerre économique pour concentrer le capital, donc en dépossédant et ruinant une grande partie des populations.

Un coup génial, cette « grande distribution« , puisqu’elle réunit deux des moyens les plus puissants de l’aliénation : la consommation de masse et l’automobile obligée pour accéder aux temples de la nouvelle religion réglée sur la marchandise – le « niveau de vie« , avec son cortège de courbes de croissance amputées des critères essentiels. Et ce système faisait déjà plus de victimes (toute la vie) en répandant partout la laideur (l’une de ses principales signatures). En février 1975, Pasolini publie, dans le Corriere della Sera, un article où il fait le parallèle entre la disparition des lucioles, des abeilles, des papillons à cause des pollutions, et la montée en puissance du nouveau totalitarisme. Il s’apprêtait justement à faire de nouvelles révélations sur le rôle de ce système dans l’assassinat d’Enrico Mattei en 1962, de ceux qui ont été tués ensuite (le journaliste Mauro di Mauro qui enquêtait à la demande de Francesco Rossi (L’affaire Mattei, 1972), tel le juge Pietro Scaglione (en 1971), et, d’une façon générale dans la « stratégie de la tension » des « années de plomb« . Moins de deux ans après l’injonction de Rocard et du PSU, le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini allait être massacré par les tueurs de ce même système (voir la note 24).

Des dizaines d’années plus tard, certains (à priori critiques) se demanderont encore comment se débarrasser du système de la croissance marchande et par quoi le remplacer ! De la sorte, ils confirmeront que cette aberration avait valeur de dogme depuis très longtemps. Dans les années soixante-dix et, déjà, dans les années 1960 avec le soutien à la « grande distribution » (de droite à gauche), ses croyants n’avaient aucun souci du contexte, de son prix pour tous et le vivant. Pire, de sombres calculs politiciens misaient sur la ruine de très importantes parties de la société (en quantité et en utilité pour tous) au profit du capitalisme : 

« en 1973, deux cent vingt sept hypermarchés sortent de terre » dans « une joyeuse anarchie« 

(La grande distribution. Enquête sur une corruption à la française, Jean Bothorel et Philippe Sassier, Bourin éditeur 2005, page 38).

227 mégamachines à aggraver la politique des « prix bas« , tuer le commerce familial, coopératif, de proximité, et à assujettir et pressurer les producteurs, tout en réduisant drastiquement la diversité, etc. ! En 1973 ! Un oligopole fabriqué par la finance, un système prédateur complémentaire de l’assujettissement salarial se mettait en place à marche forcée. Employé et consommateur, l’individu décommunautarisé devait rester nu et sans force, à la merci des exploiteurs.

Quelques années plus tôt, comme pour illustrer l’avertissement de Pier Paolo Pasolini, Édouard Leclerc pouvait développer sa conception de la civilisation dans les colonnes de l’un des journaux de ses protecteurs :

« Il ne s’agit pas d’attaquer la boulangerie, mais l’ensemble des fabrications artisanales et qui veulent le rester à tout prix… Quant aux 40 000 boulangers, pourquoi voulez-vous les retenir dans un travail qui peut être mieux fait à l’échelle industrielle, mieux vaut libérer les énergies humaines pour d’autres conquêtes… Le bâtiment et la route manquent d’hommes. Je crois qu’on sortirait les boulangers de leur pétrin en leur apprenant, par exemple, à conduire un bulldozer » (Nouvel Observateur 1966). Il devait puiser cette riche inspiration aux meilleures sources, dans la « Révolution Verte » qui ravageait les campagnes sous la houlette des planificateurs du capitalisme le plus avide :

« Dans le secteur agricole, le mécanisme des prix devra presque en permanence repousser vers les activités industrielles les éléments de main-d’œuvre agricole en excédent. Son action à sens unique tendra constamment à définir les revenus agricoles pour les maintenir au-dessous des revenus industriels (…) Ainsi le mécanisme des prix ne remplira son office dans le secteur agricole qu’en infligeant aux agriculteurs, presque en permanence, un niveau de vie sensiblement inférieur à celui des autres catégories de travailleurs.« ,

source Philippe Desbrosses, Le Krach alimentaire – Nous redeviendrons paysans, éditions du Rocher 1988. Également dans le Rapport Général de la Commission des Finances, du Contrôle budgétaire et des Comptes économiques de la Nation sur le projet de loi de finances pour 1970, adopté par l’Assemblée nationale, page 40, où est cité le rapport Rueff-Armand, concernant le « délestage » du secteur agricole :

PREMIÈRE PARTIE. BILAN ÉCONOMIQUE ET FINANCIER D’UNE DÉCENNIE

IV. — Les revenus : agriculteurs, salariés, artisans et commerçants (https://www.senat.fr/rap/1969-1970/i1969_1970_0056_01.pdf)

Et, le même Édouard Leclerc, de se répandre partout (dans des media étonnamment coopérants) en martelant qu’il fallait « suivre l’évolution actuelle » (?), « car il est impossible de vivre aujourd’hui comme on vivait au Moyen-Âge« . Démonstration implacable censée justifier la construction des usines à vendre tout et n’importe quoi, et produire n’importe comment. Un penseur ! Un visionnaire diront les commentateurs politiques. Visionnaire comme Jacques Delors qui, nous l’avons vu, chantera aussi l’adaptation à « l’évolution actuelle » : « Les clubs des années soixante ont fourni (…) les grands thèmes qui tournaient autour de l’adaptation de la France à la donne mondiale (…) adapter la France à son temps« . La même chanson entonnée en choeur dans le même milieu. « The gospel of technological progress » ironisait Rachel Carson.

Cinquante ans plus tard, le fils d’Édouard poursuivra ce bel effort en commercialisant la baguette à 29 centimes. Le fils, c’est-à-dire l’entriste introduit partout par Michel Bosquet/Gorz ; jusque chez les Amis de la Terre et à l’Union Fédérale des Consommateurs !

Entre-temps, à partir de l’arrivée de Mitterrand à l’Elysée, c’est la curée. La « grande distribution » multiplie les manœuvres de séduction… « « (..)la grande distribution va créer le club des pionniers de Marbella où elle reçoit des personnalités du monde politique ; Raymond Barre, Michel Rocard, Jacques Delors notamment se rendront à Marbella. » Tandis que la grande distribution découvre les vertus du lobbying, la gauche découvre le pactole. (…) »

« Entre 1981 et 1988, le nombre des hypermarchés va doubler. Les socialistes vont très vite comprendre que la « grande distribution » est leur meilleur allié pour enrayer l’inflation. Ils savaient, de surcroît, que les commerçants, les artisans, les petits producteurs, dans leur immense majorité, ne leur apportaient pas leurs suffrages (…) Il y avait, pour reprendre le vocabulaire marxiste, une « alliance objective » entre la gauche et la « grande distribution », page 47.

Le « club des pionniers de Marbella » ou « Académie des pionniers de Marbella » est un lobby de la « grande distribution » actif depuis 1966 (https://data.bnf.fr/13171859/pionniers_de_marbella/). Dès cette époque, des parlementaires, des fonctionnaires, des syndicalistes, des personnalités médiatiques, sont invités au soleil. Foie gras, langouste et vins réputés dès l’avion (témoignage d’Edgar Morin). Grands hôtels, paquebots, pince-fesses, farniente et soupers fins…

Raymond Barre, Michel Rocard, Jacques Delors… Où, devenus « personnalités » incontournables, l’on retrouve les hommes-liges de la manipulation néocapitaliste depuis les années cinquante. Dommage que Jean Bothorel et Philippe Sassier n’aient pas examiné aussi attentivement la vingtaine d’années précédente, car chacun comprend bien que les prémices de cette parfaite entente remontent à loin, au moins au renfort offert à la « grande distribution » par Michel Bosquet-Gorz et les futurs « Deuxième Gauche » du début des années soixante – avec toujours, en fond de tableau l’ombre de Denis de Rougemont et des commanditaires du CCF, le Congrès pour la Liberté de la Culture. Ils auraient donc pu souligner la relation avec la « troisième voie » mendésiste et la politique néocapitaliste mise en oeuvre dès le début de la Cinquième République (Plan Pinay-Rueff, Circulaire Fontanet, et toutes stratégies déstructuratrices, dont le levier des « prix bas » tant vantés, pour arracher des hommes à leur terre, à leurs métiers, à leurs communautés…). Et, peut-être, là aussi la relation avec le Plan Marshall et ses séminaires productivistes :

« (…) ce sont surtout les séminaires sur « les méthodes marchandes modernes » organisés à Dayton à partir de 1957 par la National Cash Register Compagny (NCRC), premier fabricant mondial de caisses enregistreuses, qui ont le plus profondément influencé les professionnels de la distribution. Les cours de Bernardo Trujillo ont eu valeur de révélation pour les nombreux pèlerins de la distribution, dont 2 347 Français entre 1957 et 1965. Convaincu que distribution de masse et production de masse sont indispensables l’une à l’autre, il explique les avantages de la grande surface, du libre-service et du discount, en martelant des formules chocs (« no parking, no business », « des îlots de pertes dans un océan de profits », « empilez haut et vendez bas ») qui restent gravées dans les esprits. Tous en reviennent persuadés que « l’oracle de Dayton » dessine les voies de l’avenir (…) », Eugène Thil, Les Inventeurs du commerce moderne, Paris, Arthaud, 1966.

Rapporté dans Consommation de masse et grande distribution, une révolution permanente (1957-2005), par Jean-Claude Daumas dans Vingtième siècle. Revue d’histoire 2006.

Et puis : « (…) C’est l’inadéquation des structures « aval » du commerce de détail, caractérisées par le nombre élevé d’intermédiaires (souvent sans grande envergure) et de détaillants, fréquemment spécialisés, qui a rendu nécessaire, en France, le recours momentané à l’expérience américaine, pour imposer ce type de commerce aux consommateurs (demandeurs) et aux pouvoirs publics (hostiles aux « grandes surfaces jusqu’à l’orée des années 1960, sauf en matière fiscale). Aussi les commerçants français sont-ils venus aux États-Unis entre 1948 et 1957 chercher ce qui leur manquait le plus : des savoir-faire bien rodés en matière de formules (self-service, supermarché) et d’animation commerciales (showmanship), pour les accommoder ensuite à leurs savoir-faire. (…) »

Ça, c’est encore de l’Edouard Leclerc, le chouchou des intellectuels de gauche. On voit très bien l’influence du grand capitalisme étasunien et la stratégie de conquête derrière la poudre aux yeux.

L’influence du « modèle américain » sur la filière alimentaire en France après la deuxième guerre mondiale. Article tiré de 18ème Congrès international des sciences historiques tenu à Montréal du 27 août au 3 septembre 1995, Actes, rapports résumés et présentation des tables rondes, Claude Morin (dir.), Comité international des sciences historiques, 1995.

Remarquable, l’adhésion de « socialistes » à ce modèle d’exploitation surmultipliée – et d’arasement de la diversité (au contraire de la voie coopérative privilégiée avant la main-mise capitaliste sur les instances dirigeantes socialistes) ! Il semblerait que la « grande distribution » détruit 3 emplois dans le commerce familial, coopératif, traditionnel, quand elle en crée 1 (source Franck Gintrand, « Institut des Territoires » 2019). On peut parier que la destruction avait été beaucoup plus considérable dans les années 1960/70. Et, comme l’a soufflé le penseur Édouard Leclerc en 66, en ne proposant que des emplois salariés souvent dégradés et émasculés de toute représentation syndicale, là où il y avait des autonomies inscrites dans les communautés de villages et de quartiers, et des métiers fiers de leur utilité sociale.

Remarquable, l’omerta entretenue sur ce divorce d’avec l’intérêt des populations.

Pas étonnant qu’il y ait eu tant de monde mobilisé pour faire taire les écologistes et les remplacer. Pas étonnant que l’alerte contre les emballages jetables ait été si vivement empêchée !

tract de l’alerte empêchée en 1971

Entre les années soixante et les années soixante-dix, les partisans de la croissance de la marchandise se sont employés à contrer le retour de l’intelligence du bien commun. Gauchistes, « socialistes » mutants et bons capitalistes, tous voulaient en finir avec ce que nous incarnions – nous : Fournier, Cavanna et leurs amis, Survivre et Vivre, la Semaine de la Terre, Maisons Paysannes de France, Pollution-Non, les écologistes de Caen… La circulation libre de l’information, la régulation de l’activité économique et du « progrès » par les populations et la nature (et, justement, la dénonciation de l’opposition culturenature), la reconversion industrielle, l’émancipation, la démocratie libérée des prédateurs, de leurs névroses dominatrices et des capitalisations qui la détournent et l’anéantissent, la défense du bien commun jusqu’au développement du collectif, etc. Partageant la même culture mécaniste et dominatrice – impérialiste -, gauchistes et capitalistes vomissaient littéralement toute évocation du vivant et de ses dynamiques. Et plus encore les propositions d’évolution qui, si elles avaient été suivies, auraient permis d’éviter les effondrements collectionnés cinquante ans plus tard. Évidemment, puisque cela venait contrarier leurs plans de pouvoir capitalisé et de « progrès » productivistes. Inconscients des implications de leur action (?) ou parfaitement professionnels, alliés objectifs ou agents, ils servaient le système que nous identifiions de mieux en mieux (en partie grâce à leurs manoeuvres) : la mondialisation marchande. À l’époque, après avoir constaté la sottise des maoïstes de la Gauche Prolétarienne et une collusion objective entre eux et le pouvoir, Guy Debord se demandait s’il n’y avait pas collusion subjective (lettre à Gianfranco Sanguinetti, 1er juin 1970). Après plusieurs expériences aussi étranges que cuisantes avec ce machin, et bien avant de pouvoir nourrir plus de soupçons, les écologistes se poseront la même question.

Des réponses étaient données en 1986, mais cela n’a pas arrêté l’imposture

Depuis qu’elles existent, et c’est ainsi qu’elles se sont constituées, ainsi qu’elles se maintiennent, les forces du pouvoir et de l’argent utilisent les moyens les plus perfides pour anéantir les alertes, les résistances, les projets alternatifs. Au début des années 1970, c’était notre tour et la tâche fut facile ! « L’écologie et les écologistes étaient une proie facile puisque ceux qui la pensaient ou la vivaient la trouvaient antagoniste à la politique » (Hervé le Nestour 1981 : Ce n’est pas l’écologie qui a choisi Lalonde, c’est Lalonde qui a choisi l’écologie). Hervé le Nestour le savait d’autant mieux qu’il avait eu, en 1971, la surprise d’être littéralement démarché par un Brice Lalonde en quête d’un courant politique à coloniser. Lalonde et ceux qui l’employaient avaient fait un business plan et avaient tenté de circonvenir même une personnalité aussi peu conforme à leur monde ! Le Nestour connaissait bien le bonhomme. Après un long séjour en Amazonie colombienne sous la direction de Claude Lévi-Strauss, il avait fait une autre étude en immersion dans la Sorbonne occupée de 1968 et y avait observé maintes magouilles. Entre autres, il avait vu comment Lalonde s’y plaçait, et, avec ses amis du PSU, avait grimpé sur le strapontin local de l’UNEF. Les mêmes méthodes employées ensuite contre les écologistes – et avec les mêmes comparses. C’est sans doute ce que, une quarantaine d‘années plus tard, Christophe Bourseiller s’efforcera de décrire en parlant d’investissement : « Ils s’investissent dans ce qu’on pourrait appeler des « révolutions minuscules« .

ACG